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Interventions monumentales : féminisme, art et résistance publique au Mexique

23.12.2022 |

Erin L. McCutcheon, Antimonumenta-Justicia, 2022, Mexico © Courtesy Erin L. McCutcheon

Le 25 septembre 2021, un groupe de militantes féministes monte sur le socle vide qui soutenait autrefois un monument à la gloire de Christophe Colomb le long de la très fréquentée avenue Paseo de la Reforma, à Mexico. La statue de Colomb, dévoilant un globe terrestre pour « révéler » les Amériques entouré de religieux dominicains et franciscains de l’époque coloniale, avait été commandée par le riche industriel Antonio Escandón et ornait le boulevard depuis 18771. Le monument faisait partie d’un projet national de « modernisation » de la capitale mexicaine entamé sous le règne éphémère de l’empereur Maximilien Ier, qui se poursuivit tout au long du Porfiriat et se concrétisa par la construction de grands axes à l’image des boulevards parisiens, destinés à être remplis d’œuvres d’art public monumentales.

Au cours des décennies suivantes, d’autres monuments et statues consacrés aux héros nationaux furent installés sur le Paseo de la Reforma, que ce soit sur ses grands ronds-points ou le long de la voie. Toutes ces grandes figures sont des hommes, à l’exception de deux : l’Ange de l’Indépendance, symbole de l’indépendance du Mexique vis-à-vis de l’Espagne en 1910, et la fontaine de Diane chasseresse, construite en 1942 sur un rond-point près du parc Chapultepec. La plus grande représentation d’une figure féminine se situe à proximité du Paseo de la Reforma : il s’agit du Monumento a la Madre [Monument à la Mère], officiellement inauguré le jour de la fête des Mères en 1949. Il représente une gigantesque Madone à l’Enfant autochtone, érigée au-dessus d’une plaque portant l’inscription « À celle qui nous a aimés avant notre rencontre ». Bien que le monument ait été détruit lors du tremblement de terre qui a dévasté Mexico en 2017, il est restauré à l’identique un an plus tard. Ainsi, pendant plus d’un siècle, les seules présences féminines dans l’art public monumental à Mexico ont été un personnage mythologique dénudé, une allégorie de la nation sous les traits d’une figure angélique et une image idéalisée de la mère martyre. Cet état de fait tend à changer ces dernières années grâce aux interventions monumentales menées par les féministes dans l’espace public2.

Le groupe statuaire dédié à Christophe Colomb a longtemps été la cible de protestations dans la ville. Il est démonté pour restauration en 2020, quelques jours avant une manifestation à l’occasion du Día de la Raza, qui marque l’arrivée de Colomb aux Amériques, au cours de laquelle les manifestant·e·s appellent à son démantèlement. La municipalité projette de le remplacer par un monument dédié aux femmes autochtones et, en septembre 2021, annonce que l’artiste Pedro Reyes (1972-) a été sélectionné pour le projet. La manière dont P. Reyes cherchait à représenter la femme autochtone dans sa sculpture, intitulée Tlalli (« terre » en nahuatl), s’inspire des représentations olmèques de chefs généralement vus comme masculins. S’ensuit alors un débat sur de multiples aspects du projet, notamment sur le choix de confier sa coordination à un artiste masculin mestizo, menant de fait à l’annulation du projet3.

Profitant de la controverse autour du remplacement du monument, des militantes féministes escaladent la barrière qui entoure le socle vide et y installent une silhouette en bois violet représentant une femme au poing levé et portant la mention « JUSTICIA » dans son dos. Elles nomment l’intervention Antimonumenta-Justicia4 [Antimonumenta-Justice] (fig. 1). Travaillant de concert avec les familles de femmes disparues et victimes de féminicides, elles peignent les noms de celles-ci le long des barrières de protection et renomment l’espace « Glorieta de las Mujeres que Luchan » [Rond-point des femmes en lutte]. À peine quelques heures plus tard, les autorités ont déjà recouvert les noms de peinture – mais le collectif revient plusieurs fois les réinscrire, affirmant ainsi sa prise de contrôle de l’espace. Depuis cette première intervention, le rond-point est devenu un lieu à la mémoire des victimes et un point de ralliement des manifestations pour la justice (fig. 2).

Interventions monumentales : féminisme, art et résistance publique au Mexique - AWARE Artistes femmes / women artists

Fig. 1. Erin L. McCutcheon, Antimonumenta-Justicia, 2022, Mexico © Courtesy Erin L. McCutcheon

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Fig. 2. Erin L. McCutcheon, Antimonumenta-Justicia, 2022, Mexico © Courtesy Erin L. McCutcheon

Cette intervention est liée à l’épidémie croissante de violences sexistes qui sévit au Mexique. Des études récentes estiment ainsi que 70 % des femmes et des filles de plus de quinze ans ont été victimes de violences sexuelles5. Le taux de féminicides dans le pays a quasi doublé depuis 2015, avec dix femmes assassinées chaque jour6. Cette réalité sidérante a été mise en lumière dans deux interventions notables lors de deux éditions de la Journée internationale des femmes. La première est menée en 2019 par le même groupe d’activistes responsable d’Antimonumenta-Justicia, qui installe un symbole féministe portant les statistiques actuelles sur les féminicides devant le palais des Beaux-Arts lors d’une intervention intitulée Antimonumenta-vivas nos queremos [Antiminumenta-nous nous voulons vivantes] (fig. 3). La seconde est menée en 2022 par le collectif féministe Fuimos Todas, qui fait voler au-dessus de Mexico un ballon dirigeable portant sur son flanc le nombre quotidien de féminicides (fig. 4). La brutalité croissante des meurtres de femmes et de filles ainsi que l’impunité systémique qui les caractérise ont contribué à cette nouvelle vague de fond au sein du militantisme féministe. Depuis 2019, des milliers de personnes se sont regroupées à l’occasion de manifestations monstres pour dénoncer la situation à laquelle est confronté le Mexique et exiger un changement d’ordre systémique. Ces manifestations font un usage stratégique des monuments publics du Paseo de la Reforma afin d’attirer l’attention sur les causes de ces violences et sur les liens profonds entre cette crise, la conception patriarcale des rapports de genre et les mythes autour de l’État-nation.

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Fig. 3. Wotancito, AntimonumentaVivas nos queremos, 9 mars 2019 © Wotancito

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Fig. 4. Fuimos Todas, Con el dolor en el cielo, 2022, Mexico © Courtesy EFE

En août 2019, des collectifs et militantes féministes recouvrent l’Ange de l’Indépendance du Paseo de la Reforma de graffitis dénonçant la complicité de l’État dans la culture de la violence contre les femmes. L’inscription la plus visible est « México Feminicida » [Mexique féminicide] (fig. 5). Plutôt que de répondre aux revendications des manifestant·e·s, les autorités de l’État taxent leurs actions de vandalisme et s’empressent de protéger la zone de « dégâts » supplémentaires en l’entourant d’une barrière en contreplaqué et en planifiant son nettoyage. Comme l’analyse Marina M. Álvarez, cette situation est une illustration parfaite du fait que « l’État a davantage agi pour la préservation et la défense des monuments et espaces publics mexicains que pour la reconnaissance des récits de violences sexistes7 ». En réaction, un collectif composé d’artistes, d’architectes, d’historiennes et de spécialistes de la conservation, les Restauradoras con Glitter [Restauratrices aux paillettes], réclame au gouvernement de documenter les graffitis plutôt que de les effacer, argumentant que ceux-ci font désormais partie de l’histoire officielle du monument8. Quelques mois plus tard, à l’occasion de la Journée internationale des femmes de 2020, des militantes féministes colorent l’eau de la fontaine de Diane chasseresse en rouge pour sensibiliser l’opinion publique sur les violences sexistes et les féminicides (fig. 6).

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Fig. 5. Santiago Arau, Ángel de la Independencia, 19 août 2019, Mexico © Courtesy Santiago Arau

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Fig. 6. Collectif féministe anonyme, Fuente de la Diana Cazadora, 7 mars 2020, Mexico, capture d’écran

Si les interventions organisées depuis 2019 ont pu faire la une de la presse au Mexique et à l’étranger, elles ne sont pas les premiers exemples dans l’histoire. La tactique qui consiste à se réapproprier les monuments publics puise ses origines dans les actions menées par les mouvements féministes mexicains au début des années 1970. Citons notamment La Protesta Contra el Mito de la Madre [Mobilisation contre le mythe de la mère], organisée en 1971 par le groupe Mujeres en Acción Solidaria [Action des femmes solidaires], qui se sert du Monument à la Mère comme d’un espace de questionnement des constructions performatives de la notion de maternité et d’un catalyseur de transformations collectives. Divers groupes continuent par la suite d’utiliser ce monument comme lieu de convergence des mouvements féministes et comme symbole du plaidoyer pour la « maternité choisie », terme qui englobe l’accès à l’éducation sexuelle, l’accessibilité des moyens de contraception, le droit à l’avortement et le refus de la stérilisation forcée9 (fig. 7). En 1991, des activistes parviennent à ajouter cette formule à la plaque d’origine du monument : « Parce qu’elle a choisi d’être mère10. » D’autres groupes menés par des femmes ont contribué à transformer ce symbole du dévouement maternel en espace permettant de dénoncer le manque de dévouement de l’État et d’œuvrer pour la reconnaissance des femmes disparues depuis le début des années 1970.

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Fig. 7. Ana Victoria Jiménez, Coalición de Mujeres Feministas (Manifestation de la fête des mères), 10 mai 1979, Mexico © Archivo Ana Victoria Jiménez

Le caractère intergénérationnel de ces actions antimonumentales se confirme le 5 mars 2022. Quelques jours avant les manifestations de masse prévues pour la Journée internationale des femmes, des collectifs féministes organisent un événement lors duquel ils remplacent la sculpture en bois d’origine de l’action Antimonumenta-Justicia par une version en acier de deux mètres et inaugurent le Jardín de la Memoria [Jardin du souvenir], qui comporte des panneaux fixes affichant des informations sur les disparitions, féminicides et violences sexuelles. Autour de l’espace est également installée l’œuvre El tendedero de denuncias y protestas [La corde à linge des dénonciations et protestations], une variation sur le projet El tendedero [La corde à linge] créé par l’artiste Mónica Mayer (1954-). L’œuvre, que M. Mayer a présentée pour la première fois en 1978, se compose d’une corde à linge à laquelle sont accrochés des témoignages sur le harcèlement de rue partagés par des femmes après que l’artiste leur a demandé quel aspect de la vie urbaine leur déplaisait le plus. Le projet a été repris plusieurs fois au cours des quarante dernières années par M. Mayer et d’autres collectifs, en modifiant chaque fois la question posée au public. Dans le cas de la version installée en 2022 autour de la Glorieta de las Mujeres que Luchan, on demande aux participantes pourquoi elles n’ont pas porté plainte pour agression sexuelle (fig. 8).

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Fig. 8. Erin L. McCutcheon, Antimonumenta-Justicia, 2022, Mexico © Courtesy Erin L. McCutcheon

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Fig. 8. Erin L. McCutcheon, Antimonumenta-Justicia, 2022, Mexico © Courtesy Erin L. McCutcheon

Comme l’a exprimé Ayahuitl Estrada, l’une des fondatrices des Restauradoras con Glitter, « le mouvement féministe est parvenu à transformer des symboles et monuments nationaux en quelque chose d’entièrement différent11 ». Ces stratégies d’intervention collective et de redéfinition de monuments nationaux très visibles confirment le fait que ces problématiques ne peuvent plus être ignorées par l’opinion publique et l’État. Par ces actions, les féministes ont transformé des monuments qui servaient autrefois à contrôler les récits nationaux et la mémoire culturelle du pays en ce que María Laura Rosa appelle « un espace de revendications et de luttes collectives ; un laboratoire d’expérimentation créative qui renforce ces luttes12 ». Ces interventions, dont la fonction est de sensibiliser l’opinion publique, bouleversent le sens premier de ces monuments en remettant en cause leur fonction porteuse de récits unidimensionnels et statiques pour les faire évoluer vers des espaces fluides, plurivoques et participatifs. Si l’avenir d’Antimonumenta-Justicia reste incertain, il n’en reste pas moins que les interventions monumentales féministes ont modifié le paysage de la ville de Mexico afin qu’il reflète définitivement l’héritage des mouvements de résistance féministe (fig. 9).

Traduit de l'anglais par Lucy Pons.

1
Oscar E. Vásquez, « Translating 1492 : Mexico’s and Spain’s First National Celebrations of the “Discovery” of the Americas », Art Journal, vol. 51, no 4, 1992, p. 21-29.

2
Outre l’intervention féministe dite Antimonumenta-Justicia en 2021, quatorze nouvelles statues de femmes notables de l’histoire mexicaine ont été installées le long du Paseo de la Reforma, sur une portion de la voie désormais renommée Paseo de las Heroínas [boulevard des Héroïnes].

3
Valentina Di Liscia, « In Response to Backlash, Mexico City Reverses Decision on Artist to Replace Columbus Statue », Hyperallergic, 15 septembre 2021, https://hyperallergic.com/677199/mexico-city-reverses-decision-on-artist-to-replace-columbus-statue.

4
Le collectif responsable de ces interventions préfère attirer l’attention sur ses projets anti-monumentaux et, plutôt que de revendiquer un nom d’entité unique, choisit de se nommer « Las de las Antimonumentas » [Celles des Antimonumentas]. Correspondance de l’autrice avec l’un des membres du collectif, 1er décembre 2022.

5
Instituto Nacional de Estadística y Geografía (INEGI), « Violencia contra las mujeres en México », https://www.inegi.org.mx/tablerosestadisticos/vcmm.

6
Teagan D. McGinnis, Octavio Rodríguez Ferreira et David A. Shirk, « Analyzing the Problem of Femicide in Mexico: The Role of Special Prosecutors in Combatting Violence Against Women », Justice in Mexico, vol. 1, no 2, 2022, p. 4.

7
Marina M. Álvarez, « Monumentality and Anticolonial Resistance: Feminist Graffiti in Mexico », Public Art Dialogue, vol. 12, no 2, 2022, p. 178-194, p. 179-180.

8
Restauradoras con Glitter, « Carta abierta al Presidente Andrés Manuel López Obrador y Mayor Claudia Sheinbaum Pardo », Twitter @RGlittermx, 21 août 2019.

9
Marta Lamas, « The Feminist Movement and the Development of Political Discourse on Voluntary Motherhood in Mexico », Reproductive Health Matters, vol. 5, no 10, 1997, p. 58-67.

10
Marta Lamas, « El feminismo mexicano y la lucha por legalizar el aborto », Política y Cultura, vol. 1, 1992, p. 9-12.

11
Cité dans Lorena Rios, « How A Feminist Uprising Reshaped Mexico City », Bloomberg, 8 mars 2022, https://www.bloomberg.com/news/features/2022-03-08/the-legacy-of-mexico-city-s-feminist-protest-movement.

12
María Laura Rosa, « Activism and Collaborative Strategies for Latin American Women Artists », AWARE, 9 octobre 2021, https://awarewomenartists.com/en/magazine/activisme-et-strategies-collaboratives-entre-artistes-latino-americaines-estado-de-emergencia-etat-durgence-mexico-2018-et-maternidades-en-tension-maternites-en-tension-buenos-ai/

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Pour citer cet article :
Erin L. McCutcheon, « Interventions monumentales : féminisme, art et résistance publique au Mexique » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 23 décembre 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/interventions-monumentales-feminisme-art-et-resistance-publique-au-mexique/.

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