Alicia D’Amico, Primera Asamblea Feminista, Mar del Plata, abril de 1990 [Première assamblée féministe, Mar del Plata, avril 1990], 1990, épreuve argentique 35 mm © Archivo Alicia D’Amico
« Il y a une histoire vivante qui vit en chacun et chacune de nous, constituée de souvenirs, d’affects, de signes, dans l’inconscient ; je ne crois pas que la valeur historique soit réservée à ce qui se trouve à l’extérieur, à ce qui a été vérifié par quelqu’un d’autre, à la fameuse histoire objective. Je raconte une histoire vivante qui ne rejette rien hors d’elle, une histoire imaginaire qui plonge ses racines dans l’expérience personnelle, une histoire plus véridique car elle n’efface pas les raisons de l’amour, elle n’exclut pas les relations de son processus cognitif1. »
Alicia D’Amico, 8 de marzo de 1984 [8 mars 1984], 1984, épreuve argentique 35 mm © Archivo Alicia D’Amico
Le présent article se propose de mettre en évidence les relations entre le concept politique d’expérience, surgi des mouvements féministes radicaux des années 1970, et la méthodologie de la recherche dans le domaine des arts contemporains du point de vue de l’idéologie féministe. Pour celle-ci, les relations affectives nées auprès des artistes avec qui l’on travaille nous fournissent de nouveaux points de vue sur leurs œuvres, loin de la distance kantienne qui a longtemps marqué notre profession, ce qui explique la richesse et la complexité des relations entre historiennes de l’art et artistes féministes. Les différents mouvements féministes sont attachés à la reconnaissance du caractère politique des relations et au fait que celles-ci sont clairement exprimées dans des travaux de recherche engagés en faveur d’approches nouvelles de l’art et des artistes.
C’est au cours des années 1960, à la faveur de la déconstruction des causes de la soumission et de la discrimination des femmes, que les groupes d’éveil de conscience apparaissent au sein des mouvements féministes. Ils ont pour but la désarticulation de l’oppression des femmes au moyen d’une théorie fondée sur l’expérience personnelle et intime, démontrant que « tout ce qui est personnel est politique ». En 1967, dans le contexte des réunions des New York Radical Women, un récit d’Anne Forer Pyne suggère à Kathie Sarachild le nom de ces pratiques d’analyse collective : « Je me rendis compte, se rappelle celle-ci, que j’avais encore beaucoup de choses à apprendre sur la compréhension et la description de l’oppression propre aux femmes, de différentes manières qui seraient susceptibles de toucher d’autres femmes exactement comme cela venait de m’arriver. Tout le groupe était aussi ému que moi et nous avons immédiatement décidé qu’il nous fallait – pour reprendre les termes d’Anne – “élever davantage notre conscience”2. »
Cette méthode de travail vise à transmettre une interprétation politique de la vie quotidienne et à redéfinir ce que l’on entend par « politique ». Cependant, elle oppose également une position idéologique à la science traditionnelle. À ce propos, Sarachild observe : « La décision d’insister sur nos sentiments et nos expériences de femmes et de confronter toutes les idées générales et toutes nos lectures à notre propre expérience était en fait une méthode de recherche scientifique. Nous répétions en effet le défi lancé par la science à la scolastique au XVIIe siècle : “Étudier la nature, pas les livres”, et soumettre toutes les théories à l’épreuve de la pratique vivante et de l’action3. »
C’est ainsi que les féministes critiquent l’œil de la science contemporaine, qui voit tout mais n’est vraiment nulle part – symbole d’un sujet connaissant majoritairement de sexe masculin, blanc, hétérosexuel et issu des classes aisées. La désarticulation du système de connaissance historiquement légitime – et cela est vrai pour toutes les disciplines en cours de révision par les féministes depuis les années 1960 – a pour but de promouvoir un sujet incarné et inséré dans une structure sociale concrète, un sujet sexué et racialisé. Comme l’explique Donna Haraway, « nous devons apprendre dans nos corps, dotés comme ceux de tous les primates de la vision des couleurs et du relief, à visser un objectif sur nos scanners théoriques et politiques, afin de préciser où nous sommes et ne sommes pas, dans les dimensions d’un espace physique et mental que nous savons à peine nommer. Il s’avère donc, et après tout ce n’est pas si pervers, que l’objectivité porte sur une corporisation bien particulière et précise – définitivement pas sur une fausse vision qui promet de transcender toute limite et toute responsabilité. La morale est simple : seules les perspectives partielles valent promesse de vision objective4 ».
La pratique du récit et de la relation entre femmes est ainsi une forme de transmission de savoir. De cette manière, continue Sarachild, « l’éveil de conscience était considéré à la fois comme une méthode permettant d’atteindre la vérité et comme un moyen d’action et d’organisation. C’était un moyen permettant aux organisatrices d’analyser la situation, mais aussi un moyen au service des personnes qu’elles organisaient et qui organisaient à leur tour d’autres personnes. De la même manière, elle n’était pas vue comme une simple étape du développement féministe, précédant une autre phase, mais comme une part essentielle de la stratégie féministe d’ensemble5 ».
Alicia D’Amico, Performance de Liliana Mizrahi, 1983, épreuve argentique 35 mm © Archivo Al¡cia D’Amico
L’historienne de l’art féministe italienne Carla Lonzi a mis en évidence, dans les années 1970, l’existence d’une fausse conscience fondée sur des relations de pouvoir instrumentalisées, hiérarchiques, asymétriques, constitutives du patriarcat. C’est à l’intérieur de celui-ci que la culture prend forme ; cette dernière tend donc à naturaliser l’instrumentalisation et la subordination des femmes. Pour la chercheuse italienne, l’art est une forme de soumission culturelle. C’est pour cette raison que, pour se libérer de la fausse conscience dans laquelle le patriarcat maintient les femmes, il est nécessaire de prendre la parole à travers l’éveil des consciences6. Il ne faut toutefois pas sous-estimer le fait que cet emploi du langage acquiert une dimension esthétique au service de la dénonciation et de l’autonomisation des femmes ; la création devient dès lors un outil essentiel pour la transformation réelle de la vie des personnes. Amelia Jones signale à ce sujet : « Dans le monde de l’art, l’éveil des consciences était considéré parallèle au travail artistique, cela a pris un ton thérapeutique, commençant à être pris pour une « issue » directe et créative pour les femmes afin d’exprimer leur expérience de sujets féminins immergés dans la culture patriarcale […]7. »
Quant à la méthodologie du travail d’historienne avec des artistes vivantes, il est évident que la valeur politique de l’expérience passe par la prise de conscience, qui acquiert un rôle fondamental dans la contextualisation et l’interprétation des œuvres d’art. La relation affective qui naît entre l’historienne de l’art et l’artiste est en effet extrêmement importante, dans la mesure où la distance kantienne nécessaire à une interprétation objective des œuvres se réduit lorsque que se nouent des liens d’empathie. Si notre domaine d’étude concerne des artistes décédées, le travail sur la correspondance, les entretiens avec des amis ou des proches peuvent révéler des informations importantes sur des expériences vécues à différents moments de la vie que les œuvres ne peuvent que refléter.
De mon point de vue, il est essentiel de démystifier le processus historique de l’art – j’entends par là que la distance kantienne, l’objectivité de l’interprétation et le mythe du génie artistique composent une mystique dont les méthodes de recherche portent la trace. C’est pour cela que la catégorie d’expérience, concept au fondement d’une pédagogie féministe, comme l’observe Diana Fuss, n’est pas aussi unifiée, raisonnable, stable et universelle que nous le supposons8. Elle est au contraire traversée d’idéologie, étant donné que, comme le signalait Louis Althusser, « quand nous parlons d’idéologie, nous devons savoir que l’idéologie se glisse dans toutes les activités des hommes, qu’elle est identique au “vécu” même de l’existence humaine : c’est pourquoi la forme dans laquelle l’idéologie nous est “donnée à voir” dans le grand roman a pour contenu le “vécu” des individus. Ce “vécu” n’est pas un donné, le donné d’une “réalité” pure, mais le “vécu” spontané de l’idéologie dans son rapport propre au réel9 ». En ce sens, c’est la catégorie d’expérience, traversée par le vécu de l’idéologie, par l’instabilité de la réalité, qui nous conduit à comprendre les œuvres d’art comme les conséquences d’une existence complexe que sous-tendent tant la structure patriarcale que les espaces de liberté qui composent la vie d’une artiste. Je considère cette méthodologie comme un travail politique féministe susceptible de transformer la vie de l’historienne de l’art ainsi que les discours qui constituent cette discipline. Si, comme l’affirme Lonzi, prendre la parole est une action politique transformatrice, rien n’indique que cette transformation ne puisse avoir lieu que dans le champ discursif de la discipline, ni qu’il ne faille la penser aussi comme une prise de conscience à deux côtés : celui de l’artiste et celui de l’historienne de l’art.
Alicia D’Amico, ll Encuentro Feminista Latinoamericano y del Caribe, Lima [Deuxième rencontre féministe latino-américaine et caribéenne, Lima], 1983, épreuve argentique 35 mm © Archivo Alicia D’Amico
Je conclus ces lignes par une évocation de mon expérience personnelle de recherche sur la photographe argentine Alicia D’Amico (1933-2001). Depuis que j’ai commencé, en 2015, à travailler au catalogage et à la numérisation du fonds D’Amico, d’année en année, sa correspondance et ses documents m’ont permis d’établir un dialogue affectif avec les amies et les amours qui lui ont survécu, mais aussi avec les proches qui s’occupent de ses archives. La méthode féministe m’a permis d’appréhender la relation affective qu’entretenait la photographe avec ses neveux et qui explique divers travaux photographiques qui ne pourraient pas se comprendre sans cette relation médiatrice entre le créatif et l’affectif. Comprendre le fait que, en tant que féministe, A. D’Amico a construit des relations affectives constitutives de son travail artistique nous met sur la voie d’interprétations d’une grande richesse humaine. Bien que cette méthode suppose une gestation plus longue, dans la mesure où elle se fonde sur la confiance des personnes qui ont accompagné l’artiste, elle m’a beaucoup appris à titre personnel et professionnel, tandis que je racontais cette « histoire vivante » qui « n’efface pas les raisons de l’amour, n’exclut pas les relations de son processus cognitif10 ».
Docteure en art contemporain de l’Université nationale d’enseignement à distance (UNED, Madrid), chercheuse au Conseil national de recherches scientifiques et techniques (CONICET, Argentine) et professeure d’esthétique à la faculté des arts de l’université de Buenos Aires. María Laura Rosa a dirigé les ouvrages De cuerpo entero. Debates feministas y campo cultural en Argentina 1960-1980 (2021) et Compartir el mundo. La experiencia de las mujeres y el arte (2017). Elle est également l’autrice de Legados de libertad. El arte feminista en la efervescencia democrática (2014) et a été commissaire, avec Julia Antivilo, de l’exposition Polvo de Gallina Negra. Mal de ojo y otras recetas feministas (2022), Centre national d’art contemporain (CENAC, Chili) et au musée Amparo (Mexique).
Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM : Teaching, E-learning, Agency and Mentoring