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Fina Miralles, de l’idée de l’art à l’art de l’expérience

05.08.2022 |

Fina Miralles, Los pájaros pierden las plumas cuando llegan al sol [Les oiseaux perdent leurs plumes lorsqu’ils atteignent le soleil], 1986, crayon et huile sur toile, 27 x 41 cm, courtesy de l’artiste © Fina Miralles

Fina Miralles (Sabadell, 1950) est reconnue au niveau international en particulier pour son œuvre, qui s’inscrit dans le courant de l’art conceptuel1. Cependant, c’est l’ensemble de sa carrière qui fait actuellement l’objet d’une étude approfondie et d’une relecture. Formée aux Beaux-Arts, Miralles commence son activité artistique fin 1972 dans le contexte de la dictature franquiste et à l’époque où l’art alternatif émergeait en Catalogne avec sa propre voix, en lien avec le conceptualisme international. Bien que son travail conceptuel ait été analysé par les critiques en relation avec les formats et les langages internationaux du land art, de l’arte povera ou de la performance, les études récentes donnent un éclairage plus précis sur son travail des années 1970, en tenant compte des motivations et de la volonté propre de l’artiste, qu’elle a pu exprimer dans de multiples interviews et publications autoéditées2. En ce sens, il convient de souligner l’impact sur la critique et sur l’historiographie de la récente publication de ses archives textuelles en quatre volumes3, ce qui nous permet de prendre connaissance des commentaires éclairés de l’artiste sur son propre travail et sur l’art en général. La voix de Miralles revendique l’intégralité de son itinéraire créatif, étant donné que ce n’est ni le langage ni le support qui donnent du sens à son œuvre, mais un besoin intérieur. En suivant le fil de cet argumentaire, nous nous concentrerons dans ce texte sur l’étude de la deuxième période de son travail créatif (que nous situons entre 1984 et 1996, année où son œuvre est considérée comme achevée), car, jusqu’à ce jour, elle a reçu moins d’attention de la part des critiques et du monde académique que ses contributions liées à l’art conceptuel.

Fina Miralles, de l’idée de l’art à l’art de l’expérience - AWARE Artistes femmes / women artists

Fina Miralles, Bebus, 1991, huile sur toile, 92 x 73 cm, courtesy de l’artiste © Fina Miralles

Le virage artistique radical qu’a pris Fina Miralles a une origine précise : son voyage en Amérique du Sud fin 1983. Ces cinq mois de voyage initiatique, de l’Argentine à la Bolivie en passant par le Pérou, lui ont permis de s’immerger dans le paysage et la culture incas. Pendant ce voyage, Fina Miralles n’écrit pas, ne dessine pas et ne prend pas de photographies : elle apprend seulement à regarder, à voir et à sentir.

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Fina Miralles, El centro es el sol. Memorial [Le centre est le soleil. Mémorial], 1996, huile sur toile, 180 x 180 cm, courtesy de l’artiste © Fina Miralles

À son retour à Barcelone, trois mots marquent la différence entre la période précédant son voyage et celle qui l’a suivie : amour, liberté, peinture. Dans le sillage de ces trois mots, Miralles s’est consacrée corps et âme à son exil intérieur géographique et esthétique, qui a duré plusieurs années. Une phase de silence nécessaire pour prendre un nouveau départ : « Peindre le regard parce qu’en lui l’invisible devient visible, et l’invisible est l’âme4. » Et c’est à ce moment crucial de sa vie qu’elle écrit son nouveau désir d’arrêter d’être une artiste moderne, d’arrêter de regarder vers le futur pour être une artiste ancienne. Ce changement radical se reflète dans ses textes, ainsi que dans ses dessins et autres œuvres. Entre 1984 et 1996, Miralles vit et travaille entre Paris, Agramunt et Cadaqués (Catalogne) et reste à l’écart de ce que l’on appelle le système artistique. Ce sont des années fondamentales pendant lesquelles l’artiste revit son immersion dans la culture indigène, ses formes de spiritualité et un savoir qui s’apprend au cœur de la vie même. Son intérêt pour la cosmovision sud-américaine deviendra l’un des principes créatifs qui guideront son travail : « Je quitte la culture bourgeoise pour embrasser la culture indigène. L’Alma mundi, la Terre mère, la Pachamama créatrice et protectrice5. » Dans la pensée indigène, la terre est tout : l’identité, le lien avec les ancêtres, un foyer pour toute la famille, humaine et non humaine. C’est l’origine de tout ce qui nous permet de vivre, un don sacré qui ne nous appartient pas.

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Fina Miralles, El centro es la rosa. Memorial [Le centre est la rose. Memorial], 1996, huile sur toile, 146 x 146 cm, courtesy de l’artiste © Fina Miralles

Derrière ses paysages, il demeure ce sentiment d’appartenance à cette existence première. Parallèlement, son écriture devient le cri d’alerte face à la rationalisation progressive de la nature qui nous éloigne de la notre connaissance mythique fondamentale et laisse l’humanité dans la pauvreté spirituelle. Dans son œuvre picturale et dessinée prennent forme, visuellement et symboliquement, les thèmes qui la traversent, comme le lac Titicaca, l’île Amantaní, le Machu Picchu, le fleuve Urubamba, l’Arbre sacré, ou encore les sirènes, des êtres aquatiques, des personnages ailés et des figures mythiques. Plongée dans un voyage intérieur qui l’amène vers des temps immémoriaux et dans les profondeurs de son être, Fina Miralles réinterprète l’acte créatif comme un voyage dans le temps qui la porte vers des cultures anciennes et des vérités millénaires. Elle célèbre la créativité comme un don sacré qui se déplace dans la spirale du temps, tout en embrassant le dessin et l’écriture comme un moyen de s’ouvrir à l’invisible. Ce nouveau processus créatif suit la structure d’un rituel, tel qu’elle le décrit elle-même. Commencer par libérer la main et le regard ; ensuite, libérer la pensée, l’intention et la volonté. Se transformer en canal, être réceptive, se laisser toucher, être un moyen de transmission pour donner forme, pour matérialiser le continuum universel du savoir humain à travers le langage symbolique et la pensée magique6.

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Fina Miralles, El primer baño de la sirena [Le premier bain de la sirène], 1989, huile sur toile, 130 x 97 cm, courtesy de l’artiste © Fina Miralles

Si Miralles apprend des cultures indigènes une cosmovision dans laquelle tous les enfants de Mère Nature ont une vie et interagissent pour former une unité sacrée, l’étude de la philosophie et de l’art orientaux lui ouvre les portes du vide, du silence expressif. Elle apprend à contrôler les cordes de son âme, à se laisser guider, à transformer l’acte créateur en un temple et à s’harmoniser ainsi avec l’ordre du cosmos. Voici comment elle abandonne le blanc du papier et de la toile comme support expressif ou figuratif pour le ressentir comme un espace où s’écoulent les formes de l’air, les mouvements de l’eau, les énergies cosmiques, l’univers astral, l’arbre de vie, la montagne sacrée ou la trace invisible des oiseaux. Elle ne peint pas l’apparence extérieure des choses mais des traits qui captent les vibrations de la matière dans l’infinité de ses manifestations. Fina Miralles peint la vibration vitale.

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Fina Miralles, Flor [Fleur], 1991, pastel sur papier de riz, 138,2 x 62,5 cm, courtesy de l’artiste © Fina Miralles

Sans atelier ni lieu de travail dédié, Miralles dessine et écrit depuis cet espace où, plongée dans le silence, elle s’ouvre au vide, laissant les lignes de ses dessins devenir le lien et la manifestation des trois dimensions de la réalité : la terre, l’air et les cieux. Trois forces de la nature immanentes qui constituent le cœur de son expérience et qui sont l’énergie vitale insufflée à ses dessins. Dans ses toiles et dessins, les lignes dansent, vibrent, vivent dans l’espace. Elle identifie les mouvements de ses traits à la musique, la blancheur du papier ou de la toile au vide. De plus, elle conçoit le dessin comme un chemin intérieur qui lui permet d’intensifier le visible pour pénétrer l’invisible. La liberté du trait ouvre les limites visibles du monde tangible et illumine des réalités transcendantes mais bien réelles. Ainsi, les paysages et les silhouettes qu’elle peint dessinent la beauté d’un monde d’analogies où la nature continue d’être, comme dans les cultures anciennes, la mère universelle, l’énergie féminine de la création. La technique est toujours la même : crayon, gouache ou huile, ensemble ou séparément, sur différents types de papier ou sur toile.

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Fina Miralles, Gavasetto a San Pietro lloviendo [Gavasetto à San Pietro pleuvant], 1986, huile sur toile, 27 x 41 cm, courtesy de l’artiste © Fina Miralles

Contrairement à la perception anthropocentrique, la vision qu’embrasse Miralles est cosmocentrique. L’ordre cosmique est primordial et immuable, il n’est pas à la disposition de l’ordre humain, au contraire : l’humanité fait partie du tissu universel qui transporte une seule et même énergie diversifiée, manifeste sous plusieurs formes. Néanmoins, celles-ci font partie d’un réseau de correspondances qui inclut toutes les composantes de l’être. Ses dessins et ses écrits nous parlent de cet axiome cosmologique, mais avec un apport fondamental : elle se relie à cet héritage culturel et l’ouvre au registre de sa propre vérité, la vérité de son être féminin, de sa subjectivité féminine projetée dans ses cosmovisions : « Nous sommes une graine, le fœtus, dans l’utérus de la mère, vit uni et protégé dans l’environnement humide et sombre qui précède toute naissance7. »

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Fina Miralles, La alegría de los pájaros por las semillas [La joie des oiseaux pour les graines], 1986, huile sur toile, 27 x 41 cm, courtesy de l’artiste © Fina Miralles

Dans cette citation, le mot « utérus » est la clé qui ouvre l’espace symbolique du sens, car il établit une analogie entre la nature et l’acte féminin de « mettre au monde », d’être une génitrice, à la fois au sens physiologique et à un niveau spirituel. De la mère nous ne recevons pas seulement notre corps, mais aussi notre première expérience de relation, ainsi qu’une manière de regarder, de voir, de parler, de transmettre : « Dans le ventre de la mère se crée le regard, l’union de l’inconscient, le berceau de l’existence. La femme est liberté intérieure, intime, indomptable par le pouvoir d’engendrer, de porter l’enfant, de donner naissance, d’élever, de donner, d’aimer, de construire l’âme et l’esprit de chaque fils et de chaque fille, de chaque maison, de chaque jour et de chaque nuit8. »

Nous situons donc la figure, l’œuvre et l’écriture de Fina Miralles dans une lignée de femmes qui, de l’Antiquité à nos jours, ont défié les définitions et les valeurs héritées de la culture patriarcale. Des femmes qui vivent et parlent du monde en faisant entendre la voix du féminin et à partir de leur expérience personnelle, en essayant de donner un sens à leurs vies et d’habiter le monde en marge des savoirs hégémoniques de leur époque ; des femmes qui utilisent l’écriture et le dessin comme des moyens d’action pour transformer le monde et la vie. Le tournant spirituel dans l’œuvre de Fina Miralles ne signifie pas qu’elle se soit éloignée de la réalité matérielle, sociale et politique de notre époque, bien au contraire. Il s’agit d’un choix politique de premier ordre, impliquant un mode de vie fondé sur le renoncement, la vérité intérieure et l’acceptation pleine et consciente de l’héritage que porte sa féminité.

Traduit de l'espagnol par Samantha Soreil.

1
Par exemple, dans Juan Vicente Aliaga et Patricia Mayayo (dir.), Genealogías feministas en el arte español : 1960-2010, León, MUSAC, 2013 ; Maite Garbayo, Cuerpos que aparecen. Performance y feminismos en el tardofranquismo, Bilbao, Consonni, 2016 ; Teresa Grandas (dir.), Fina Miralles. Soc totes les que he sigut, cat. exp. MACBA, Barcelone (5 novembre 2020 – 5 avril 2021), Barcelone, MACBA, 2020.

2
Fina Miralles, Del natural, Cadaqués, Ebent’03, 2002 ; Fina Miralles, Testament vital, Sabadell, Edicions Gràfic Set, 2008.

3
Maia Creus (dir.), Fina Miralles. Paraules fèrtils 1972-2017, Sabadell, Fundació Ars, 2018 ; M. Lluïsa Faxeda (dir.), Germinal. Sobre l’obra de Fina Miralles, Gérone, Documenta Universitaria, 2020.

4
M. Creus, Fina Miralles. Paraules fèrtils 1972-2017, op. cit., vol. 1, p. 84. Les citations de Fina Miralles qui suivent proviennent de cette édition : nous en indiquons simplement le volume et la page.

5
Ibid., p. 124.

6
Ibid., p. 78-148.

7
Vol. II, p. 87.

8
Vol. IV, p. 36.

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Pour citer cet article :
Maia Creus et Maria Lluïsa Faxedas, « Fina Miralles, de l’idée de l’art à l’art de l’expérience » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 5 août 2022, consulté le 26 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/fina-miralles-de-lidee-de-lart-a-lart-de-lexperience/.

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