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Parent-elles, compagne de, fille de, sœur de… : les femmes artistes au risque de la parentèle

La parentèle au risque de la photographie ? Amateures et professionnelles au XIXe siècle et au début du XXe siècle (France, Grande-Bretagne, États-Unis)

Thomas Galifot

Résumé

Des femmes ont joué dans l’histoire de la photographie un rôle plus important que celui concédé puis reconnu à leurs consœurs dans le domaine des beaux-arts. La réflexion sur les raisons d’un tel phénomène se prolonge ici en examinant l’incidence de l’appartenance — ou non — du mari, père ou frère au milieu photographique, sur la possibilité, pour les femmes, d’accéder à une pratique, une carrière, une reconnaissance personnelle. Les grandes lignes d’un schéma reliant trois sphères culturelles sont esquissées, en interrogeant pourquoi ce que chacune a eu de plus spécifique cristallise précisément des changements dans la manière séculaire de vivre la parentèle masculine. En apprécier les constantes et les évolutions nous fait ainsi cheminer entre amateures (britanniques) et professionnelles (françaises) avant les années 1880, pour aboutir au constat final qui questionne le potentiel émancipatoire propre au médium : parmi les praticiennes (américaines) de premier plan à avoir, à la veille de la Première Guerre mondiale, « épousé » la photographie, rares sont celles qui ne sont pas célibataires, séparées ou (bientôt) divorcées.

AWARE
1

Des femmes ont joué dans l’histoire de la photographie un rôle plus important que celui concédé puis reconnu à leurs consœurs dans le domaine des beaux-arts, comme cela est de mieux en mieux compris depuis une quarantaine d’années1. Le thème de ce colloque invite à prolonger notre réflexion sur les raisons d’un tel phénomène, concrétisée par une récente exposition sur le sujet2. Cette manifestation, la première en France à aborder la photographie des femmes avant la Première Guerre mondiale, avait notamment permis d’entamer enfin l’étude de la situation hexagonale aux XIXe et début du XXe siècles. Sa mise en parallèle avec celle des mondes britannique et nord-américain, où la pratique féminine a atteint un degré d’accomplissement incomparable, aura été aussi cruelle que stimulante.
L’enracinement de la relation des femmes à la photographie se situe dans un destin commun de cantonnement aux marges de l’art. L’idéologie des sphères séparées qui émerge au XIXe siècle réserve plus que jamais aux hommes le domaine du public, de la création et des choses de l’esprit, aux femmes celui du privé, de la reproduction et de l’imitation, des choses du cœur. C’est dans ce contexte que la nouvelle invention est officiellement proclamée en 1839. À la croisée des arts, des sciences et de l’industrie, la photographie transcende les conventions. L’apprentissage technique qu’elle requiert, comme sa pratique, ne sont réglementés par aucune structure comparable à celles qui, depuis des siècles, restreignent l’accès à la formation et aux carrières de peintres ou de sculpteurs en fonction du sexe mais aussi de la classe sociale ou de l’âge.
Au XIXe siècle, être impliquée dans une activité photographique ne signifie pas forcément être photographe. Que cette activité soit considérée à titre principal comme une source de revenu, ou plutôt comme un mode d’épanouissement créatif détaché de la nécessité de gagner sa vie (auquel renverra la notion d’amateur3), la production d’une épreuve est le résultat d’une chaîne opératoire faisant souvent collaborer plusieurs intervenants. Par le terme « photographe », nous entendrons la personne qui est au minimum l’opérateur, c’est-à-dire celle qui préside aux opérations de prise de vue.
L’ambition générale reste ici de cerner toujours mieux, à la fois la spécificité de la pratique photographique des femmes par rapport à celle des autres arts, et l’incidence de l’identité sexuelle sur cette pratique. Mais pour l’heure, il s’agira plus particulièrement d’examiner dans quelle mesure l’appartenance – ou non – du mari, père ou frère au milieu photographique, a influé sur la possibilité, pour les femmes, d’accéder à une pratique, une carrière, une reconnaissance personnelle. À défaut de pouvoir analyser en détail toutes les implications biographiques, sociologiques et juridiques soulevées par de telles questions4, nous proposons d’esquisser les grandes lignes d’un schéma reliant trois sphères culturelles, en interrogeant pourquoi ce que chacune a eu de plus spécifique, au regard du phénomène occidental, cristallise précisément des changements dans la manière séculaire de vivre la parentèle masculine. En apprécier les constantes et les évolutions avec justesse, c’est-à-dire en considérant une catégorie sociale homogène à un moment technologique donné, nous fera ainsi cheminer sur la base d’une distinction entre amateures (britanniques) et professionnelles (françaises) avant les années 1880. Nous retracerons enfin la situation au tournant du siècle, lorsque la figure de la femme photographe (américaine) devient l’incarnation par excellence du mythe de la New Woman.

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Julia Margaret Cameron, Vivien and Merlin (Illustrations to Tennyson’s Idylls of the King and Other Poems, t. 1, fol. 6 ), 1874, épreuve sur papier albuminé, 30,4 × 25,3 cm, Paris, musée d’Orsay, PHO1980-6, © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.

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Les débuts de la photographie féminine en Grande-Bretagne sont marqués du sceau de l’exceptionnalité. En 1843, Anna Atkins (1799–1871) initie la première publication illustrée par la photographie, Photographs of British Algae. Cyanotype Impressions (1843–1853)5. Membre de la Botanical Society of London dont son père, le naturaliste J. G. Children, était le vice-président, elle avait commencé à pratiquer la photographie sur papier deux ans plus tôt, sur les conseils de son inventeur anglais lui-même, W. H. Fox Talbot6. Pour son herbier, elle emploie le procédé cyanotype mis au point par le savant John Herschel, autre relation de son père. Dès la décennie suivante, les îles britanniques deviennent le berceau d’un phénomène incomparable d’amateurisme féminin. La photographie, jugée d’autant plus appropriée pour les Ladies et autres bourgeoises qu’elle suscite l’enthousiasme de la reine Victoria, vient s’ajouter à l’arsenal de loisirs féminins propices au plein air tels que l’aquarelle, la botanique ou encore l’astronomie. Même sans bénéficier du bagage d’une Atkins, le commun des filles de bonnes familles reçoit en général une éducation qui ne néglige pas la composante scientifique. Les techniques et la procédure photographiques sont certes particulièrement complexes jusqu’au tournant des années 1880, mais leur maîtrise sommaire est à la portée de toute personne raisonnablement instruite. Surtout, un apprentissage complet, qu’il soit dirigé par un membre du cercle familial ou une personnalité extérieure, n’implique en soi aucune sortie de la sphère privée où ces dames sont cantonnées. Quant au contexte requis pour pouvoir s’adonner à une pratique sérieuse, voire nourrir l’ambition de faire œuvre personnelle, tout se passe comme si, à la condition d’être en mesure de disposer du temps et de l’argent nécessaires, s’en ajoutait une autre, spécifique aux femmes : celle de ne pas compter, dans leur entourage familial immédiat, d’hommes eux-mêmes trop investis dans la photographie.
La situation des filles et sœurs de praticiens ne semble pas aussi fermée que celle des épouses, comme le laisse penser le cas de la famille galloise Dillwyn Llewelyn. Faisant le lien entre son cousin Talbot et son mari, le pionnier et inventeur John Dillwyn Llewelyn, Emma (1806–1881) est l’interlocutrice épistolaire du premier (y compris sur les questions techniques liées à son invention), mais s’épanouit dans le rôle de tireuse attitrée des négatifs du second ; sa belle-sœur Mary Dillwyn (1816–1906) et sa propre fille Thereza (1834–1926) deviennent, elles, dans les années 1850 de véritables artistes de l’objectif7. Parallèlement, de nombreux noms de femmes émergent au sein de la sociabilité photographique naissante, à la faveur des signaux accueillants lancés, par ces messieurs des sociétés et de la presse spécialisée, à l’attention de leurs « photographic sisters8 ». Il s’agit souvent de célibataires, telle Mary Emma Lynn (1813–?), qui vit avec son frère militaire lorsqu’elle participe, comme seule femme, à l’échange de photographies à l’origine du Photographic Album for the Year 1855 de la Photographic Society of London. De la même manière que, dans la sphère intime, la pratique féminine est naturellement partagée entre sœurs — par exemple Ladies Bridgeman, Lucy (1826–1858) et Lady Charlotte (1827–1858)9 –, il arrive que des fratries se constituent comme un exposant unique : « The Ladies Nevill », qui exposent en 1854 à la Photographic Society, ne sont autres que les sœurs Isabel, Caroline (1829–1887) et Henrietta Augusta (1830–1912), également connues comme « The Trio10 ».
Tout aussi significativement, rares sont les membres et exposantes mariées dont l’époux est également répertorié comme photographe. Encore faut-il souligner que les devoirs d’épouse et de mère mettent à mal, stoppent ou retardent nettement la possibilité d’une pratique suivie dans le temps, a fortiori celle d’une véritable carrière : Mary Dillwyn et sa nièce Thereza semblent toutes deux abandonner progressivement la photographie après leurs mariages respectifs. Lady Frances Jocelyn (1820–1880) ne s’y consacre qu’à partir du moment où, ses 6 enfants devenus grands, elle devient veuve à l’âge de 34 ans11 . Lady Clementina Hawarden (1822–1865), mère de 10 enfants venue à la photographie à 37 ans, ne commence à exposer à la Photographic Society qu’en 1863, deux ans avant sa mort12. Julia Margaret Cameron (1815–1879), qui aura élevé 12 enfants (dont 6 adoptés), a 48 ans en 1863 lorsque sa fille et son gendre lui offrent sa première chambre photographique13. Inutile de préciser que de tels talents, pour ne retenir que les principaux, ne peuvent éclore et être reconnus sans la tolérance et la compréhension des maris face à cette entorse de leurs épouses aux vertus d’humilité et de discrétion attendues des dames en société. Preuve de son soutien, Lord Hawarden sera promu membre de la Photographic Society en hommage à sa femme prématurément décédée. Entre les heures passées à poser [ill. 1], Charles Hay Cameron doit souvent se contenter de repas sommaires parce que les domestiques sont eux-mêmes monopolisés face à l’objectif de son épouse. Celle-ci met d’ailleurs volontiers en scène ses piètres qualités de maîtresse de maison, gage de sa nature excentrique d’artiste14. Dans ce panorama britannique, un cas doublement exotique de collaboration « égalitaire » entre époux se démarque cependant : celui de Harriet Tytler (1828–1907), seule femme britannique présente pendant le siège ayant suivi la grande mutinerie indienne de Dehli en 1857, dont le mari militaire ira jusqu’à clarifier publiquement le rôle, plutôt que se laisser attribuer à lui seul le reportage exposé, deux ans plus tard, à Calcutta15.

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Si le véritable modus operandi du tandem français Guillot-Saguez aura été plus longtemps méconnu, le voyage, propice à l’assouplissement des codes sociaux du milieu d’origine, semble décidément profiter à la photographie : Amélie Saguez (1810–1864), peintre de carrière, serait la première praticienne française de la photographie sur papier, expérimentée à Rome dès 184516. Lors de l’Exposition des produits de l’industrie de Paris en 1849, les honneurs suscités par ses épreuves n’en sont pas moins adressés à « M.M. Guillot-Sagnez (sic) » – qui deviennent « M. Guillot-Sagnez » (sic) dans le rapport du jury17. Comme en témoigne l’exemple de cette artiste, qui dès 1844 exploite un atelier de daguerréotype à Paris avec son mari le Docteur Jacques-Michel Guillot, l’exercice au féminin de la profession de photographe est attesté dès les années 1840 dans quelques grandes villes d’Europe et d’Amérique. À en croire un Anglais voyageur comme Charles Dickens, ce phénomène ajouterait pourtant, encore dans les années 1850, à l’exotisme propre à un séjour en France18. Le cas pionnier du couple Guillot-Saguez, celui d’un mari qui, tout en étant lui-même éminemment investi dans les progrès techniques du médium, fusionne son nom avec celui de sa femme19 et lui laisse le soin de manier l’appareil, doit être signalé comme rarissime. Car de la même manière que le rôle des employées en général, crucial dans l’essor commercial de la photographie, a toujours été cantonné à des tâches subalternes et/ou manuelles (réception mais aussi travaux de laboratoire, tirage, retouche, montage et coloriage), un principe semble prévaloir dans ce siècle où la structure des ateliers restera longtemps de type artisanal et familial : les épouses et filles de praticiens professionnels, ni plus ni moins bien loties en cela que leurs contemporaines britanniques de la classe des loisirs, doivent se satisfaire du statut d’assistante auprès de celui qui, d’ailleurs, leur apprend vraisemblablement lui-même le métier. L’incertitude plane, dès lors, sur le rôle exact joué par les épouses dans les ateliers exploités, quelquefois pour de simples raisons juridico-financières, sous le nom des deux époux ; celui des veuves qui poursuivent sous leur seul nom l’activité de leurs défunts maris est d’autant plus difficile à appréhender, à moins d’archives sur l’organisation des ateliers20.
Cette sorte de loi de la parentèle photographique, qui veut que pour accéder officiellement au statut d’opérateur, une femme soit en mesure d’exploiter un atelier en son nom propre, se trouve confirmée de diverses manières. De nombreuses professionnelles indépendantes n’émergent par exemple comme telles qu’une fois l’homme de leur entourage en retrait du milieu photographique. C’est le cas de filles célibataires de praticiens telles Angelina Trouillet (1831–1881) ou Sophie Macaire, actives à Paris au milieu des années 1860. C’est aussi celui, plus éloquent encore, de Laure Gouin, coloriste attitrée des daguerréotypes de son père Alexis Gouin puis de son mari Bruno Braquehais, qui ne commencera à exercer en son nom qu’à 46 ans en 1874, orpheline, et une fois déclarée la faillite de l’atelier de son époux emprisonné et bientôt décédé21. Quant aux exploitantes mariées, elles ont le plus souvent en commun de ne pas avoir de conjoint déclaré photographe. Il n’est d’ailleurs pas exclu que certaines soient séparées de fait ou de corps (le divorce, autorisé en France de 1792 à 1816, ne sera rétabli qu’en 1884). Car, de même que des veuves de non photographes ont pu trouver dans la profession leur moyen de subsistance, on sait que cette activité a attiré plusieurs femmes ayant fait le choix de quitter leur mari. D’autant plus exposées en cela aux risques déjà élevés de faillites, abus et autres escroqueries, les affaires d’Anne Marie Brochard (1844– ?) ou de Louise Rosalie Gaspard (1822– ?), fondées à Paris à la fin des années 1860, n’auront chacune duré que quelques mois ou années22. Maria Chambefort (1818–1875), mère de deux enfants en bas âge lorsque, vers 1850, elle laisse son conjoint à Mâcon, exercera même un temps comme « Melle » sous son nom d’épouse, menant une activité de daguerréotypiste itinérante en Saône-et-Loire puis dans la Loire. Établie à Roanne à fin des années 1850, son atelier sera repris par sa fille Marie quelques années avant sa mort. Cas exceptionnel enfin, Geneviève Disdéri (1817–1878) sera active pendant près de 25 ans à Brest, où elle et son époux André Adolphe Eugène Disdéri avaient fondé ensemble leur premier atelier, avant que monsieur ne devienne, au milieu des années 1850, l’un des plus célèbres photographes parisiens. Elle ouvrira elle-même en 1872 un atelier dans la capitale. Le couple était dans les faits séparé depuis au moins 1852, ce qui explique probablement le fait que Mme Disdéri soit, à notre connaissance, l’unique Française à avoir pu, tout en étant mariée à un photographe professionnel, mener une carrière indépendante.

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2. Gertrude Käsebier, Allegory. Marriage dit aussi Yoked and Muzzled [Sous le joug et muselés], 1910-1915, épreuve à la gomme bichromatée, Washington D.C., Library of Congress, © Washington D.C., Library of Congress.

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3. Anne Brigman, The Strenght of Loneliness [La Force de la solitude], 1914, épreuve gélatino-argentique, Yale, Beinecke Library (retirage postérieur pour la maquette de Songs of a Pagan, Caldwell, Id., Caxton Printers, 1949), © Beinecke Library, Yale University.

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Le deuxième âge technologique de la photographie est amorcé par la diffusion, dans les années 1880, des innovations liées au gélatino-bromure d’argent : procédés véritablement instantanés, matériel prêt à l’emploi et petits appareils portatifs signent l’entrée de la photographie dans une phase d’industrialisation. La féminisation massive de la pratique amateur est l’un des effets « mécaniques » de la popularisation du médium. Parallèlement, en Grande-Bretagne puis surtout aux États-Unis, on assiste à l’émergence de l’idéologie progressiste de la New Woman, ce mythe de la femme émancipée intellectuellement, sexuellement et économiquement23. Blanche, bourgeoise et éduquée, elle assume un mode de vie défiant les valeurs conservatrices et l’idéal féminin : elle fume, boit de l’alcool, mène une vie athlétique, remet en cause les rôles d’épouse et de mère traditionnellement assignés à son sexe. Entre art et commerce, la photographie représente plus que jamais un gage d’indépendance dans ces nouveaux choix de vie à distance de l’institution du mariage.
Fille d’une journaliste et d’un haut fonctionnaire de Washington, Frances Benjamin Johnston (1864–1952) est l’archétype de cette « Nouvelle Femme » photographe. Formée à la peinture au sein de l’Académie Julian à Paris, elle troque vite le pinceau pour l’objectif et s’impose notamment, dans les années 1890, comme portraitiste, reporter attitrée de la Maison Blanche et de la « cour » américaine, mais aussi comme première femme photojournaliste24. L’événement de l’Exposition universelle de 1904 fait rétrospectivement de Saint-Louis le carrefour de destins exemplaires pour notre propos. Les sœurs Gerhard, Emme (1872–1946) et Mayme (1876–1955), ont eu le flair d’y ouvrir l’année précédente leur atelier commun. Johnston y retrouve Mattie Edwards Hewitt (1869–1956), qui y travaille encore comme assistante dans l’atelier de son mari. Fraîchement divorcée, la seconde ira rejoindre la première en 1909 à New York où, jusqu’en 1917, elles vivront et travailleront ensemble. Jessie Tarbox Beals (1870–1942), institutrice avant de devenir, en 1902, la première femme photojournaliste employée par un journal, est l’amie de Johnston mais aussi de Hewitt, avec laquelle, à Saint-Louis, elle avait partagé une chambre noire25. Ou plus exactement son mari, qu’elle avait formé comme son assistant pour développer ses négatifs et tirer ses épreuves. Ce renversement inédit des rôles, à rapprocher du cas contemporain de Christina Broom (1863–1939), première femme photographe de la presse britannique26, constituera la dynamique de l’atelier new-yorkais du couple, fièrement proclamée comme telle en 1912 dans la presse locale27. En 1917, Beals quitte son mari avec sa fille adultérine et rejoint la bohème de Greenwich Village ; son mari obtient le divorce en 1924.
Le bouleversement des schémas traditionnels n’épargne pas le domaine de la création au temps du pictorialisme, premier mouvement artistique dans l’histoire du médium. Car pour satisfaire les mêmes rêves d’indépendance, les vocations artistiques féminines étaient vouées à transcender la dichotomie caricaturale alors en vigueur entre pratique professionnelle, d’esprit pauvrement commercial, et pratique amateur des esthètes, d’inspiration pure et élevée. Reconnu jusqu’à Paris28, le succès des Américaines dans l’alliance des ambitions artistiques et commerciales fait d’elles les hérauts d’une approche résolument moderne de la profession ; en réalité, pour nombre d’entre elles, la seule manière de persévérer suffisamment longtemps dans leurs ambitions pour être reconnues. La Photo-Secessionniste Gertrude Käsebier (1852–1934), internationalement considérée comme le modèle de la réussite artistique au féminin, avait commencé par étudier la peinture à 37 ans, une fois ses trois enfants adolescents. Sa décision en 1897 de s’établir comme photographe professionnelle est hâtée par la santé déclinante de son mari, importateur de gomme-laque d’origine allemande, qui lui reprochera de l’avoir ainsi déshonoré. L’expérience de l’artiste, qui aura en réalité presque toujours vécu séparée de son mari, lui inspirera une allégorie vitriolique du mariage [ill. 2]. Si Käsebier y assume volontiers une dimension universelle, les propos d’Anne Brigman (1869–1950), seul membre féminin de la Photo-Secession sur la côte Ouest, pointent plus explicitement la difficile articulation entre les statuts d’épouse et de créatrice. Native de Hawaii, cette Californienne formée à la peinture devient photographe autodidacte à plus de 30 ans, vers 1901, avant de bâtir sa carrière sur le nu féminin en plein air. Dans une interview parue en 1913 et intitulée « La Peur retarde les femmes », elle commente les bienfaits de sa séparation d’avec son mari, marin retraité, décidée après 16 ans de mariage afin d’« accomplir [son] destin29 ». « Mes images parlent de ma liberté d’âme, de mon affranchissement de la peur30 » : des mots qui autorisent à voir dans The Strenght of Loneliness [ill. 3] une célébration de cette récente conquête de la liberté créatrice, inatteignable selon l’auteure dans le mariage.

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À la veille de la Première Guerre mondiale, rares sont ainsi les praticiennes américaines, parmi celles à avoir imposé leur nom de leur vivant, qui ne sont pas célibataires, séparées ou (bientôt) divorcées. Ce constat ne laisse d’interroger sur l’existence d’un potentiel émancipateur propre à la photographie, 80 ans après avoir offert aux premières générations de femmes la possibilité socialement acceptable de s’épanouir indépendamment des obligations domestiques, gagner leur vie et exister individuellement dans la sphère publique. Aussi diverses qu’aient été leurs motivations, pionnières et suiveuses auront en tout cas su stratégiquement élire un médium dont la légitimité artistique était à construire et qui, pour cela, devait longtemps rester relativement vierge des enjeux patriarcaux attachés à l’institutionnalisation de la formation et de la reconnaissance. Pour le dire autrement, elles auront saisi à travers ce médium sans traditions ni maîtres l’opportunité de se dispenser, beaucoup plus facilement que leurs consœurs des beaux-arts, de l’adoubement des hommes. De là à être tentées, en ces années militantes du tournant du siècle, de se passer de ces derniers, il n’y a qu’un pas. Ayant « épousé » la photographie, elles s’adaptent aux implications séculaires de la parentèle en jetant les bases d’une organisation parallèle fondée, déjà, sur la sororité (sisterhood) : réseaux solidaires de professionnelles ou d’amateures, expositions de photographes exclusivement féminins, montée des voix de chroniqueuses et autres missionnaires élaborant un discours alternatif, encourageant les femmes à embrasser la carrière de photographe, établissant de nouvelles formes de filiation… Et les maris, pères et frères de se voir interpellés, dès 1890, jusque dans les colonnes de leur magazine sportif : « Les femmes, avec leurs appareils photographiques, outrepassent toutes les traditions, et se placent à égalité avec les hommes dans ce nouvel art qu’elles pratiquent maintenant avec tant de passion (…). C’est comme si pendant six mille ans, la femme avait nourri un talent latent qui ne pouvait s’exprimer avec le pinceau et les pigments ou le ciseau du sculpteur. (…) Nos plus grands peintres ont été des hommes ; n’avons-nous pas le droit d’attendre que nos photographes les plus célèbres soient des femmes31 ? »

AWARE

Thomas Galifot a commencé sa carrière de conservateur du patrimoine en 2007 au musée national Picasso. Il est depuis près de neuf ans en charge de la collection de photographies du musée d’Orsay, où il a réalisé plusieurs expositions et accrochages dont “Photography Not art”. Le naturalisme selon P. H. Emerson (2010), Sommeils artificiels (2011) et Félix Thiollier (2012). En 2015, il a été le commissaire de Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1919 au musée de l’Orangerie.

1
Ann Noggle, Margery Mann, Women of Photography: An Historical Survey, San Francisco, San Francisco Museum of Art, 1975 ; Margaretta K. Mitchell, Recollections: Ten Women of Photography, New York, Viking, 1979 (pour ne citer que deux des études pionnières).

2
Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1919, Paris, musée de l’Orangerie, 14 octobre 2015 – 24 janvier 2016 (premier volet d’une manifestation comprenant une autre exposition au musée d’Orsay sur la période 1920-1945). Voir Thomas Galifot, Ulrich Pohlman, Marie Robert (dir.), Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945, Paris, Musée d’Orsay/Hazan, 2015.

3
Grace Seiberling, Carolyn Bloore, Amateurs, Photography and the Mid-Victorian Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 1986.

4
Nos recherches sur les femmes photographes en France avant 1914, après avoir été prioritairement orientées vers l’exhumation des noms, des productions et des éléments de discours sur les liens entre féminité et photographie, donneront lieu prochainement à une étude plus large.

5
Larry J. Schaaf, Sun Gardens: Victorian Photograms by Anna Atkins, New York, Aperture, 1985 ; Carol Armstrong, Scenes in a Library: Reading the Photograph in the Book, 1843-1875, Cambridge, Mass., MIT, 1998.

6
En raison du thème de ce colloque, et pour des contraintes d’espace, nous avons pris le parti d’indiquer les dates de vie et de mort, lorsqu’elles sont connues, seulement pour les photographes femmes.

7
Larry J. Schaaf, Sun Pictures, Catalogue Two : Llewelyn, Maskelyne, Talbot – a Family Circle, New York, H. Kraus Jr., 1986 ; Noel Chanan, Photographer of Penllergare: a life of John Dillwyn LLewelyn, 1810-1882, Londres, Impress, 2013.

8
“London Photographic Society’s Exhibition”, British Journal of Photography, 1er fév. 1860, p. 41-42.

9
http://ladycharlottesdiaries.co.uk

10
Grace Seiberling, Carolyn Bloore, op. cit. ; Roger Taylor, Larry J. Schaaf, Impressed by Light: British Photographs from Paper Negatives, 1840–1860, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2007.

11
Isobel Crombie, “The Work and Life of Viscountess Frances Jocelyn: Private Lives”, History of Photography, vol. 22, n°1, 1998, p. 40–51.

12
Virginia Dodier, Clementina, Lady Hawarden: Studies from Life, 1857-1864, New York, Aperture, 1999.

13
Julian Cox, Colin Ford, Julia Margaret Cameron: The Complete Photographs, Los Angeles, J. Paul Getty Trust, 2003 ; Marta Weiss, Julia Margaret Cameron: Photographs to Electrify You with Delight and Startle the World, Londres, V & A Museum/Mack, 2015 ; Hélène Orain, « La Fortune critique de Julia Margaret Cameron de 1879 à 1915 », Revue de l’Art, n°193-2016/3, p. 9-16.

14
Julia Margaret Cameron, Annals of My Glass House, manuscrit autographe, Londres, Victoria and Albert Museum, collections de la Royal Photographic Society, p. 11 : “This habit of running into the dining room with my wet pictures has stained such an immense quantity of table linen with nitrate silver indelible stains that I should have been banished from any less indulgent household.” (« Cette manie que j’ai de faire irruption dans la salle à manger avec mes photographies encore humides m’a valu de tacher, de manière indélébile, un si grand nombre de nappes au nitrate d’argent, que n’importe quel autre foyer moins indulgent m’aurait chassée. »).

15
“Report of The Photographic Society of Calcutta”, Englishman (Calcutta), 31 mars 1859 : “[Robert Tytler] wished it to be understood that the full merit of his photographs did not lie with himself ; that Mrs Tytler, who is a most successful photographer, not only selected many of the subjects, but developed the pictures herself.” (« [Robert Tytler] tenait à ce que l’on sache que le mérite de ses photographies ne lui revenait pas entièrement ; que Mme Tytler, qui est une photographe fort accomplie, a non seulement choisi une grande part des sujets, mais a aussi développé elle-même les clichés. »)

16
Anne Cartier-Bresson (dir.), Éloge du négatif. Le calotype en Italie, 1841-1865, Paris, Paris Musées, 2010 ; Sylvie Aubenas et Paul-Louis Roubert (dir.), Primitifs de la photographie. Le calotype en France, 1843-1860, Paris, BnF/Gallimard, 2010.

17
Léon de Laborde, « Héliographie », septième section, Rapport du jury central sur les produits de l’agriculture et de l’industrie exposés en 1849, Paris, Impr. Nat., 1850, p. 539-540.

18
Charles Dickens, “More Work for Ladies”, Household Words, 18 sept. 1852, p. 18-19.

19
Dr Guillot-Saguez, Méthode théorique et pratique de photographie sur papier, Paris, Masson, 1847.

20
Nos travaux sur les femmes photographes françaises ont bénéficié de la générosité de Marc Durand, avant même la concrétisation de ses recherches dans De l’image fixe à l’image animée (1820-1910). Actes des notaires de Paris pour servir à l’histoire des photographes et de la photographie, Paris, Archives nationales, 2015.

21
Anne McCauley, Industrial Madness. Commercial Photography in Paris, 1848-1871, New Haven, Yale University Press, 1994, p. 149-194.

22
Dossiers des archives de la Seine AS D11 U3 9903, 10 juin 1868 et AS D11 U3 12739, 27 novembre 1869, cités par Anne McCauley, op. cit., p. 38.

23
Elizabeth Otto, Vanessa Rocco, The New Woman International: Representations in Photography and Film from the 1870s through the 1960s, Ann Arbor, the University of Michigan Press, 2011.

24
Pete Daniel, Raymond Smock, A Talent for Detail: The Photographs of Miss Frances Benjamin Johnston 1889-1910, New York, Harmony Books, 1974 ; Bettina Burch, The Woman Behind the Lens: Frances Benjamin Johnston, 1864-1952, Charlottesville, University of Virginia Press, 2000.

25
Alexander Alland, Jessie Tarbox Beals, First Woman News Photographer, New York, Camera/Graphic Press, 1978.

26
Anna Sparham (dir), Soldiers and Suffragettes: The Photography of Christina Broom, Londres/New York, Museum of London/PWP, 2015.

27
“Women are forming Novel partnerships”, The New York Sun, 18 août 1912 (on soulignera ici le sous-titre de l’article : “Mothers and Sons, Daughters and Fathers, Wifes and Husbands. Some of the Combinations. They are Found in the Professions as Well as the Ordinary Lines
of Work, and the Results are Good”).

28
Voir notre essai dans Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945, op. cit., p. 35-45 et celui de Michel Poivert dans Les Ambassadrices du progrès, Giverny, musée d’Art américain, Paris, Adam Biro, 2001, p. 38-50.

29
“Fear Retards Women, Averts Mrs. Brigman”, The San Francisco Call, 8 juin 1913.

30
Ibid.

31
Margaret Bisland, “Women and their Cameras”, Outing, vol. 17, octobre 1890, p. 38.

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