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María Carmen Portela : art, politique, nouvelles femmes et engagement social

18.01.2020 |

María Carmen Portela travaillant à l’Anunciación [Annonciation], plâtre, localisation inconnue, Archives de María Carmen Portela, collection particulière

La vie de la sculptrice et graveuse María Carmen Portela (1896-1984) nous offre un remarquable exemple des rôles complexes qu’ont joués les femmes artistes sur la scène artistique latino-américaine. En plus d’être à l’origine d’images iconiques et de s’être consacrée à la sculpture (souvent considérée comme une forme d’expression masculine) pendant de nombreuses années, M. C. Portela a contribué au développement de la gravure en tant que médium et a œuvré pour le maintien d’associations artistiques, tout en gagnant de nombreuses récompenses et en soutenant la cause des artistes femmes. Malgré tout cela, sa longue carrière a été éclipsée et reste à ce jour largement méconnue.

Plusieurs facteurs, outre son genre, ont entraîné son effacement. En premier lieu, citons notamment sa pratique approfondie de la gravure, souvent vue comme un médium de moindre importance, qui a eu une influence centrale dans son exclusion des livres d’histoire de l’art. De surcroît, l’attention toute particulière, bien que non exclusive, qu’elle a portée aux femmes et aux enfants, qui n’étaient pas envisagé·e·s comme des sujets politiques par définition, lui a valu d’être associée à des thèmes traditionnellement considérés comme féminins. Enfin, ses fréquents voyages à travers le monde et sa naturalisation uruguayenne en 1964 l’ont écartée des histoires de l’art, tant il est à noter qu’en Amérique latine comme ailleurs le récit artistique de chaque pays est écrit sous la forme d’un récit local et national.

Cet article de recherche a pour but d’explorer le parcours de cette artiste uruguayenne d’origine argentine, dont la carrière s’étend sur plus de cinq décennies de pratique artistique, d’engagement social et de redéfinition du rôle des femmes. La redécouverte récente des documents personnels de M. C. Portela a permis d’en entreprendre une analyse détaillée fondée sur des archives et des travaux inédits1. Seront examinés ses choix esthétiques, l’accueil critique de ses œuvres et leur influence sur plusieurs courants artistiques latino-américains.

La vie de M. C. Portela aurait pu suivre un destin bien plus traditionnel, défini par les conventions sociales de l’époque et le statut économique de sa famille buenos-airienne. En effet, l’artiste naît dans un milieu aisé et épouse en premières noces Gustavo Caraballo, alors qu’elle n’est encore qu’adolescente. Quelques années plus tard, le couple a trois enfants et la jeune femme semble s’accommoder de ce schéma familial. Mais, après son divorce, son existence prend un tout autre tournant, politique, émotionnel et artistique.

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Couverture du magazine Claridad (25 septembre, 1927), avec une reproduction de l’œuvre d’Agustín Riganelli, La llamarada [L’étincelle], vers 1927, marbre, 52 x 25 x 26 cm, Museo Sívori, Buenos Aires

M. C. Portela commence sa formation académique probablement en 1929. Elle a comme professeur Agustín Riganelli (1890-1949), l’un de ses amis proches. Celle qui jusqu’alors n’a pratiqué qu’en autodidacte fait un pas décisif vers la professionnalisation. A. Riganelli est l’auteur d’un remarquable portrait de M. C. Portela, La Llamarada [L’étincelle, vers 1927] – dont une version en marbre est aujourd’hui conservée au Museo Sívori à Buenos Aires –, qui offre un témoignage matériel de leur proximité. Cette œuvre n’a pas été exposée en tant que portrait, mais comme image générique d’un nouvel idéal féminin étroitement associé aux idées anarchistes que défend le sculpteur, avec le cercle d’artistes Los Artistas del Pueblo (Les Artistes du peuple)2.

Le lien qu’entretient M. C. Portela avec les milieux socialistes et anarchistes se renforce lorsqu’elle entame une relation avec Rodolfo Aráoz Alfaro, un avocat associé aux mouvements de la gauche argentine. M. C. Portela se déleste de son passé et de ses liens familiaux et retrouve ainsi une sensation de liberté et de réussite personnelle. Les années 1930 sont pour elle une période d’activité artistique intense. Elles correspondent également à une époque d’agitation politique profondément marquée par le coup d’État de 1930 mené par des sympathisants du fascisme. Malgré la réticence accrue du nouveau pouvoir à l’égard du mode de vie de plus en plus indépendant de certaines femmes, celles-ci ne retournent pas pour autant à la maison. Bien au contraire, nombre d’entre elles jouent des rôles clés au sein des luttes politiques et du monde de l’art3.

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María Carmen Portela, Amparo, localisation inconnue, José León Pagano Papers, Museo de Arte Moderno, Buenos Aires

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María Carmen Portela, Cabeza de mujer [Tête de femme], bronze, localisation inconnue, papiers de María Carmen Portela, collection particulière

En 1930, M. C. Portela présente un groupe de trois sculptures au Salón Nacional, le salon officiel et sans doute l’un des plus importants à Buenos Aires. Elle reçoit une mention honorable pour l’une de ces trois œuvres, Amparo, un portrait synthétique de son amie Amparo Mom, l’une des figures de proue du milieu anarchiste et socialiste des années 1930.

En 1932, M. C. Portela gagne un prix pour une œuvre de style classique, Cabeza de Mujer [Tête de femme] au Salón Femenino. Il s’agit là de sa première implication dans des collectifs d’artistes femmes, ce qui deviendra par la suite une constante dans son parcours. L’année suivante constitue également un tournant dans sa carrière. Elle expose au Salón Nacional un portrait de son père et un étonnant buste de femme, pour lequel elle reçoit un prix municipal. Un critique d’art du journal buenos-airien Crítica loue l’audace et la sincérité de son travail4. En 1935 a lieu un événement majeur dans la carrière de M. C. Portela et pour la visibilité des femmes artistes au Salón : sa monumentale Figura para un Estanque [Figure pour un étang, 1935] remporte le deuxième Premio Nacional de Escultura (prix national de sculpture). Les trois principaux prix du Salón avaient jusqu’alors presque toujours été attribués à des hommes. Le deuxième prix lui est décerné, après que sa prédécesseure Hilda Ainscough a brisé le plafond de verre du monde de la sculpture en obtenant le troisième prix en 1931.

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María Carmen Portela travaillant à son Anunciación [Annonciation], plâtre, localisation inconnue, Archives de María Carmen Portela, collection particulière

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María Carmen Portela, Figura de una atleta [Figure d’une athlète], 1940, plâtre, 185 x 50 cm, Museo de Artes Plásticas Eduardo Sívori, Buenos Aires

La décennie s’achève avec deux œuvres majeures : Anunciación [Annonciation] et Figura de una Atleta [Figure d’une athlète]. C’est en 1938 que M. C. Portela termine son Anunciación, une interprétation radicalement laïque d’un thème religieux. L’œuvre est exposée au Salón Nacional et au Salón Femenino, où elle remporte le premier prix. Deux ans plus tard, l’artiste présente Figura de una atleta, un portrait d’Olga Tassi, l’une des pionnières de l’athlétisme en Argentine. Avec cette sculpture, elle contribue à la création d’une nouvelle iconographie de la femme moderne dans le monde de l’art argentin. L’image de la femme androgyne choque et fascine à la fois les critiques d’art de l’époque.

Bien que M. C. Portela n’ait jamais abandonné la sculpture, celle-ci est indubitablement son médium favori entre 1930 et 1940. Les œuvres qu’elle réalise à cette époque ont pour sujet l’exaltation d’une féminité moderne. Les premiers thèmes qu’elle traite sont l’intelligence, la beauté et la présence publique des femmes, déclinées en figures monumentales et classiques. Son style est très éloigné de celui d’A. Riganelli, dans la mesure où elle puise son inspiration dans diverses sources, comme le vocabulaire formel de l’art grec et de la Renaissance italienne, afin de créer des figures féminines, robustes et intenses, dont la vie intérieure est complexe.

Durant ces quelques années au cours desquelles elle participe à de grandes expositions publiques, M. C. Portela entame un nouveau chapitre de sa pratique artistique en apprenant la gravure sous l’égide d’Alfredo Guido (1892-1967). Si elle expérimente plusieurs techniques, elle finit par privilégier la pointe sèche comme mode d’expression. Elle développe alors une œuvre foisonnante en tant que graveuse et illustratrice de livres, notamment pour la Sociedad Argentina de Bibliófilos (Société bibliophile argentine). Ses travaux graphiques sont présentés à de multiples reprises ; ils obtiennent un large succès critique et entrent dans les collections de plusieurs musées argentins. Ses gravures se distinguent de ses sculptures par un ensemble de caractéristiques formelles où dominent des lignes délicates et une atmosphère mélancolique.

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María Carmen Portela, María Shistka, 1932-1933, pointe-sèche, 15 x 24 cm, Museo Provincial de Bellas Artes Rosa Galisteo de Rodríguez, Santa Fe

La subtilité du tracé de ses lignes est clairement visible dans son œuvre María Shistka (1932-1933). Ce portrait synthétique et raffiné est publié dans la célèbre revue de gauche Contra et reçoit les éloges de Raúl González Tuñón, écrivain et journaliste renommé, pour la pureté et la force tranquille qui s’en dégagent5. La vie intérieure du sujet, une jeune femme dont l’artiste fait plusieurs fois le portrait, est rendue avec une grande économie de moyens.

Les années 1940 sont pour M. C. Portela l’occasion d’emprunter de nouveaux chemins dans sa vie professionnelle et personnelle. Sa relation avec Jesualdo Sosa, un célèbre pédagogue uruguayen, l’amène à resserrer ses liens avec l’Uruguay, où elle est accueillie à bras ouverts. En 1943, elle bénéficie d’une grande exposition à la galerie Amigos del Arte à Montevideo. En 1965, son œuvre Pino entre Abedules [Pin parmi les bouleaux], représentation poétique d’une nature indomptée, lui vaut le Gran Premio de Grabado (grand prix national de gravure) au XXIXo Salón Nacional de Artes Plásticas. Sa carrière en Uruguay sera longue et florissante.

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María Carmen Portela, Sketch for Fidel Castro’s portrait, 1962, graphite sur papier, 16,4 x 27,5 cm, collection particulière

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María Carmen Portela, Self-Portrait, 1965/1980, pointe-sèche, collection particulière

C’est à partir des années 1960 que son engagement politique, déjà présent depuis ses débuts dans le monde artistique, s’intensifie. Elle voyage et expose notamment en Allemagne de l’Est, en Roumanie et en Chine. En 1961 et 1962, elle vit à Cuba avec J. Sosa, qui participe à l’importante campagne d’alphabétisation succédant à la révolution. Elle fait plusieurs fois le portrait du dirigeant cubain Fidel Castro, en sculpture ou sur des médailles. Un croquis redécouvert récemment montre le profil de l’homme d’État se fondant poétiquement dans les contours de l’Amérique latine.

M. C. Portela est une artiste de son temps qui s’implique dans les cercles intellectuels les plus progressistes. Très active dans ces milieux, elle est portraiturée par Léonard Tsuguharu Foujita (1886-1968), David Alfaro Siqueiros (1896-1974) ou A. Riganelli. Ces œuvres concourent à la cristallisation de son énergie et de sa dynamique, tout en l’enfermant dans un rôle traditionnel d’égérie. Même son ami Rafael Alberti, un poète et critique d’art espagnol réputé, exilé en Argentine, parle d’elle dans ses écrits non seulement comme d’une artiste, mais aussi comme d’une muse pour peintres inspirés6.

M. C. Portela se réapproprie néanmoins sa propre image dans plusieurs autoportraits à la pointe sèche, dont certains datent des dernières années de sa vie. Dans l’un d’entre eux, elle explore sans détours les traits de son visage en ne dissimulant pas les effets du temps sur sa beauté autrefois célébrée. En se donnant à voir sous l’apparence d’une femme d’âge mûr, elle contribue à la diversification de la représentation de la femme dans la culture visuelle.

Traduit de l'anglais par Lucy Pons.

1
Gluzman Georgina G., « María Carmen Portela. Una artista de múltiples rupturas », Ñ, 13 octobre 2018, p. 31.

2
Au sujet des Artistas del Pueblo, voir Muñoz Miguel Ángel, Los Artistas del Pueblo, Buenos Aires, Fundación OSDE, 2008.

3
Barrancos Dora, Mujeres en la Sociedad Argentina: una Historia de Cinco Siglos, Buenos Aires, Sudamericana, 2010, p. 155-156.

4
« Una Buena Obra », Crítica, septembre 1933, archives María Carmen Portela, collection particulière.

5
González Tuñón Raúl, « Carmen », Contra, juillet 1933, p. 9.

6
Alberti Rafael, María Carmen Portela, Buenos Aires, Losada, 1956, p. 10.

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Pour citer cet article :
Georgina G. Gluzman, « María Carmen Portela : art, politique, nouvelles femmes et engagement social » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 18 janvier 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/maria-carmen-portela-art-politique-nouvelles-femmes-et-engagement-social/.

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