Juana Francisca Rubio, Campamento de Unión de Muchachas [Guerre civile espagnole (1936-1939) : camp de l’Union des filles], parrainé par le Comité national d’éducation physique, rattaché au ministère de l’Éducation et de la Santé, v. 1936-1939, lithographie en couleur, Collection Archivo General de la Guerra Civil Española, Salamanque © Iberfoto / Bridgeman Images
Manuela Ballester, Francis Bartolozzi et Juana Francisa Rubio.
Francis Bartolozzi, Pesadilla, série Pesadillas infantiles [Cauchemars d’enfants], 1937, encre sur papier, 32,1 x 24,6 cm, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid
L’année 1937 a été qualifiée par Nina Meisel1 d’« année des femmes artistes à Paris ». L’entre-deux-guerres connaît en effet une reconnaissance croissante du rôle des femmes dans tous les domaines, y compris la culture. Parmi les événements qui situent en 1937 l’apogée de ce mouvement, il faut citer la contribution des femmes aux espaces et aux événements de l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne, qui a lieu à Paris de mai à novembre.
Commandé par la Deuxième République espagnole afin de représenter l’Espagne en pleine guerre civile2, le Pavillon a fait l’objet de nombreuses publications. Aucune étude n’a cependant été consacrée spécifiquement à la question de l’apport des (rares) femmes artistes ayant participé à ce projet3. C’est précisément sur cet aspect que le présent article entend mettre l’accent, en analysant et en critiquant les contributions de Manuela Ballester (1908-1994), Francis Bartolozzi (1908-2004) et Juana Francisca Rubio (1911-2008). Les deux dernières étaient représentées dans l’exposition – seules femmes sur 98 artistes exposés. Aucune d’entre elles ne s’est présentée aux concours organisés pour sélectionner les artistes ; toutes deux ont été, au contraire, tout spécialement invitées à exposer.
Il nous semble d’abord pertinent de nous interroger sur le rôle de l’artiste Manuele Ballester dans la conception du Pavillon. M. Ballester était issue d’une famille d’artistes : son père, son frère et ses sœurs étaient artistes, tandis que sa mère était modiste. Peintre, affichiste, collagiste et illustratrice reconnue, elle se signale également par son engagement politique (notamment au sein du parti communiste espagnol) et son soutien à la cause de l’antifascisme et de la République espagnole. Les proches de l’artiste la décrivent comme « toujours en train de travailler », soit à ses propres projets, soit à ceux de son mari Josep Renau (1907-1982)4. Comme l’a fait remarquer Cristina Martínez, l’augmentation de la production de ce dernier au cours des années 1930 ne saurait s’expliquer sans la collaboration de M. Ballester et, lorsque J. Renau est nommé à la tête de la direction générale des Beaux-Arts en 1936, puis responsable du Pavillon espagnol à l’Exposition de Paris de 1937, sa femme collabore aux tâches administratives afférentes ainsi qu’à la sélection des artistes5. Aucune source documentaire n’a permis jusqu’ici de démontrer sa participation, mais ce type de collaboration (ni avouée ni formalisée) était habituelle au sein du couple. Pourquoi en serait-il allé autrement au moment de la conception du Pavillon ? Parce que leur deuxième fille naît en mars 1937 ? En réalité, la situation n’a rien d’exceptionnel dans la vie de M. Ballester, qui a toujours dû concilier son activité artistique et politique avec l’éducation de ses enfants. Si elle y est parvenue, c’est grâce à un réseau de proches composé de sa mère et de ses sœurs, qui « jouent les nourrices » avec ses cinq enfants6. Ce réseau d’entraide féminine permet à M. Ballester, qui porte la charge du travail reproductif et du soin de la famille, de se consacrer à son intense activité politique et artistique et, au-delà, de travailler au service de la carrière de son mari.
Francis Bartolozzi, El ogro [L’ogre], 1937, encre sur papier, 31,2 x 23,5 cm, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía
Francis Bartolozzi est, elle aussi, née dans une famille d’artistes. Peintre, affichiste, graveuse et dessinatrice, elle acquiert la notoriété grâce à ses illustrations de contes et d’histoires pour enfants. Elle participe activement à la vie artistique et culturelle sous la République, réalisant par exemple, avec Pedro Lozano (1907-1985), les décors des Missions pédagogiques. Pendant la guerre, elle travaille pour l’Altavoz del Frente [Haut-parleur du Front], organisme rattaché au ministère de la Presse et de la Propagande de la République. Au Pavillon républicain de Paris, elle présente la série de six gravures Pesadillas infantiles [Cauchemars d’enfants, 1937] et probablement quatre dessins de la série Dibujos de la guerra [Dessins de la guerre, 1937-1939], dont la description exacte n’est pas connue à ce jour7. Les gravures représentent les horreurs de la guerre du point de vue de l’enfance ; concernant leur composition, elles sont divisées en deux parties : d’un côté, la guerre, représentée sous une forme monstrueuse et dynamique au moyen d’avions, de bombes, de monstres, d’ogres ou de svastikas ; de l’autre, de taille réduite et occupant un espace marginal dans la composition, des enfants rêvant de la guerre. Les Pesadillas infantiles, de même que les Dibujos de la guerra, fournissent un récit incarné de la guerre civile : le point de vue des femmes et la perspective de l’enfance, normalement occultés, y occupent une place centrale.
Juana Francisca Rubio, Mujer abrazando a un soldado muerto [Femme étreignant un soldat mort], 1937, MNAC Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone
Juana Francisca Rubio, enfin, est une peintre, illustratrice et affichiste liée à La Gallofa, l’atelier des Jeunesses socialistes unifiées consacré à la propagande pendant la guerre civile. Elle appartient à l’Unión de muchachas [Union des jeunes filles] puis à l’Unión de mujeres antifascistas [Union des femmes antifascistes]. Une grande partie des affiches qu’elle réalise pendant la guerre traitent de la participation des femmes aux combats, où l’on peut y observer leur force, leur courage et leur caractère actif. De plus, ces caractéristiques sont attribuées à des figures occupées à des activités que nous pouvons considérer a priori comme d’« arrière-garde », ou qui répondent aux stéréotypes et aux rôles de genre plus traditionnels attribués aux femmes pendant la guerre, notamment après l’été 1936.
Il en est de même pour son œuvre exposée dans le Pavillon, le dessin Mujer abrazando a un soldado muerto [Femme étreignant un soldat mort, 1937], et de la gravure sans titre, reproduisant un de ses dessins pour l’album Recuerdos de España [Souvenirs d’Espagne], en vente à la librairie du Pavillon. J. Francisca Rubio est la seule femme présente dans cette publication ; son dessin montre deux femmes portant un bébé et un sac sur le chemin de l’exode, fuyant la guerre. Sur ces deux dessins, les corps féminins sont représentés comme manifestement forts, robustes ; ils supportent le poids de leur fardeau et occupent pratiquement tout l’espace de la composition. Ce ne sont pas des êtres sans défense, mais des êtres qui, tout en se sachant vulnérables, transforment leur vulnérabilité en puissance – en puissance et en espace de résistance et d’ouverture à l’autre, comme pour affirmer que nous sommes des êtres relationnels et interdépendants, et que nous avons besoin de l’attention des autres pour survivre.
Les femmes chargées, puissantes et résilientes, qui apparaissent dans les Dibujos de la guerra (1937-1939) de Francis Bartolozzi8, marquent aussi une rupture et un écart par rapport aux modes de représentation du féminin hégémoniques à cette époque, majoritairement au service d’une idéalisation de la mère de type patriarcal, épique et patriotique, à des fins de propagande. Les mères chargées des dessins de J. F. Rubio et F. Bartolozzi mettent en crise les images idéalisées de la mère sans défense, soumise à la protection masculine, ainsi que celle de la « mère combattive9 », héroïne d’arrière-garde et modèle féminin : elles situent au contraire la maternité comme lieu d’urgence du politique.
D’après nous, le travail des deux artistes effectue une opération de déplacement, dans la mesure où elles adoptent des manières obliques de regarder la guerre, des récits situés et périphériques qui s’éloignent de l’association implicite de la résistance politique à la virilité, pour élargir et étendre le champ artistique de l’époque. Elles remettent au centre la position périphérique qu’occupent les femmes et l’importance du soin apporté à la vie, a fortiori en période de crise et de guerre, ainsi que le point de vue de l’enfance10. Afin de se rendre présentes, de donner de l’espace à leurs voix, elles forcent et étendent le récit et l’iconographie de la guerre civile. Leurs œuvres témoignent du fait qu’il a fallu attendre l’éclosion du féminisme pour que tout ce que renferme l’ordre du féminin – les stratégies de lutte et de résistance des femmes – soit considéré comme politique, et qu’il est donc nécessaire de relire ces contributions depuis une optique féministe. Pour toutes ces raisons, nous estimons que ces propositions sont en réalité doublement critiques et doublement politiques : envers le coup d’État à l’origine de la guerre, et envers l’« art politique » produit depuis des positions masculines et hégémoniques.
Les œuvres de J. F. Rubio et F. Bartolozzo exposées dans le Pavillon mettent au centre le soin de la vie, et rendent justice à des questions comme la maternité, le relationnel ou l’importance de penser le monde depuis la perspective de l’enfance. Nous pensons néanmoins que ces travaux ne doivent pas être lus sous un angle essentialiste : ce qu’ils cherchent à nous dire, ce n’est pas que le soin, l’empathie ou l’intérêt pour les enfants appartiennent et doivent appartenir au domaine privé et féminin, mais qu’il s’agit de questions fondamentales pour la vie en commun, qui devraient occuper une place essentielle dans notre culture – si elles ne l’occupent pas, c’est parce qu’elles ont toujours été associé au féminin, et que la sphère du féminin est toujours marginale et périphérique.
Avec leurs dessins, ces artistes transcendent la différence sexuelle pour convertir leur contribution « marginale » au Pavillon en une prise de position située et politique, qui intervient avec force dans le récit de l’histoire de l’art de la République et de la guerre civile, dont le point culminant est le Pavillon espagnol de l’Exposition internationale de 1937.
Maite Garbayo-Maetzu est chercheuse postdoctorale au département d’arts et d’humanités de l’université ouverte de Catalogne (UOC). Elle travaille sur l’art contemporain et la culture visuelle en Espagne et en Amérique latine, en particulier au XXème siècle, et sur leurs intersections avec les études féministes et de genre. Elle a publié Cuerpos que aparecen: performance y feminismos en el tardofranquisme [Corps qui apparaissent. Performance et féminismes à la fin du régime franquiste] (Consonni, 2016 et 2019). Elle dirige le master « Pratiques artistiques et études culturelles : corps, affects, territoire » au centre d’art contemporain de Huarte, université publique de Navarre et université du pays basque.
Noemi de Haro García est chargée de cours en histoire de l’art à l’université autonome de Madrid. Ses recherches portent sur les relations entre art, culture visuelle, histoire de l’art et politique pendant la guerre froide, plus particulièrement dans le cas de l’Espagne. Elle a publié la monographie Grabadores contra el franquismo [Graveurs contre le franquisme] (CSIC, 2010) et codirigé, avec Jacopo Galimberti et Victoria H. F. Scott, l’ouvrage Art, Global Maoism and the Chinese Cultural Revolution [Art, maoïsme global et révolution culturelle chinoise] (Manchester University Press, 2019) et, avec Patricia Mayayo et Jesús Carrillo, Making Art History in Europe After 1945 [Faire l’histoire de l’art en Europe après 1945] (Routledge, 2020).
Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM : Teaching, E-learning, Agency and Mentoring