Entretiens

Beatriz González : du démontage de l’iconographie universelle à la singularité provinciale

11.03.2022 |

Beatriz González, Auras Anónimas (Auras anonymes), 2007-2009. Installation sur quatre columbariums du Cimetière central de Bogota : 8947 pierres tombales, sérigraphies imprimées sur des plaques de polypropylène. Courtesy de l’artiste et Galerie Peter Kilchmann, Zurich. Photo : Laura Jiménez

L’entretien a été réalisé le 24 janvier 2017 dans l’atelier de l’artiste, à Bogota, en Colombie. La discussion a eu lieu pendant que l’artiste peignait des toiles sur l’exode des Vénézuélien·ne·s en Colombie. Une version longue de cet entretien est incluse dans la thèse de doctorat de Carolina Ariza, intitulée Une mémoire à l’œuvre. Résurgences artistiques de la « petite histoire » en Colombie.

Carolina Ariza : Vous pointez du doigt, à partir des œuvres de l’art occidental, la réalité colombienne. Qu’est-ce qui vous intéressait dans les images de l’histoire de l’art universelle ?

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Beatriz González, Diez metros de Renoir (Dix mètres de Renoir), 1977. Huile sur papier marouflé sur toile, 150 x 1 000 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Peter Kilchmann. Zurich. Photo: Oscar Monsalve

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Beatriz González, Mural para Fábrica Socialista (Fresque pour une usine socialiste), 1981, émail sur bois, 224 x 1 220 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Peter Kilchmann, Zurich

Beatriz González : Au début, j’avais cette envie de voir comment une œuvre de l’histoire de l’art occidental se transforme, se transfigure lorsqu’elle arrive jusqu’à nous, ici, en Colombie. Qu’est-ce qui se passe lorsque quelqu’un découvre l’œuvre reproduite dans les livres ? En 1977, j’ai peint les Diez Metros de Renoir [Dix mètres de Renoir], inspirés du Bal du moulin de la Galette (1876) d’Auguste Renoir (1841-1919), et je les ai vendus au centimètre. C’était une performance avant même que les performances n’existent en Colombie, mais, au bout d’un moment, je me suis lassée de ce sujet. Le dernier tableau de cette série que j’ai réalisé, c’est Mural para Fábrica Socialista [Fresque pour une usine socialiste, 1981], une reproduction de Guernica (1937) de Pablo Picasso (1881-1973), à laquelle j’ai ajouté quelques ingrédients populaires de décoration locale.

Avant cela, je menais une recherche sur les crimes publiés dans les journaux. Je pratiquais alors la sérigraphie et l’héliogravure, et cette série de travaux a atteint son terme avec l’accession au pouvoir du président Julio César Turbay Ayala en 1978. À ce moment-là, j’ai commencé à découper des photographies dans la presse, mais c’est dans les années 1980 qu’une rupture s’est véritablement produite dans mon travail.

CA : Comment l’arrivée de J. C. Turbay a-t-elle affecté votre œuvre ? Quelle était la situation politique du pays ?

BG : La gravure, que je ne pratiquais guère auparavant, a alors primé. Il se trouve aussi que j’avais voyagé en Europe, j’avais vu des œuvres, je connaissais l’histoire de l’art, je l’enseignais, et cela s’est reflété dans le regard que je portais sur les œuvres, mais il y avait de l’humour, et d’autres ingrédients. Lorsque J. C. Turbay accède au pouvoir, l’humour persiste, jusqu’à la prise du palais de justice en 1985, et là, oui, il y a un changement total. Auparavant, la politique du pays était une comédie dont je me moquais dans mes toiles, je peignais un président qui décore un personnage, puis qui en décore un autre. Cela relevait de la tragi-comédie, mais, à ce moment-là, le rideau se lève et on voit tout. Soudainement le pays devient une pure tragédie.

CA : La prise du palais de justice est précisément l’un des événements qui m’intéressent beaucoup, celui-ci marque un virage dans votre travail et dans la carrière de beaucoup d’autres artistes. Est-ce que cet événement est un moment de prise de conscience ?

BG : Oui, c’était comme lever un voile. Par exemple, je ne me rendais pas compte du narcotrafic, c’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de la gravité du problème, des assassinats qui n’étaient pas tous politiques, et de tout le reste. La prise du palais de justice a été pour moi fondamentale. Ce qui m’a le plus impressionnée, c’est que la justice avait été tuée. J’ai pensé à l’œuvre d’Auguste Rodin (1840-1917), Les Bourgeois de Calais (1895)1, j’y ai pensé alors même que « la justice était brûlée », que 200 personnes, dont des juges, été exécutées ! J’avais abordé le sujet de J. C. Turbay avec beaucoup d’humour mais je ne pouvais plus rire. Alors j’ai commencé à représenter les personnes noyées qui étaient emportées par les fleuves, qui avaient été assassinées habillées et qui avaient ensuite été jetées à l’eau, les crimes des narcotrafiquants et ces mêmes narcotrafiquants morts. Cela a complètement changé l’aspect de mon travail.

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Beatriz González, Los suicidas del Sisga No 1 (Les suicidés de Sisga no 1), 1965, huile sur toile, 120 x 100 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Peter Kilchmann, Zurich. Photo: Oscar Monsalve

CA : Il y a une peinture qui m’intéresse beaucoup, c’est celle que vous avez consacrée à la défenseuse des droits humains Yolanda Izquierdo. Comment accédez-vous à ce type d’informations ? Comment faites-vous vos recherches ?

BG : Quand j’ai vu la photographie de Yolanda Izquierdo prise par Álvaro Sierra et diffusée dans la revue Semana, j’ai été fortement intéressée. Je connaissais Á. Sierra, alors je l’ai appelé pour lui demander si je pouvais utiliser sa photographie et j’ai commencé à travailler sur cette femme. Cette histoire m’a attirée parce que c’était une question de double morale qui se posait pour les gens de la région de Montería liés à Carlos Castaño, un leader paramilitaire qui était à la fois un assassin et celui qui leur donnait des terres. Lorsque C. Castaño meurt, sa famille vient pour reprendre les terres aux paysan·ne·s, qui ne veulent pas les restituer. Yolanda les soutient et devient une véritable défenseuse des droits humains. Puis on l’a fait assassiner. Ce que je veux dire, c’est que l’origine de ce problème n’est ni blanche ni noire, il y a vraiment quelque chose de trouble dans tout cela. Cette affaire m’a beaucoup intriguée, mais généralement je ne lis pas les histoires dans la presse, ce qui me touche, c’est plutôt l’image. J’ai vu cette image et je me suis dit : « D’autres Suicidas del Sisga2. » Je me suis alors interrogée sur ses rêves à elle, j’ai pensé qu’elle devait aspirer à avoir une maison avec des plantations. Sur la photographie, le fond représentait la vallée ; au lieu de dessiner cette vallée, j’ai dessiné des gens en train de faire la récolte et d’autres en train de pêcher pendant la nuit. Sur un autre cliché, elle préparait le maïs dans un récipient, pour le moudre. J’ai imaginé quatre autres de ses rêves et je les ai représentés. Cela m’a beaucoup plu. Le personnage est vraiment très émouvant car c’était une femme très courageuse. On m’a raconté qu’elle disait : « Ils vont me tuer », et ils l’ont tuée. Y. Izquierdo m’a vraiment permis de trouver de la poésie dans la tragédie.

CA : Aujourd’hui, de nombreuses femmes défenseuses des droits humains sont encore des Yolanda Izquierdo et continuent à être assassinées, c’est une histoire qui se répète en Colombie…

BG : Oui, des défenseur·euse·s sont encore tué·e·s. Je découpe toujours des photographies parce que, c’est terrible, dix ont déjà été assassiné·e·s3. Mais je crois en la Paix, avec un P majuscule, j’y crois parce que je pense qu’on ne peut pas aller plus loin dans la violence.

CA : Croyez-vous que l’accord de paix4 constitue une évolution décisive dans l’histoire de votre pays ?

BG : Oui, je crois que nous sommes en train de vivre un moment historique, parce qu’il y a parmi les experts·e·s des gens intelligents, ce n’est pas un caprice de président. Il suffit de penser à Sergio Jaramillo5; ce sont des personnes comme lui, qui connaissent la littérature, des philosophes. Un des points forts a été en premier lieu de sortir cela de la Colombie et de le déplacer à La Havane, et en second lieu de s’entourer de penseurs·euse·s, parce que les guérilleros·era·s sont des barbares, mais on est néanmoins en train de les apprivoiser. Je crois en ce processus. Nous avons vécu une vie tellement longue, tellement remplie de violence, et toujours nous nous sommes accroché·e·s à l’idée d’avoir une armée très forte pour tuer ces barbares, mais ce n’est jamais arrivé.

CA : Comme l’événement du palais de justice, l’accord marque-t-il un tournant dans votre travail ?

BG : Cette question, je me la suis beaucoup posée car je pense qu’on doit faire attention à son œuvre. Alors, cela m’a fait peur. Je ne voudrais pas compromettre mon travail avec cet événement. Cet accord est un moment historique très différent de celui de la prise du palais de justice, qui avait une dimension très triste. Je ne veux plus traiter ce thème.

CA : Oui, c’est une transition très longue. Font aussi irruption dans votre travail des images très puissantes de femmes qui ont perdu leurs enfants. Pouvez-vous m’en dire plus sur ce sujet ?

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Beatriz González, Las Delicias 10, 1997, huile sur toile, 30 x 40 cm. Photo: Juan Camilo Segura

BG : Cette œuvre s’appelle Las Delicias6 (1996). À cette époque, je me consacrais à des projets variés liés aux catastrophes naturelles. Je travaillais sur des visages de gens qui pleurent, et à ce moment-là ont eu lieu le massacre de Las Delicias puis celui de Patascoy7. Quand j’ai regardé des photographies de presse de Las Delicias, j’ai vu que le campement comprenait des poteaux auxquels les guérilleros attachaient les soldats avant de les embarquer, tandis que les autres étaient tués. Ils étaient environ 120 et ils en ont capturé 60, alors je me suis beaucoup investie dans cette scène du campement, mais en me disant qu’il était impossible de la représenter uniquement à partir d’une photographie de poteaux brûlés.

Je me suis mise à figurer des femmes en pleurs à partir d’images de femmes qui cachent leur visage après la mort d’êtres chers. Il se trouve qu’une fois un photographe m’a photographiée à mon insu, et j’ai dit : « Ne faites pas ça ! » en cachant mon visage. Alors j’ai pensé que cet acte pouvait signifier la douleur qui était absente dans une image du massacre publiée dans la presse, sur laquelle on pouvait voir de nombreuses femmes en train de pleurer. J’ai cherché des photographies de femmes pleurant et se couvrant le visage, mais, comme je n’en ai pas trouvé, j’ai réalisé la plupart des tableaux à partir du cliché que ce photographe avait pris sans mon accord. Dans une exposition, j’ai montré 35 de ces portraits inventés. C’était très impressionnant parce que les gens sortaient en pleurant de l’exposition. Cela n’était jamais arrivé. Un geste aussi simple que celui de se mettre les mains sur le visage a eu beaucoup de sens.

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Beatriz González, Autorretrato desnuda llorando (Autoportrait nu en pleurs), 1997, huile sur toile, 160 x 45 cm. Photo: Juan Camilo Segura/Juan Rodríguez Varón

CA : D’ailleurs, d’une certaine façon, les femmes ont été exclues de l’écriture de l’histoire, de la politique.

BG : Oui, mais il y avait quelque chose d’autre : c’était la première fois que les femmes sortaient, comme sur la Plaza de Mayo à Buenos Aires, sur la Plaza de Bolívar à Bogota, pour se faire entendre. C’était la première fois qu’elles se faisaient entendre, et cela m’a beaucoup émue. Je suis allée sur la place et on aurait dit que c’était irréel, elles avaient des sortes de bâtons au bout desquels elles mettaient des pancartes. C’étaient les femmes en train de manifester, cela a été un acte unique en Colombie à cette époque.

CA : C’était réellement une lutte invisibilisée contre la disparition de leurs enfants ?

BG : Oui, de leurs enfants. C’est beau, parce qu’en plus on pouvait les entendre ensuite à la radio. Aujourd’hui, avec l’apparition du statut de victimes, la femme qui attend depuis tant d’années a le droit de parler ; elle attend son fils et à la fin son fils meurt d’une maladie, là-bas, dans la forêt. Et ces camps de concentration du Mono Jojoy8, je n’ai jamais osé les dessiner, mais c’était impressionnant ; les gens se tenaient debout contre des fils barbelés, c’était d’une immense cruauté.

CA : Êtes-vous allée quelquefois sur le terrain, ou la presse a-t-elle toujours été pour vous la référence ?

BG : La presse est la référence, seulement la presse. C’était une mode, toutes les dames de la société, Gloria Zea, Elvira Cuervo, toutes allaient là-bas parler avec les guérilleros, c’était quelque chose d’horrible. La presse me nourrissait, mais en même temps je me tenais en marge, j’étais en dehors du système médiatique.

CA : Comment pensez-vous que l’artiste s’inscrit dans la possibilité d’une écriture de l’histoire ?

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Beatriz González, Naturaleza casi muerta, 1970, émail sur plaque métallique montée sur lit métallique, 125 x 125 x 95 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Peter Kilchmann, Zurich. Photo : Laura Jiménez

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Gráfica Molinari #227. Vignette, Gráficas Molinari

BG : J’ai lu, mais je ne sais plus de qui est la phrase, que « l’art dit ce que l’histoire ne peut pas raconter », et cela m’a beaucoup plu. Quand j’étais au Museo Nacional, le fait de travailler dans une institution a été pour moi très important. Je n’ai jamais cessé de peindre, mais j’étais aussi conservatrice, cela m’a donc permis de faire une révision de l’histoire de l’art en Colombie. Je crois que, même si on ne représente pas d’illustres personnages, si on ne peint pas de tableaux historiques, l’œuvre d’art possède son propre langage pour parler de la réalité nationale et donc de l’histoire.

CA : Qu’est-ce qui s’est passé avec l’histoire en Colombie, pourquoi avons-nous une relation si abstraite ou si fictionnelle avec l’histoire ?

BG : Je ne sais pas, les historien·ne·s sont plus fous ou folles que jamais9, en plus il·elle·s ont tellement de théories. Il·elle·s ont semé le désordre dans le musée, au moment où je l’ai laissé ; il y a là des choses très bizarres. Je pense que les historien·ne·s sont en train d’avancer sur des terrains très dangereux. Je ne sais pas.

CA : Vous ne pensez pas que cela a à voir avec la surproduction d’images de violence que l’on a connue ?

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Beatriz González, Cargueros (#3), série Vistahermosa, 2006, sanguine sur papier, 28 x 35 cm. Photo : Juan Camilo Segura

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Beatriz González, Cargueros de Bucaramanga, série Vistahermosa, 2006, huile et fusain sur toile, 25 x 815 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Peter Kilchmann, Zurich. Photo: Oscar Monsalve

BG : Non, pas du tout. Les images nous nourrissent plutôt nous, les artistes, qu’elles ne nourrissent les historien·ne·s. Les historien·ne·s ne les voient pas ; il·elle·s sont enfermé·e·s dans leurs théories, des théories très abstraites comme vous le dites, et ne regardent pas les images. C’est nous qui les regardons. Il est sûr que l’image, avec autant de répétitions, se dénaturalise. C’est pour cette raison que j’ai conçu l’installation Auras Anónimas [Auras anonymes, 2009], dans le cimetière central de Bogota. C’est d’ailleurs en train de s’écrouler à cause du maire de l’époque, Enrique Peñalosa, qui a interdit de faire quoi que ce soit parce qu’il veut détruire les columbariums. Je dis toujours que les médias lancent des images et qu’eux-mêmes sont prêts à ce que les gens ne s’en souviennent pas. Elles sont comme un flash qu’il faut capturer : elles ne se fixent pas dans la mémoire, au contraire elles perdent de l’importance. Tout le travail que j’ai mené autour des porteurs de morts de l’œuvre Auras Anónimas a donc été pensé à partir du fait que l’image qui paraît dans un journal sera jetée à la poubelle, dans la rue, le lendemain. Si quelqu’un la garde et l’interprète, elle est sauvegardée, mais, comme il y a en beaucoup qui sont produites, beaucoup se perdent. C’est juste ce que vous dites, l’image est dévalorisée par l’abondance.

CA : Au sujet de vos archives, cela m’intéresse de savoir comment vous les avez constituées ? J’émets l’hypothèse, par exemple, que Doris Salcedo a plus d’archives sur l’histoire de la Colombie que n’importe quel·le historien·ne, elle a une obsession très forte du thème du palais de justice. Vous aussi, de votre côté, vous avez suivi plusieurs événements moins importants, mais qui mis bout à bout doivent générer des éléments très intéressants. Racontez-nous-en un peu plus au sujet de vos archives.

BG : Elles sont colossales. José Ruiz, mon assistant, les a découvertes alors qu’il travaillait à mon catalogue raisonné ; il est en train de les ranger. Il y a de tout dans ces archives. Une partie est personnelle et concerne ma carrière – il y a mes photos, les sources, tout – et une autre ne concerne pas mon travail et porte plus précisément sur le thème de la violence, mais je ne l’ai pas utilisée. Ce sont des éléments très intéressants – nous réfléchissons à ce nous allons en faire –, mais très curieux. Par exemple, j’ai beaucoup de tee-shirts car à une époque, en tant qu’historienne de l’art, j’ai travaillé comme éducatrice. Dans les années 1970, je découpais tout ce qui contenait le mot « art », donc mes pauvres assistant·e·s sont en train de s’occuper de ces sacs pleins que j’avais gardés à la maison.

CA : Avez-vous conservé ces archives parce que vous saviez que vous alliez en avoir besoin à un moment ou à un autre pour votre travail, ou parce que vous vouliez garder une mémoire des faits qui se déroulaient alors en Colombie ?

BG : Cela dépend de quoi il s’agit. Je garde certaines archives parce qu’elles correspondent à des choses qui ne se reproduiront plus jamais – alors je veux les conserver –, d’autres parce qu’elles ont à voir avec mes œuvres – ce qui est différent –, et d’autres encore parce qu’elles sont en rapport avec la situation culturelle. Donc mes archives sont une folie. Ce ne sont pas celles d’une personne qui ne se consacre qu’à un seul sujet.

1
Ce groupe en bronze représente six habitants de Calais victimes d’un marché imaginé par le roi d’Angleterre Édouard III en août 1347 : le sacrifice de ces six hommes doit permettre de laisser la vie sauve à l’ensemble des habitant·e·s de la ville qui est alors sur le point de se rendre aux Anglais, après un long siège.

2
Los Suicidas del Sisga [Les suicidés de Sisga, 1965] est l’une des œuvres les plus célèbres de l’artiste. Elle s’inspire d’une image trouvée dans le journal El Tiempo, sous la rubrique des faits divers. Il s’agit d’une petite photographie, de mauvaise qualité, qui montre un couple humble avec une branche de fleurs. L’histoire est émouvante : il était jardinier ; elle, employée de service. Ce couple croyait que le monde était trop cruel pour qu’il puisse s’aimer vraiment, c’est pour cela qu’elle et lui sont allé·e·s au barrage du Sisga et se sont suicidé·e·s. Avant, elle et lui avaient pris une photographie pour que leur famille conserve leur souvenir. Ce qui a réellement attiré l’attention de l’artiste, bien avant l’histoire, c’était la platitude de l’image, son manque de couleurs et son inexpressivité.

3
Quand l’entretien a été réalisé, en janvier 2017, seulement deux mois s’étaient écoulés depuis la signature de l’accord de paix. D’après les rapports de l’Organisation des Nations unies, en 2018, il y a eu 172 homicides de leaders communautaires et de défenseur·euse·s des droits humains, soit 46 de plus que l’année précédente. En 2019, 107 défenseur·euse·s des droits humains ont été tués en Colombie.

4
Accord de paix entre l’État et les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC, Forces armées révolutionnaires de Colombie), signé à La Havane en novembre 2016.

5
Sergio Jaramillo Caro, philosophe et philologue, haut-commissaire pour la paix de 2012 à 2016. Humberto de la Calle, négociateur en chef du gouvernement national, et lui ont été chargés de diriger la stratégie conceptuelle de tout le processus de paix avec les FARC, qui a été mené jusqu’en août 2016.

6
La prise de Las Delicias est une attaque perpétrée par la guérilla des FARC le 30 août 1996 contre une base militaire de l’armée colombienne dans le département du Putumayo. Après l’attaque, menée par quelque 450 guérilleros, 27 militaires sont morts, 16 ont été blessés et 60 ont été pris en otage, cela représentant l’un des plus importants revers subis par les forces d’État colombiennes dans la lutte contre les FARC. Les otages ont été libérés dix mois plus tard, le 14 juin 1997.

7
La prise de Patascoy a été perpétrée par les FARC le 21 décembre 1997, entre les départements du Nariño et du Putumayo. Les FARC, avec à peu près 150 à 200 hommes, ont pris d’assaut la base militaire occupée par une section du bataillon d’infanterie, où se trouvait une station de communication de l’armée. Durant l’attaque, qui a duré seulement une quinzaine de minutes, 10 soldats sont morts et 18 ont été pris en otages. En 2001, 16 ont été libérés et deux d’entre eux, Libio José Martínez et Pablo Emilio Moncayo, sont restés en captivité pendant plus de dix ans. Le premier, chef de l’armée, a été assassiné le 26 novembre 2011.

8
Víctor Julio Suárez Rojas, plus connu sous les noms de Jorge Briceño Suárez ou Mono Jojoy, était le deuxième chef militaire des FARC. Il a été assassiné par un commando de l’armée dans la Serranía de la Macarena le 23 septembre 2010.

9
B. González fait ici référence aux historien·ne·s de l’art.

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Pour citer cet article :
Beatriz González & Carolina Ariza, « Beatriz González : du démontage de l’iconographie universelle à la singularité provinciale » in , [En ligne], mis en ligne le 11 mars 2022, consulté le 24 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/beatriz-gonzalez-du-demontage-de-liconographie-universelle-a-la-singularite-provinciale/.

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