Briser le plafond de verre de la commande publique
Souvenez-vous… Lorsqu’il était encore possible de se promener librement dans les rues des grandes villes, vous n’y croisiez que des œuvres d’artistes hommes célébrant des grands hommes. Pour une Fontaine Stravinsky mobile et colorée de Niki de Saint Phalle, combien de Balzac de Rodin aviez-vous vus croisés ? Il faut atteindre une certaine visibilité pour avoir le droit d’exister dans l’espace public : le déficit de notoriété des artistes femmes les a longtemps exclues de la commande publique. Là, le plafond de verre s’est donc imposé à elles, encore plus durement que pour les acquisitions et la programmation des expositions, pendant des siècles. AWARE avait commencé une recherche sur ce sujet bien avant le confinement ; il nous a semblé urgent d’en publier un premier aperçu – un parcours thématique sur les femmes dans le tramway parisien –, mais aussi de transformer cette histoire inégale de l’espace public. Nous l’avons fait avec l’aide du Centre national des arts plastiques (Cnap), qui était arrivé au même bilan en publiant l’année dernière le second volume de L’Art à ciel ouvert, une histoire des commandes publiques passées sur le territoire français.
Maintenant que l’espace public est remis « en question », n’est-il pas opportun de le « déconfiner » du masculin et du sculptural auquel il était jusque-là, nous le savons, limité ? Un coup de fil a suffi pour que soit engagé séance tenante, quelques jours seulement après l’annonce du confinement, un partenariat entre AWARE et le Cnap.
Le projet La vie bonne ébranle l’histoire de la commande publique artistique : en s’adressant aux femmes et à des pratiques performatives, il ouvre un « nouvel espace public ». En partenariat avec AWARE, le Cnap lance en effet un appel à projets à destination des artistes femmes pour des œuvres performatives ; dix projets seront retenus par un jury et diffusés sur le site Internet d’AWARE à l’automne 2020. Le nom de ce projet s’inspire du livre de Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?. « Comment peut-on mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? », se demande Butler en 2012, lors de la remise du prix Theodor-W.-Adorno en reprenant à son compte, pour la transformer, la question du penseur allemand. Comment peut-on avoir une vie bonne « à l’intérieur d’un monde dans lequel la bonne vie est structurellement ou systématiquement interdite au plus grand nombre » ? La question est d’une actualité brûlante à l’heure où le confinement accentue les inégalités – d’accès aux soins, à la nourriture – et au moment où l’on s’interroge plus largement sur l’« habitabilité » du monde. Question qui s’applique enfin au genre féminin, éprouvé par la crise sanitaire de multiples manières : emplois en premières lignes pour celles qui travaillent, violences domestiques pour celles qui sont enfermées chez elles.
En attendant l’automne et dès maintenant, dans Demain on déménage ? – un projet dont le titre se réfère à un film de Chantal Akerman –, AWARE a souhaité donner la parole aux lauréates des prix AWARE 2017, 2018, 2019 et 2020 et les a invitées à penser le confinement. AWARE tente ainsi d’ouvrir un nouvel espace d’échanges qui permettrait d’aborder avec espoir une réalité hantée par la catastrophe. Vivre le huis clos, n’est-ce pas forcément le traverser l’esprit tourné vers l’ailleurs et le lendemain, occupé à réfléchir aux aménagements, réaménagements, déménagements potentiels ou nécessaires ?