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Les premiers espaces d’art indépendants d’Asie du Sud-Est et le legs de trois artistes et chercheuses pionnières d’Europe et des États-Unis

07.02.2025 |

Vue du Cemeti Institute (façade) © Courtesy Cemeti Institute

Trois des premiers espaces d’art indépendants d’Asie du Sud-Est partagent un concours de circonstances similaire, un esprit de collaboration et un désir de renouveau culturel, de liberté artistique et d’innovation. Ils furent fondés grâce à des échanges entre artistes de la région et créatrices et chercheuses étrangères. Établis respectivement en 1988, 1990 et 1998, Cemeti, à Yogyakarta (Indonésie), Salon Natasha, à Hanoï (Vietnam), et Reyum, à Phnom Penh (Cambodge), naquirent d’un besoin de renouveau culturel, suite à des périodes de bouleversements historiques et politiques dans ces trois pays et avant la fondation d’institutions artistiques dans la région, alors que les réseaux mondialisés de l’art étaient encore balbutiants. Les trois femmes à l’origine de ces espaces, la Néerlandaise Mella Jaarsma (née en 1960), la Russe Natalia (Natasha) Kraevskaia (née en 1952) et l’États-Unienne Ingrid Muan (1964-2005), vinrent en Asie du Sud-Est pour étudier, mener des recherches et participer à un échange académique, rencontrèrent des personnes qui partageaient leurs vues et sont restées dans leurs pays d’adoption, fidèles à leurs visions pour l’art en Asie du Sud-Est. Par leur participation à la construction de l’avenir artistique de la région, toutes trois firent figure de pionnières et contribuèrent grandement au développement de l’art contemporain, chacune à leur manière, au sein de leurs lieux d’élection. Quelque trois ou quatre décennies après leur arrivée, on ne peut sous-estimer leur influence. On pourrait même affirmer que leurs efforts pour créer des espaces consacrés à l’apprentissage, à la pratique et à l’exposition, au fonctionnement ouvert et démocratique, comptèrent parmi les principales impulsions à l’origine du développement de l’art contemporain local.

Les premiers espaces d’art indépendants d’Asie du Sud-Est et le legs de trois artistes et chercheuses pionnières d’Europe et des États-Unis - AWARE Artistes femmes / women artists

Vue du Cemeti Institute (façade) © Courtesy Cemeti Institute

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Programe public Learning Nearby par Brigitta Isabella, 2025 © Courtesy Cemeti Institute

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Vue de Water Resistance (exposition indivduelle de Ade Darmawan), 2024, photo : Kurniadi Widodo © Courtesy Cemeti Institute

La Néerlandaise M. Jaarsma arriva la première en Indonésie en 1984. Elle  étudia l’art à l’académie des beaux-arts Minerva de Groningue, puis fréquenta l’Institut d’art d’Indonésie de Yogyakarta. Là, elle rencontra Nindityo Adipurnomo (né en 1961). Grâce à une bourse, ce dernier voyagea aux Pays-Bas, où iels se marièrent, avant de retourner en Indonésie. En 1988, touste les deux fondèrent Cemeti Gallery, plus tard renommée Cemeti Art House. Le mot cemeti est un terme sanskrit qui signifie « fouet », dans le sens du « coup de fouet » stimulant. Lors d’un entretien accordé à Naima Morelli pour Trouble Magazine, M. Jaarsma expliquait que le couple voulait  entreprendre quelque chose de complètement différent de ce qui existait, un espace d’exposition qui serait aussi un centre d’information et de documentation1. À Cemeti, toustes deux commencèrent par exposer le travail des ami·es qu’iels se firent pendant leurs études, tels Heri Dono (né en 1960) et Eddie Hara (né en 1957). Au début, l’espace était assez petit, mais il s’agrandit progressivement, jusqu’à inclure la Cemeti Art Foundation. Celle-ci évolua indépendamment de la galerie et, en 2007, fut rebaptisée Indonesian Visual Art Archive (IVAA)2. Dans la première moitié des années 1990, l’Indonésie était toujours sous loi martiale, gouvernée par le général Suharto. Les artistes, les auteur·ices ainsi que les personnes actives dans la culture étaient souvent victimes de censure jusqu’à la Reformasi, la série de réformes politiques qui débuta après le règne de Suharto, en 1998. Cemeti Art House offrait un espace nécessaire de liberté intellectuelle.

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Vũ Dân Tân et Natasha Kraevskaia, Salon Natasha, Hanoï, 1999 © Courtesy of Natasha Kraevskaia

N. Kraevskaia, née en Russie, fréquenta l’université d’État de Leningrad et obtint un doctorat de philologie à l’Institut d’État Pouchkine pour la langue russe. Elle se rendit à Hanoï en 1983 pour y travailler à l’institut Pouchkine local, sous les auspices du ministère de l’Éducation. Elle y rencontra l’artiste Vũ Dân Tân (1946-2009) et, comme elle l’évoquait lors d’un entretien, tomba tout de suite amoureuse de lui3. Iels se marièrent en novembre 1985 et emménagèrent en Union soviétique, où iels vécurent deux ans. Là, Vũ Dân Tân fut le témoin direct des débuts de la Glasnost et de la Perestroïka, initiées par le secrétaire général soviétique Mikhaïl Gorbatchev (1931-2022). Bien que cette période d’ouverture élargie et de restructuration sociale et politique ressemblât aux politiques de réforme économique du Đổi Mới instituées par le gouvernement vietnamien en 1986, l’artiste considérait que la situation au Vietnam ne permettait pas une liberté artistique totale. À son retour à Hanoï, en 1990, le couple fonda Salon Natasha, conçu d’après les salons ou espaces artistiques russes et français, qui prenaient souvent place dans les maisons de particuliers, et où se rassemblaient des personnalités artistiques et intellectuelles pour discuter de questions culturelles. Le salon était situé dans la maison-atelier de Vũ Dân Tân, au 30 Hàng Bông Street, dans le centre du Vieux Quartier de Hanoï. Au fil de ses quinze années d’activité, furent organisées plus de soixante-dix expositions en collaboration, ainsi que des ateliers et des expériences menés par une communauté d’artistes partageant un même état d’esprit. Le couple facilita et soutint le travail de jeunes artistes, et le salon servit d’espace de libre expression, en dehors des lieux d’exposition gérés par le gouvernement. Étant donné qu’il œuvrait depuis l’espace privé de son foyer, le couple demanda rarement la permission de montrer des œuvres – ce qui était obligatoire pour la plupart des expositions. Cela donna aux artistes un sentiment de sécurité et d’ouverture.

L’artiste et historienne de l’art états-unienne I. Muan était doctorante à la Columbia University lorsqu’elle arriva à Phnom Penh, en 1997, grâce à une bourse de recherche doctorale du Social Science Research Council. Elle y rencontra peu de temps après Ly Daravuth (né en 1969). Ce dernier, Cambodgien, survécut au génocide perpétré par les Khmers rouges, mais quitta son pays pour la France en 1980, avec sa famille. Après avoir étudié à la Sorbonne, il retourna à Phnom Penh au milieu des années 1990. En 1998, toustes deux fondirent Reyum, qui signifie « cigale pleurant » en khmer4. Situé en face du musée national de Phnom Penh, le Reyum Institute of Arts and Culture était un centre de recherche, de conservation et de promotion des arts et de la culture traditionnels et contemporains du Cambodge. I. Muan reçut un financement de l’Asian Cultural Council en 2000 et Reyum bénéficia des bourses de la Rockefeller Foundation et de la Prince Claus Foundation en 2003. C’était une institution aux objectifs multiples, mais son but principal était d’offrir un espace ouvert et qui s’adapterait pour accueillir expositions, performances, recherche, formation et enseignement. Selon le rapport annuel de la Rockefeller Foundation de 2003, « l’un de ses projets consistait en l’effort de reconstitution de la mémoire collective du Cambodge, par la collecte d’histoires, de photographies et d’autres artefacts auprès des anciennes générations du pays5 ». En 2000, Reyum ouvrit une école d’art pour apporter à de jeunes personnes défavorisées de nouveaux centres d’intérêt et de nouvelles compétences. La même année, l’institution organisa l’une de ses expositions les plus poignantes et fondatrices, The Legacy of Absence, qui offrait une réflexion sur le passé tragique du Cambodge6. En 2002, les mêmes artistes furent invité·es à participer à une exposition intitulée Visions of the Future7, qui, selon Ashley Thompson, était destinée à contrer le désir des publics occidentaux de voir les artistes du Cambodge représenter la période khmère rouge. I. Muan décéda hélas en 2005 et Reyum cessa ses activités.

Ces trois femmes arrivèrent dans la région à un moment où se faisait ressentir un besoin pour leurs connaissances, leur expertise et leur générosité. Venues de différents pays, avec des parcours divers, elles partagèrent toutefois le désir de s’investir dans un avenir pour l’art contemporain d’Asie du Sud-Est, à une époque où les institutions locales étaient inaptes ou échouaient à soutenir l’art et la culture. À travers leurs unions et leurs collaborations avec leurs partenaires, elles réussirent à créer des opportunités pour que les artistes locaux·ales développent leurs pratiques sans  dépendre du financement de l’État. Cette collaboration leur a permis de gagner la confiance des communautés locales. Ni intérieures ni complètement extérieures, elles bâtirent des passerelles entre le monde de l’art international et les artistes sur place à une époque où la plupart du reste du globe ignorait le potentiel des artistes d’Asie du Sud-Est. Ceci dit, leur but n’était pas de promouvoir leur art dans le reste du monde, mais plutôt de nourrir leur talent et de leur fournir la liberté et l’espace nécessaires pour développer leurs expérimentations et leur créativité de manière indépendante. Chose encore plus importante, elles rendirent possible un esprit d’échange qui n’aurait pu avoir lieu sans les partenariats artistiques et personnels qu’elles inspirèrent. On ne peut imaginer l’art contemporain indonésien sans les efforts pionniers de Cemeti pour soutenir des artistes locaux·les. Grâce à l’archivage méticuleux de N. Kraevskaia, en 2012, Asia Art Archive put numériser près de 5 000 documents liés aux activités de Salon Natasha, attestant de la participation de cet espace à l’essor de l’art contemporain au Vietnam8. Enfin, Reyum fut plus qu’un lieu de production d’art et devint un espace de réconciliation et une plateforme essentielle pour permettre l’expression d’un discours sur le deuil du passé et sur la vision d’un avenir pour l’art cambodgien.

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
Morelli, Naima, « Mella Jaarsma: Give me Shelter », Trouble, 1er décembre 2014, https://www.troublemag.com/give-me-shelter-mella-jaarsma.

2
Susan Ingham, « Cemeti: The Alternative », Indonesian Contemporary Art Reformasi, 18 novembre 2019, https://reformasiart.com/blog/2019/11/18/cemeti-the-alternative.

3
Communication personnelle avec Natasha Kraevskaia, 25 décembre 2024.

4
Ashley Thompson raconte que les directeurs avaient initialement nommé l’institution « Situations », dans le sens français d’improvisation théâtrale, mais qu’ils abandonnèrent le terme car il était intraduisible en khmer. De son point de vue, Reyum « porte une association mélancolique et permet d’exprimer la nature abstraite, intangible ». Ce mot non traduit, selon Thompson, évoque le deuil inatteignable d’une perte inconnue. Ashley Thompson, « Forgetting to Remember, Again: On Curatorial Practice and “Cambodian Art” in the Wake of Genocide », Diacritics, vol. 41, no 2, 2013, p. 86.

5
Rockefeller Foundation, « Annual Report », 2003, p. 27, https://www.rockefellerfoundation.org/wp-content/uploads/Annual-Report-2003-1.pdf.

6
The Legacy of Absence: A Cambodian Story, Reyum, Phnom Penh (11 janvier – 14 février 2000), Phnom Penh, Rasmey Angkor Printing House, 2000.

7
Visions of the Future, Reyum, Phnom Penh (31 décembre 2002 – 31 janvier 2003), Phnom Penh, Reyum, 2002.

8
« Salon Natasha Archive », Asia Art Archive, s. d., https://aaa.org.hk/en/collections/search/archive/salon-natasha-archive.

Artistes femmes d’Asie du Sud-Est

Pour citer cet article :
Nora Annesley Taylor, « Les premiers espaces d’art indépendants d’Asie du Sud-Est et le legs de trois artistes et chercheuses pionnières d’Europe et des États-Unis » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 7 février 2025, consulté le 3 mars 2025. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/les-premiers-espaces-dart-independants-dasie-du-sud-est-et-le-legs-de-trois-artistes-et-chercheuses-pionnieres-deurope-et-des-etats-unis/.

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