Prix AWARE

Sara Ouhaddou
Nommée au Prix 2021

© Photo : Antoine Aphesbero

Sara Ouhaddou est une faiseuse d’objets complexes. Elle raconte qu’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle en a fabriqué. Dans le sud de la France, où elle est née, comme à Meknès, au Maroc, où vivaient ses grands-parents.

Elle faisait avec ce qu’elle avait sous la main – les chutes de tissus et les bouts de bois des couturiers·ères et menuisiers·ères de la rue de la maison familiale, les menus biens de ces proches – pour fabriquer des jouets élaborés. Plus tard, elle a étudié le design en France, mais surtout elle est revenue au Maroc, le plus souvent possible, faire ses premières recherches avec ses tantes, toutes des artisanes. Chacune a sa spécialité : tissage, couture, broderie, cuisine. Comme elle l’explique, sa toute première collaboration artistique, c’est avec sa famille.

Sara Ouhaddou - AWARE Artistes femmes / women artists

Sara Ouhaddou, Je te rends ce qui m’appartient / Tu me rends ce qui t’appartient [I Give You Back What’s Mine / You Give Me Back What’s Yours], 2020, étagères d’archives, céramique, savon, tables pliantes, Commissionné par Manifesta 13 Marseille, © Photo : Jean Christophe-Lett, © Sara Ouhaddou

Sara Ouhaddou - AWARE Artistes femmes / women artists

Sara Ouhaddou, Je te rends ce qui m’appartient / Tu me rends ce qui t’appartient [I Give You Back What’s Mine / You Give Me Back What’s Yours], 2020, étagères d’archives, céramique, savon, tables pliantes, Commissionné par Manifesta 13 Marseille, © Photo : Jean Christophe-Lett, © Sara Ouhaddou

Il découle de cette relation une production et un discours sur les formes, sur leur retour et leur puissance tout autant que sur leur histoire, dans toutes ses dimensions politiques et économiques. Ses protocoles de travail impliquent ainsi, presque toujours, le recours à un·e tiers, artisan·e de profession. C’est un travail en commun, effectué dans le lieu de l’artisan·e. Les œuvres produites sont des tapisseries, des céramiques, des bijoux, des vitraux, des alphabets inédits ou encore des artefacts qui miment les vestiges qu’on peut trouver dans les musées. Elles sont presque toujours partagées sous la forme d’installations et sont le fruit de longs mois de travail. Ce temps long est une donnée importante dans le processus de S. Ouhaddou. Elle décrit observer un événement, le plus souvent dans sa propre famille, le documenter, le « classer ». Puis, parfois beaucoup plus tard, alors qu’elle observe un·e artisan·e, une forme, quelque chose lui rappelle cet événement. Quand ces deux instants se lient, l’œuvre commence : elle est l’issue d’une succession d’expériences visuelles et sensibles. S. Ouhaddou œuvre ensuite sur tous les possibles contenus dans la situation : les objets voyagent, se transforment, et elle développe le plus souvent avec les artisan·e·s une série de petits articles peu coûteux, faciles à commercialiser au-delà de la collaboration artistique qui les a réuni·e·s. L’argent des ventes revient directement aux artisan·e·s. Comme elle l’explique, il s’agit toujours d’échanger sur la perception de leur travail, sur les frustrations, sur la dévalorisation d’une production exploitée et sur ce que vivent ces producteur·trice·s toujours plus exploitables, sur le mépris d’une création perçue comme soumise au tourisme.

Sara Ouhaddou - AWARE Artistes femmes / women artists

Sara Ouhaddou, Sin Ithran, Ur Mqadan, Rousn [Deux Astres, Aux déséquilibre, se brûlent], 2019, vitrail de verre recyclé, laiton et bois de cèdre, © Photo : Say Who, © Sara Ouhaddou

Les intuitions qui travaillent l’œuvre de S. Ouhaddou ont un fondement historique. Alors que j’écrivais ce texte et conversais avec l’artiste à propos de Jeux de mémoires. Ahmed Bouanani aujourd’hui, une exposition conçue par Omar Berrada2, ce dernier a publié une citation et une note en hommage à la très regrettée artiste, auteure et curatrice Marion von Osten. Celle-ci explique que la production artisanale marocaine a joué un rôle majeur dans une économie déjà mondiale, pendant des siècles. Elle n’a jamais correspondu au canon esthétique répétitif que l’histoire de l’art française a voulu identifier par la suite. L’artisanat a été l’un des premiers champs d’intervention du protectorat français du Maroc. De nouveaux produits ont été introduits, les relations commerciales en ont été modifiées. Surtout, la classification et la perception des objets produits ont été bouleversées. Les interventions des fonctionnaires français ont transformé ces biens à la fois quotidiens et inscrits dans les circuits économiques mondiaux en objets traditionnels : la « production culturelle » d’une économie locale pré-moderne, un patrimoine à préserver. Double destruction : une économie locale est dévaluée en faisant mine de la protéger ; un statut nouveau est imposé à des artefacts, celui d’accessoires décoratifs, face au nouvel objet vrai, l’unique objet de valeur, le bien de consommation issu de l’industrialisation2. Ces mots ont fait écho aux réflexions que nous étions en train de partager, et avec une telle justesse.

Sara Ouhaddou - AWARE Artistes femmes / women artists

Sara Ouhaddou, Woven//Unwoven, 2013/2018, broderie sur caoutchouc recyclé, © Photo : Rebecca Fanuele, © Sara Ouhaddou

Le travail de S. Ouhaddou s’inspire à la fois de pratiques spirituelles, d’imaginations intuitives et d’une recherche sur les enjeux profonds de la catégorie de « tradition ». C’est un travail sur les continuités de la création, à l’échelle mondiale : l’artiste a produit en 2017 une pièce pour la ville de New York, une commande publique dédiée à l’histoire du quartier de Little Syria, elle se préoccupe aujourd’hui d’« histoires d’objets » entre Japon et Maroc.

Eva Barois De Caevel

 

Sara Ouhaddou (née en 1986 à Draguignan) réalise principalement des installations, en collaboration avec des artisan·es. La double culture de Sara Ouhaddou, née en France d’une famille marocaine, façonne sa pratique artistique comme un langage continu. Elle étudie au sein de l’école Olivier de Serres, à Paris. Elle s’interroge sur les transformations de son héritage, met en tension les arts traditionnels marocains et les codes de l’art contemporain afin de mettre en perspective et de rendre visibles les continuités culturelles oubliées de la création.

1
Jeux de mémoires. Ahmed Bouanani, avec des œuvres de Sara Ouhaddou, Mohssin Harraki et Yto Barrada, 6e Biennale de Marrakech, « Not New Now », palais El Bahia, février-mai 2016. Omar Berrada est écrivain, critique, traducteur et commissaire d’exposition.

2
Ces réflexions sont issues de l’entretien entre Kader Attia et Marion von Osten publié dans Maria Hlavajova et Tom Holert (dir.), Marion von Osten : Once We Were Artists (A BAK Critical Reader in Artists’ Practice), Utrecht, BAK – basis voor aktuele kunst, Amsterdam, Valiz, 2017.

Eva Barois De Caevel est curatrice, critique d’art, éditrice, et enseigne l’histoire de l’art. Elle intervient régulièrement dans des conférences et des colloques internationaux. Ses champs de travail sont le féminisme, les études postcoloniales, le corps et les sexualités, la critique de l’histoire de l’art occidentalo-centrée, ainsi que le renouvellement de l’écriture et de la parole critiques. Elle aborde ces aires de recherche « en ayant toujours à l’esprit les relations de pouvoir entre continents, pays, personnes », et s’attelle à infléchir celles-ci « dès qu’une petite prise de pouvoir s’amorce ». Elle a, ces dernières années, partagé son temps entre le continent africain (Dakar notamment, où elle collabore de longue date avec RAW Material Company, espace d’art et de partage et plateforme éditoriale dédiée à l’art contemporain) et l’Europe (Paris en particulier). Elle vit aujourd’hui à Pantin, en Seine-Saint-Denis.
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