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« Dites-leur tout » : Trois femmes artistes et le conflit nord-irlandais

18.11.2018 |

Rita Duffy, Veil (détail), vers 2002, matériaux mixtes, portes de prison, sel et verre, The Wolverhampton Gallery Collection, © Rita Duffy

En 1980, la dramaturge et militante pacifiste Margaretta D’Arcy vandalise l’un des murs de l’Ulster Museum et se retrouve incarcérée à la prison pour femmes d’Armagh lors des « grèves de l’hygiène » menées par les prisonnières républicaines. Son autobiographie Tell Them Everything [Dites-leur tout], publiée l’année suivante, est l’un des premiers ouvrages sur les femmes d’Armagh, leur emprisonnement et leur contribution à la cause républicaine pendant la période dite des Troubles (1969-1998).

Le mémoire « Dites-leur tout » : Trois femmes artistes et le conflit nord-irlandais tire son nom du récit radical de M. D’Arcy et offre la première étude détaillée de la production des femmes artistes lors des Troubles. L’étude se penche sur les travaux de Catherine McWilliams (née en 1940), Rita Duffy (née en 1959) et Rita Donagh (née en 1939) afin d’en dégager les problématiques présentes au cœur de la production artistique liée aux Troubles et de démontrer que, loin d’être des réactions « trop simplistes » au conflit, ces œuvres constituent un apport essentiel à la compréhension de ces trois décennies1.

C. McWilliams, R. Duffy et R. Donagh illustrent trois points de vue différents vis-à-vis du conflit : respectivement celui d’une pionnière, celui d’une féministe autoproclamée, et celui d’une personne extérieure. Les travaux choisis pour cette étude l’ont été pour leur impact visuel durable. Ce réexamen aborde les trois approches qu’ont adopté ces artistes : cartographier et redessiner les frontières, substituer aux images de « Mère Irlande » celles de femmes paramilitaires et, enfin, utiliser la fenêtre comme procédé de cadrage.

« Dites-leur tout » : Trois femmes artistes et le conflit nord-irlandais - AWARE Artistes femmes / women artists

Rita Donagh, Shadow of Six Counties, 1980, graphite et acrylique sur papier, 36 cm x 36,2 cm, © Tate, © ADAGP, Paris

En 1984, l’historienne de l’art américaine Lucy Lippard qualifie l’œuvre des artistes nord-irlandais de « terriblement indirecte2 ». Plutôt que de reproduire les fresques agitprop présentes sur les murs d’Irlande du Nord, C. McWilliams, R. Duffy et R. Donagh créent des œuvres qui surmontent les divisions sectaires et conçoivent la région comme un espace de potentiel partage entre deux communautés minées par le conflit. Le premier chapitre de ce mémoire explore la façon dont les artistes se servent d’éléments graphiques pour réexaminer le pouvoir autoritaire des cartes et frontières, étudier les identités polyvalentes du lieu et remettre en question l’identité codifiée du paysage irlandais. L’exemple le plus parlant de cette approche se trouve dans l’œuvre de R. Donagh Shadow of Six Counties [L’Ombre des six comtés, 1981], dans laquelle les formes représentées témoignent d’un sens du partage inhérent à l’Irlande du Nord et incompatible avec les conventions du langage cartographique.

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Catherine McWilliams, Girls and Motorbikes, 1973, huile sur carton, © Catherine McWilliams

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Rita Duffy, Eleventh Night Jubilee Maternity, 1988, fusain sur papier, 91,44 x 121,92 cm, Imperial War Museum Collection, London, © Rita Duffy

Le second chapitre aborde la façon dont R. Duffy et C. McWilliams utilisent l’image de la femme paramilitaire pour développer un langage visuel nouveau à l’aide duquel elles décrivent une féminité nord-irlandaise très éloignée de l’image du corps féminin vu comme substitut de la nation irlandaise. Elles mettent en lumière les contradictions en jeu dans la situation des femmes paramilitaires, entre leur participation militante volontaire et la façon dont les médias et les structures politiques ont tenté de les faire taire. Avec Girls and Motorbikes [Filles et motos, 1973], C. McWilliams accentue le contraste entre l’image virile que ces femmes ont d’elles-mêmes et leur inévitable fragilité qu’on leur attribue. L’œuvre de R. Donagh et son point de vue sur la figure féminine contrecarrent l’idée selon laquelle la femme militante ne serait qu’une simple extension de la figure de « Mère Irlande ».

Enfin, cette recherche se penche sur les œuvres de ces artistes dans lesquelles la fenêtre présente dans la composition ne fait plus office de démarcation entre l’espace intérieur et extérieur. C. McWilliams, R. Donagh et R. Duffy utilisent la fenêtre pour mettre en scène la destruction du caractère sacré du foyer et, ainsi, conceptualiser l’amalgame entre le quotidien et la notion d’urgence. L’œuvre de R. Duffy Eleventh Night Jubilee Maternity [Maternité, jubilé de la onzième nuit, 1988] souligne la manière dont la fenêtre intervient comme procédé de cadrage, permettant ainsi aux artistes de maintenir une distance critique vis-à-vis de ces scènes et de conserver leur rôle d’observatrices.

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Rita Duffy, Veil, vers 2002, matériaux mixtes, portes de prison, sel et verre, The Wolverhampton Gallery Collection, © Rita Duffy

Les réputations de ces trois artistes et celles d’autres femmes artistes ont historiquement pâti de la binarité dont était imprégnée la période des Troubles, conceptions binaires qui ont accentué leur dissociation des artistes masculins et leur exclusion des expositions, souvent basées sur le prétexte de leur « préoccupation » pour l’« individualité féminine3 ». Le présent mémoire intervient dans ce discours en réintégrant les récits des femmes au sein de la production artistique des Troubles et en replaçant le travail de ces trois artistes au cœur du conflit politique et social, afin de remettre en question la cohérence de la critique d’art à l’égard de ces œuvres. Ce faisant, cette étude met en évidence les multiples problématiques qui entrent en jeu dans le conflit nord-irlandais, de ses origines sous la forme d’une série de marches pour les droits civiques à sa dégénérescence en une guerre de représailles sectaire, et, ainsi, analyse la façon dont ces artistes explorent les questions de lieu, de genre, de classe et d’identité sectaire en Irlande du Nord et bouleversent le rôle de substitut muet de la nation irlandaise traditionnellement attribué aux femmes. Bien que les institutions aient exposé et continuent d’exposer les œuvres de ces artistes, elles doivent faire en sorte de donner la priorité à la parité quant aux multiples illustrations des Troubles et reconnaître que l’instabilité qui règne encore dans les représentations de l’Irlande du Nord mériterait une réévaluation du travail des femmes artistes de cette période.

 

Mémoire de Bachelor of Arts dirigé par Bridget Alsdorf et soutenu par Margot E. Yale en mai 2017, à l’Université de Princeton (États-Unis).

1
L’artiste et critique Daniel Jewesbury qualifie l’art produit durant le conflit nord-irlandais de « réaction trop simpliste aux Troubles de la part des artistes comme des critiques », in Jewesbury Daniel, « ‘I Wouldn’t Have Started from Here’ or the End of ‘the History of Northern Irish Art’ », Third Text 5, 2005, p. 527.

2
Lippard Lucy, « Activating Activist Art », Circa Art Magazine n° 17, 1984, p. 11.

3
En 1987, l’historien de l’art Brian McAvera a justifié, dans le catalogue de l’exposition, sa décision de ne pas inclure de femmes artistes dans son exposition d’art nord-irlandais par la déclaration suivante : « J’étais bien conscient de la nécessité d’inclure une femme artiste. Les femmes occupent une place de plus en plus importante dans le paysage de la création nord-irlandaise et il semblait donc logique d’en exposer un certain nombre. Cependant, je refuse de me plier à la loi des quotas sous prétexte de satisfaire telle ou telle notion de représentativité. Le fait est que les œuvres des artistes femmes ne semblent pas correspondre aux thématiques abordées par cette exposition. Ceci, me semble-t-il, s’explique de plusieurs manières. Au sein d’une société patriarcale insulaire qui, bien souvent, a vingt ans de retard, ce qui préoccupe les femmes est leur opposition à ce système à travers la revendication de leur individualité féminine. » McAvera Brian, Directions Out: An Investigation into a Selection of Artists Whose Work Has Been Formed by the Post-1969 Situation in Northern Ireland, Dublin, Douglas Hyde Gallery, 1987, non-paginé.

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Pour citer cet article :
Margot E. Yale, « « Dites-leur tout » : Trois femmes artistes et le conflit nord-irlandais » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 18 novembre 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/dites-leur-tout-trois-femmes-artistes-et-le-conflit-nord-irlandais/.

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