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Femmes peintres de nanga qui s’illustrèrent dans les salons de l’ère Meiji

14.11.2025 |

Kôai Takemura, Matsushima Shinkei [Scène de Matsushima], 1882, peinture à l’encre, 67,2 x 146 cm, collection: Temple Jissouji

Le système des salons et expositions, nouvellement introduit à l’ère Meiji (1868-1912), transforme profondément le mode de travail des artistes. Exposées côte à côte dans des lieux publics, les œuvres peuvent désormais être librement admirées, comparées, critiquées et évaluées par une large audience. Dès lors, le monde moderne de l’art se développe au Japon autour de ces salons. Le présent essai s’intéresse à la participation à ces expositions à l’ère Meiji des femmes peintres de style nanga (appelé aussi « école du Sud », inspirée de la peinture de lettrés chinoise), plus spécifiquement dans les deux Salons-concours de peinture japonaise, qui ont eu lieu en 1882 et 1887.

Cette manifestation, organisée par l’État et ouverte à tous et à toutes sous la forme d’un appel à candidatures, vise à faire renaître les arts propres au Japon, en déclin depuis l’ouverture du pays au monde occidental avec la restauration de Meiji : les peintres des quatre coins de l’archipel s’y inscrivirent en nombre, et les femmes ne sont pas en reste. D’après le catalogue du deuxième Salon-concours et autres documents pertinents, on dénombre au moins 58 femmes qui exposent dans les deux éditions : 34 de style nanga, 5 de l’école Kanō et 5 de l’école Maruyama-Shijō, tandis que les autres genres ne comptent pas plus de 3 artistes, démontrant la place largement majoritaire du nanga. Quant à leur origine géographique, Tokyo arrive en tête avec 17 femmes peintres qui y sont établies, suivie d’Osaka et d’Oita, qui abritent respectivement 5 et 2 artistes, les autres étant réparties du nord au sud dans les départements d’Iwate, Fukushima, Niigata, Nagano, Tochigi, Gifu, Kyoto, Ehime et Tokushima, qui chacun n’a qu’une seule représentante. On est frappé par la faible présence de Kyoto, mais aussi par le fait que les femmes s’illustrant dans le nanga ne sont pas uniquement concentrées dans les grands centres urbains comme Tokyo et Osaka, mais sont bien présentes en province, un peu partout sur le territoire.

Si on s’en tient purement aux titres des œuvres répertoriées dans le catalogue, un peu plus de la moitié de celles qui sont exposées par des femmes peintres de nanga sont des kachōga (peinture de fleurs et d’oiseaux), un peu moins de 40 % des paysages sansuiga, et le reste représente des végétaux, des insectes, des poissons ou des figures humaines. Beaucoup sont simplement intitulées Paysage ou Fleurs, ne permettant pas de connaître leur contenu précis.

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Kōai Takemura, Vue du mont Fuji depuis la rivière Fuji, 1903, peinture sur soie, rouleau suspendu, 154,5 × 85,6 cm, Musée des trésors de Sanada

Le contexte général ainsi établi, attardons-nous d’abord sur Matsushima Shinkei [Vue de Matsushima], que Kōai Takemura (1852-1915) expose au premier Salon-concours de peinture japonaise. Aujourd’hui conservée par le temple Jissōji à Kyoto, l’œuvre est précieuse en ce que l’on connaît son contenu, ainsi que ce qui précède à sa création. Matsushima est réputée pour être l’un des trois paysages naturels les plus beaux et les plus pittoresques du Japon. K. Takemura raconte l’avoir reproduit en s’inspirant de croquis réalisés lors d’un précédent voyage à Matsushima1. En effet, on sait qu’elle se déplace fréquemment dans différents sites du Japon, notamment à Kamakura et Nikkō, profitant de ces séjours pour réaliser des croquis d’observation qui lui servaient ensuite de base pour ses œuvres finales.

Nanki Dorokyō zu [Gorges de Dorokyō du pays de Nanki], œuvre de Kagai Hatano (1863-1944) exposée au deuxième Salon mais dont on a malheureusement perdu la trace depuis, est un autre exemple de paysage réalisé d’après nature. On sait que K. Hatano parcourt en 1883 les gorges situées dans l’actuel département de Wakayama, mais à l’époque ce n’est pas le site touristique que l’on connaît aujourd’hui, et il n’y a quasiment aucune infrastructure de transport permettant d’y accéder facilement. Le jour où elle a prévu de s’y rendre, la météo est loin d’être clémente, au point que son entourage lui a conseillé de faire demi-tour. Déterminée, elle brave pourtant le danger, franchissant collines escarpées et vallées, pour parvenir aux gorges de Dorokyō, où elle découvre un époustouflant paysage enveloppé de mystère2. On suppose que l’œuvre présentée par K. Hatano au Salon de 1887 est inspirée des impressions que lui a procurées cette aventure.

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Seiko Hashimoto, Paysages des quatre saisons, 1878, encre et couleur sur papier, 147,8 × 340 cm, collection de la résidence historique de la famille Nozaki, musée historique de la famille Nozaki du sel.

On retient également Sumiyoshi Shinkei [Vue de Sumiyoshi] de Seikō Hashimoto (1828 – vers 1905) présentée lors du premier Salon, en ce que son titre indique clairement un nom de lieu. Née dans le quartier central de Senba à Osaka, la jeune S. Hashimoto aurait été formée auprès de Hankō Okada (1782-1846)3, chez qui elle loge du côté de Sumiyoshi , et le tableau serait inspiré de son observation des vues réelles du quartier. Bien que plus âgée de près de deux générations que les deux précédentes artistes, on sait que S. Hashimoto effectue de nombreux voyages entre la fin du shogounat et le début des années Meiji dans les régions du Kinki et du Chūgoku (allant de Kyoto à la pointe sud de l’île principale de Honshū,) mais aussi sur les îles de Shikoku et de Kyūshū, ou encore à Atami et Tokyo, s’inspirant de chacune de ces destinations où elle aime échanger avec des lettrés.

Nous n’avons cité ici que trois œuvres, mais on peut supposer que les autres paysages sont aussi peints sur la base d’impressions recueillies en parcourant les sites. Le fait que ces trois-là ne portent pas un titre générique conventionnel comme Paysage mais indiquent clairement le lieu les distingue des autres sansuiga, suggérant une volonté de leurs peintres de se démarquer de la tradition.

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Shōhin Noguchi, Yuki Chihō Fūzoku-uta Byōbu [Poésie et scènes de genre de la province de Yuki pour le Daijosai (grand festival d’action de grâce après l’intronisation) de l’empereur Taisho], 1915, couleur sur papier, 229 x 524 cm, collection du musée des collections impériales, Sannomaru Shozokan.

Et quand on parle des peintres de nanga femmes de cette époque, on ne peut faire l’impasse sur Shōhin Noguchi (1847-1917), rien que parce qu’elle est récompensée par un prix. Six femmes reçoivent un certificat de mérite au cours des deux Salons, mais S. Noguchi est la seule à se le voir décerner à deux reprises. Lors de la première édition, elle expose Sansui [Paysage] et Keika [Fleurs de katsura], et lors de la seconde, Sansui [Paysage] et Kaki [Plante en fleurs], ne laissant aucunement présumer de leur contenu détaillé, mais on comprend qu’elle soumet à chaque fois un sansuiga et un kachōga. S. Noguchi est l’une des peintres femmes parmi les plus réputées de l’ère Meiji et se distingue clairement de ses consœurs par son activisme dans les salons et les expositions. Elle est présente dans nombre de manifestations de ce type organisées tant au Japon qu’à l’étranger, à commencer par l’exposition de l’Association japonaise des arts, et est la première femme à être nommée « Artiste de la maison impériale » en 1904. Elle reçoit d’ailleurs commande de Yuki Chihō Fūzoku-uta Byōbu [Paravent des poèmes anciens du pays de Yuki, 1915, Musée des collections impériales Sannomaru Shozokan] à l’occasion de la cérémonie d’intronisation de l’empereur Taishō.

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Yamatane Museum of Art
Shōhin Noguchi, Hakone Shinkeizu Byōbu [Scènes de Hakone], 1907, couleur sur papier, 128,5 × 303,1 cm chacune, Musée d’art Yamatane

Dans les années 1880, en quête d’une nouvelle expression pour un sansuiga moderne correspondant à l’ère Meiji, S. Noguchi se consacre à la réalisation de paysages à partir de croquis d’après nature, et expose Yashū Shiobara Tenguiwa no Shinkei [Vue des monts escarpés de Shiobara, dans la province de Yashū] à l’Exposition universelle de Chicago en 1893, représentant une vue réelle de Shiobara. C’est le début d’une série de paysages japonais fidèles à la réalité, qui progressivement évoluent vers une touche plus sereine, comme dans Hakone Shinkeizu Byōbu [Paravent aux paysages de Hakone, 1899, musée d’art Yamatane].

Rappelons que le nanga est l’objet de critiques par Ernest Fenollosa en 1882, entraînant une vague de commentaires négatifs à l’encontre du formalisme du genre. Les paysages peints d’après nature par K. Takemura et les autres peintres femmes de son temps s’inscrivent aussi dans ce contexte historique. Très sensible à la nécessité de réformer la peinture japonaise avant même les critiques exprimées par E. Fenollosa, K. Takemura, en particulier, s’est vivement intéressée aux techniques de peinture occidentale, jusqu’à s’y essayer elle-même4.

S. Hashimoto, la plus âgée des quatre artistes que nous venons de présenter, continue à exposer aux Expositions industrielles nationales, mais la quantité d’œuvres reste relativement limitée jusqu’à sa disparition vers 1905. K. Hatano est aussi présente lors de la troisième Exposition industrielle nationale, mais elle se retire temporairement du monde de l’art après son mariage en 1896. Par contre, S. Noguchi et K. Takemura restent très actives même après les années 1890, notamment au sein des manifestations de l’Association japonaise des arts, fondée en 1887 dans la lignée de l’ancienne société de promotion des arts japonais Ryūchikai. Pendant l’ère Meiji, nombre de femmes peintres de nanga participent aux expositions annuelles organisées par l’Association japonaise des arts. Citons notamment Seisui Okuhara (1854-1921), Hōkoku Takabayashi (1840-1894), Seikoku Sakuma (1868- ?), Settei Matsubayashi (1880-1970), Gyokushi Atomi (1858-1943), ou encore Shōkei Noguchi (1878-1945), qui y remportent des médailles d’or, d’argent ou de bronze.

Certaines occupent aussi des fonctions de décision au sein des organisations auxquelles elles sont affiliées, comme Shōhin Noguchi, membre et conseillère de la première section de l’Association japonaise des arts, tandis que S. Okuhara est aussi membre de la première section. K. Hatano et S. Okuhara sont respectivement secrétaire et membre active de la Société japonaise de nanga, alors que K. Hatano, S. Okuhara, G. Atomi et Seigaku Suzuki (dates inconnues) exercent la fonction de secrétaire au sein de l’Association de nihonga. Enfin, K. Takemura, S. Okuhara, G. Atomi et Seikin Masugi (1875-1910) sont membres du conseil de la Société de la peinture orthodoxe créée pour contrer le Salon officiel Bunten, mis en place par le ministère de l’Éducation en 1907.

Ainsi, pendant l’ère Meiji, les peintres de nanga femmes sont actives principalement autour des Expositions de l’Association japonaise des arts, mais il faut reconnaître que dans l’ensemble, l’Association japonaise des arts et la peinture « des anciennes écoles » – dont le nanga – ne suscitent guère l’intérêt des chercheurs et des chercheuses, et on constate un certain retard dans l’attention qui leur est portée, y compris dans leur composante féminine, par rapport à d’autres styles. Espérons que se profilera prochainement une réévaluation qui mettra en lumière les activités de ces artistes, afin d’apporter une perspective plus large et plus diversifiée de l’histoire de l’art moderne japonais.

Traduit le japonais par Camille Ogawa.

1
Tai Tadokoro, « Études sur Kôai Takemura et sur les femmes peintres de nihonga à l’ère Meiji », Bijutsu Kenkyū [Études artistiques], no 427, mars 2019, p. 28.

2
Fūto Itogawa, « Éditorial : Visite de Kagai Hatano aux Gorges de Dorokyō », Senkyō : Longing for a Sacred Landscape – Modernn Nanga in Wakayama and Kansai, cat. exp., The Museum of Modern Art, Wakayama (MOMAW), 5 octobre – 24 novembre 2024, p. 92.

3
Hotanshi, « Causeries du Yomiuri », Yomiuri Shimbun, 2 septembre 1880, p. 1.

4
Tai Tadokoro, op. cit, p. 27.

Pour citer cet article :
Tai Tadokoro, « Femmes peintres de nanga qui s’illustrèrent dans les salons de l’ère Meiji » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 14 novembre 2025, consulté le 14 novembre 2025. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/femmes-peintres-de-nanga-qui-sillustrerent-dans-les-salons-de-lere-meiji/.
Article publié dans le cadre du programme
Artistes femmes au Japon : XIXe–XXIe siècle
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