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Parent-elles, compagne de, fille de, sœur de… : les femmes artistes au risque de la parentèle

Hannah Höch et l’ombre de Raoul Hausmann

Aurélie Arena

Résumé

Le couple atypique formé par Hannah Höch, artiste issue de la bourgeoisie thuringienne, et Raoul Hausmann, artiste et écrivain par ailleurs marié et père de famille, est un exemple édifiant des enjeux personnels et artistiques que revêt la soif de changement dadaïste au lendemain de la Première Guerre mondiale. Leur histoire est d’ailleurs chronologiquement liée au groupe, démarrant en plein conflit alors qu’émerge le futur esprit dadaïste propre à Berlin, et s’achevant l’année de la dissolution du Dada Club. Une analyse des archives Hannah Höch (HHA) conservées à la Berlinische Galerie (BG) — répertoriées et partiellement reproduites dans les trois tomes de Hannah Höch. Eine Lebenscollage (LC) — entre 1915 et 1922 nous permettra d’observer au plus près comment Höch parvint à s’intégrer dans un paysage artistique férocement masculin, tout autant grâce aux théories d’Hausmann (visant à refondre la cellule familiale et « émanciper » la femme) que malgré elles.

AWARE
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Les dadaïstes berlinois repensent, au lendemain de la Grande Guerre, l’art et la société. Dans cette perspective, la répartition des attributs de genre peine cependant à évoluer. Seule femme du groupe, Hannah Höch ne doit son acceptation très relative par les membres du Club Dada qu’à sa relation avec l’artiste et écrivain Raoul Hausmann1, par ailleurs marié à Elfriede Schaeffer et père d’une petite fille. Bercée de philosophie nietzschéenne et stirnerienne, influencée par les échanges soutenus du Dadasophe avec le cercle de Die Freie Strasse, rassemblé par Franz Jung autour du psychanalyste controversé Otto Gross, ainsi qu’avec le philosophe Salomo Friedländer2, l’activité littéraire d’Hausmann se caractérise par de nombreux essais dans lesquels repenser la société rime avec refondre sa cellule primordiale : la famille. En nous basant sur les archives Hannah Höch3 pour la période de 1915 à 1922 (la durée de leur relation), nous analyserons comment les efforts théoriques d’Hausmann furent vécus par Höch, en nous attardant sur une lettre qu’il lui adressa (et qu’elle annota) autour de la copie par Höch d’une gravure médiévale. Puis, nous recouperons la théorie aux faits en observant les effets de cette relation sur la pratique artistique contemporaine de Höch.

Hannah Höch et l’ombre de Raoul Hausmann - AWARE Artistes femmes / women artists

I. Matthieu l’évangéliste, lettre rédigée par Raoul Hausmann sur une gravure sur bois de 1915, tirée manuellement et copiée d’après un original du XVe siècle, [10.7] Berlinische Galerie, © Berlinische Galerie.

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Début mars 1918, Hausmann noircit les marges d’une gravure sur bois copiée par Höch en 1915 (année de leur rencontre) à partir d’un ars memorandi original du XVe siècle [10.7] conservé à la bibliothèque ducale de sa Gotha natale [ill. 1]. La gravure résume déjà les problématiques qui, très tôt, tiraillent le couple4. Dans une lettre du 24 août 1915 [6.28], Hausmann en conseille à Höch la reproduction à des fins marchandes. Elle choisit alors, parmi différents feuillets, de reproduire la « Quatrième image Matthieu », comme l’indique le texte abrégé courant sur le phylactère tendu entre les deux ailes de la figure centrale. L’évangéliste est représenté sous les traits d’un homme ailé, tel qu’il apparaît dans les visions d’Ézéchiel (1, 1-14) et de saint Jean (Apocalypse 4, 7-8). Afin de permettre au disciple de mémoriser le contenu de l’Évangile, autour et sur la figure centrale sont représentées des « images agissantes5 » fonctionnant tels des pictogrammes. Parfois sauvagement « découpées » (ce qui n’est pas sans évoquer l’esthétique du photomontage dadaïste pratiqué plus tard par Höch), elles sont associées à un numéro de chapitre compris entre 19 et 24. La poignée de main indique que le sujet du chapitre 19 est le mariage.

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Le Christ y répond aux Pharisiens curieux de savoir pourquoi Moïse a autorisé le divorce :

« C’est à cause de la dureté de votre coeur que Moïse vous a permis de divorcer de vos femmes ; au commencement, ce n’était pas le cas. Mais je vous le dis, celui qui renvoie sa femme, sauf pour cause d’infidélité, et qui en épouse une autre commet un adultère, et celui qui épouse une femme divorcée commet un adultère » (Matthieu, 19 : 8-9)

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Ces versets, Hausmann les analysait déjà dans une lettre du 12 novembre 1917 [9.54], comme contradictoire avec Luc, 6 : 30 et 376. Le texte qui entoure la gravure convoque extraits philosophiques et exemples7 pour légitimer sa polygamie — sous couvert d’émanciper Höch des conventions patriarcales qui l’emprisonnent :

« Voilà que tu attaques mes autres relations, certainement pas par toi-même, mais par ce qui reste en toi de ton père et ton grand-père qui te fait trouver ces ‹ rapports › insupportables — qui te déchire entre amour et haine. Si ta position sur ces relations t’était propre, au plus profond de toi-même — alors je te sacrifierais tout — mais agit bien là uniquement la dernière contrainte de la famille. »

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En somme, Hausmann lui demande : « Tue le père en toi ! », comme dans sa lettre de septembre-octobre 1916 [8.46].

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2. Hannah Höch, Frau und Saturn [Femme et Saturne], 1922, huile sur toile, 86,5 × 66,5 cm, coll. part., © droits réservés.

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En 1918, Höch a vécu deux avortements : l’un en 1916, l’autre en début d’année. Hausmann tient son père pour responsable8. Dans « Mon fils céruléen » (1917), il écrit : « Ah, le céruléen, le bien-aimé, le tant-désiré est un jour parti. Un poing furieux l’a arraché au ciel, l’a fait descendre et l’a tué. Le poing appartenait, je crois, à son grand-père » [9.4]. Une annotation de Höch résume sa position — dont nous n’avons que peu de témoignages directs mais qui s’exprime en creux avec une remarquable constance : « Quand je me donne entièrement à un être […] — je dois exiger — quand je me donne tout entière — un être entier pour moi — et non un morceau d’être ». À ses yeux, le coupable est plutôt Hausmann : en 1922, dans Femme et Saturne, elle se représente au premier plan serrant un nouveau-né contre son sein, tandis que derrière eux menace un dieu dévoreur d’enfants sous les traits d’Hausmann [ill. 2]. Ces traumatismes jetteront leur ombre sur la création picturale höchienne de l’entre-deux-guerres : dans Deux têtes (pont imaginaire), un couple se fait face dont la femme n’a littéralement que l’enfant à la bouche ; dans Paysage symbolique III, deux enfants sortent du ventre d’une femme inconsciente9

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Les tensions qui résultent de leurs positions antagonistes se traduisent par un jeu d’ombre et de lumière, le rôle d’Hausmann dans la carrière et le développement artistiques de Höch étant ambivalent. De 1916 à 1926, elle travaille à mi-temps comme conceptrice de patrons de couture et rédactrice pour les magazines féminins d’Ullstein Verlag. Soutenue par son ancien professeur Emil Orlik, elle conçoit également des tissus pour une décoratrice berlinoise [8.7]. Financièrement indépendante, elle soutient Hausmann qui viendra s’installer dans son appartement-atelier de la Büsingstraße en juin 1919. L’historien de l’art Heinz Ohff, à partir des entretiens menés avec Höch, note :

« […] elle nourrissait Hausmann qui, en retour, la tyrannisait. Les dernières années, elle ne pouvait peindre qu’en secret, dans son dos […]. Quand elle l’entendait monter les 108 marches à travers la porte entr’ouverte, elle abandonnait son travail10. »

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Pourtant, Höch continue de peindre, bien qu’elle expose durant sa période dadaïste essentiellement photomontages, assemblages et poupées11 (lors de la Première Foire Internationale Dada en 1920, à laquelle elle semble devoir sa participation à l’insistance d’Hausmann auprès d’organisateurs majoritairement réfractaires12), et des aquarelles abstraites (à la galerie J.B. Neumann fin avril 1919). Si l’on peut supposer qu’Hausmann facilita a minima la participation de Höch à ces expositions, ce ne fut pas sans exercer par ailleurs des pressions identitaires sur sa compagne. Au catalogue de la Première Foire Internationale sont finalement listées 6 œuvres de Höch, parmi lesquelles deux poupées dada (n°15) de « Hanna13 Höch-Hausmann », et les n019 et 20 (le photomontage Coupe au couteau de cuisine, au titre duquel une faute a aussi été commise) par « Hannchen Höch ». Si l’accolade Höch-Hausmann peut être diversement interprétée 14, le suffixe « chen » apparaît comme un diminutif au plein sens du terme. Un procédé répété dans Der Dada 2 [12.55], où sa signature sur une gravure abstraite est altérée, ou encore sur le carton d’invitation à une soirée Grotesque de 1921 [21.56] : à côté de son nom mal orthographié, Höch ajoute au crayon « Hausmann a à nouveau estropié mon nom », dénotant toute la violence et l’intentionnalité qu’elle perçoit dans cet acte (l’erreur n’est pas reproduite sur l’affiche). L’artiste est exposée, mais sous une identité instable. Hausmann considère sa participation esthétique au mouvement comme une diligente exploration de ses découvertes. Il s’attribue ainsi l’exclusive paternité du photomontage :

« […] c’est à l’occasion d’un séjour […] dans le petit hameau de Heidebrinck, que je conçus l’idée du photomontage. Dans presque toutes les maisons se trouvait, accrochée au mur, une lithographie en couleurs représentant sur un fond de caserne, l’image d’un grenadier. Pour rendre ce memento militaire plus personnel, on avait collé à la place de la tête un portrait photographique du soldat. […] De retour en septembre à Berlin, je commençais à réaliser cette vision nouvelle […] et ce furent surtout Johannes Baader et Hannah Höch qui employèrent et vulgarisèrent la nouvelle technique15. »

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Mais Höch est également présente lors de ce séjour qu’Hausmann écourte pour rejoindre son épouse Elfriede. Elle en conserve la gravure personnalisée d’un grenadier rebaptisée Les débuts du photomontage [10.90] et un cahier bleu, « livre Heidebrinck 1918 » [10.86]. Pour elle, la technique est plutôt une trouvaille collective :

« Cela se produisit, de manière assez étrange et simultanément dans un certain nombre de pays différents […]. Pour la plupart, les groupes d’artistes de ces pays n’entretenaient pas beaucoup de rapports. […] C’est pourquoi je dirais ‹ de manière assez étrange ›, le photomontage ne représentant nullement l’idée d’une seule personne ou d’un seul groupe16. »

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Sa position marginale au sein du mouvement est donc majoritairement à imputer à l’attitude de ses membres masculins. Cependant, Höch nourrit son indépendance esthétique ; Hausmann le ressent et le lui reproche dès juin 1918 [10.42]. La maintient-il pour cette raison à l’écart des manifestations dadaïstes17 ?
Entre ces deux artistes semble se jouer, sur le mode tragique, la réinvention du couple. Résistant au dogmatisme d’Hausmann, Höch est in fine beaucoup plus émancipée qu’il ne le pense. Dans les années trente, elle renoue amicalement contact et lui rend visite en compagnie de la poétesse hollandaise Til Brugman, avec laquelle elle partagea neuf années de sa vie. Höch est alors « profondément déçue » du « harem » formé par Heda Mankowiz (sa nouvelle femme) et Vera Broido avec lesquelles il vit18.
Mais lorsqu’il s’agit de résumer l’importance d’Hausmann dans sa vie, elle confie :

« Raoul Hausmann fut la première des personnes importantes qui jouèrent un rôle dans ma vie. […] De la vie, j’ai à cette époque infiniment beaucoup appris. À suivre la trace des profondeurs sans issues des pensées philosophiques. Mais aussi : à payer mon tribut à l’amour terrestre19. »

AWARE

Aurélie Arena est chargée de TD et doctorante en histoire de l’art contemporain à l’université de Strasbourg, sous la direction de Valérie da Costa. Elle explore l’utilisation des différentes techniques artistiques chez Hannah Höch, ainsi que les causes de l’éclatement matériel et plastique du champ de l’art au XXe siècle. Elle s’intéresse particulièrement aux gender studies et aux arts de la mémoire, et est également titulaire d’une maîtrise de philosophie.

1
« Mes relations personnelles avec les dadaïstes berlinois étaient limitées par l’autorité d’Hausmann », confie-t-elle dans Heinz Ohff, Hannah Höch, Berlin, Gebr. Mann, 1968, p. 18.
« Raoul Hausmann avait rendu sa vie artistique possible », dans LC I, p. 102, d’après Ohff, Was fürs Erste nicht erscheinen kann, 17.12.1967 (Heinz-Ohff-Archiv, BG).

2
Cf. Patrick Lhot, L’indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, Aix-Marseille, Presses Universitaires de Provence, coll. « Arts », 2013.

3
Conservées à la Berlinische Galerie.

4
En 1915, Höch écrit : « Car depuis le début des choses se tenaient entre nous, ça je l’ai pleinement senti, alors que je ne savais pas même comment ni quoi ; et quand je l’ai su, alors j’ai d’abord vraiment voulu ériger un mur entre nous » (Karoline Hille, Raoul Hausmann und Hannah Höch, eine berliner Dada-Geschichte, Berlin, Rowohlt, 2000, p. 76). Elle rencontre également Vera, la fille d’Hausmann : cf. l’annotation qui accompagne sa photographie [6.9].

5
Cf. Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975.

6
« Donne à toute personne qui t’adresse une demande et ne réclame pas ton bien à celui qui s’en empare » ; « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés ; pardonnez et vous serez pardonnés ».

7
Un extrait du chapitre « La Marotte » (Stirner, L’Unique et sa propriété) et l’exemple de Margot et Franz Jung, qui vivent avec Cläre Öhring.

8
En 1916 : « Et parfois je souhaiterais que tu n’aimes pas ta famille et tes frères et sœurs » [8.2] ; « Je suis tellement jaloux — Ta famille t’a eue 26 ans […] je me bats pour toi — contre ton grand-père et contre ton père. […] Je dois te libérer de l’illusion qui t’entoure depuis toute petite. Et de cela, tu m’en donnes le droit (parce que tu m’aimes) […] je peux te dire ce qui t’empêche de construire ta confiance envers moi : tes origines. Le genre de personnes comme ton père. Que tu n’es au plus profond de toi pas du tout. » [8.12]

9
1923-1926, huile sur toile, 65,5 × 72 cm, Canberra, National Gallery of Australia et 1930, huile sur toile, 70,5 × 83,5 cm, collection du Dr. Peter J. Heindlmeyer, Berlin.

10
Ohff, op. cit., p. 101-102.

11
Nous nous limitons aux expositions dadaïstes.

12
Hille, op. cit., p. 166.

13
Selon Ohff et Höch, le « h » terminal faisant de Hannah un palindrome serait à imputer
à Kurt Schwitters et non à Hausmann. Ohff, op. cit., 1968, p. 18.

14
Hille (op. cit., p. 166) y voit la vengeance ironique des organisateurs envers Hausmann, et nous, une allusion aux avortements : le double patronyme est uniquement accolé
aux poupées réalisées par Höch et qui, en légende d’une photographie illustrant la Première Foire Internationale dadaïste dans la presse étrangère, sont qualifiées comme étant
« ses deux filles qui auraient dû naître en 1927 » [13.42] [13.53].

15
Raoul Hausmann, Courrier Dada (1958), Paris, Allia, 2004, p. 42.

16
« Quelques mots sur le photomontage », initialement publié dans Stř edisko 4, n01, 1934.

17
« Je ne suis montée qu’une seule fois sur l’Olympe DADA, et certes affublée d’un couvercle de casserole et d’une crécelle pour enfants » Hannah Höch, Vortrag Düsseldorf, 1966, manuscrit de 32 pages (HHA).

18
Eberhard Roters, « Dada – Ausklang und Nachhall », dans LC II, p. 71.

19
Ohff, op. cit., 1968, p. 23.

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