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La dot féministe de Dunja Blažević

09.09.2022 |

Conférence Drug-ca žena: Žensko pitanje – novi pristup? [Camarade femme : la question des femmes – une nouvelle approche ?], Belgrade, Centre culturel étudiant (SKC), 1978 © Archives SKC

Dunja Blažević, historienne de l’art, commissaire d’exposition et critique, est une figure historique majeure, qui fait consensus au sein des milieux artistiques contemporains de la Yougoslavie post-socialiste. Les expérimentations qu’elle a mises en œuvre afin d’ouvrir le champ institutionnel aux « nouvelles pratiques artistiques1 » ont fait l’objet de multiples recherches, interprétations, expositions et écrits au cours des dix dernières années2. Dès les années 1970, D. Blažević utilise l’expression « critique appliquée » pour décrire son propre travail. Le terme évoque sa quête constante d’innovation dans l’art, d’une démocratisation d’un domaine trop étriqué et élitiste, et d’un art qui trouverait une place et une fonction dans la société socialiste autogérée. Si le caractère féministe de ses expérimentations curatoriales a fait l’objet de recherches approfondies, celui-ci n’a cependant donné lieu qu’à peu de publications, alors même qu’il sous-tend tout le début de sa carrière.

Au cours de son parcours professionnel, D. Blažević a occupé quatre postes au sein de trois différentes institutions et sous deux systèmes politiques et économiques. À l’âge de vingt-six ans, elle devient commissaire d’exposition et directrice des programmes à la galerie du Centre culturel étudiant (SKC) de Belgrade (1970-1976) et prend ensuite la direction du SKC (1976-1979). Puis elle occupe le poste de directrice des programmes consacrés aux arts plastiques pour TV Belgrade (1980-1991) et, enfin, celui de directrice du Centre d’art contemporain de Sarajevo (SCCA) (1996-2010). À tous ces postes, elle lance et développe des programmes ouvertement féministes, des débats libres sur la place des femmes dans l’art et dans la société, tout en soutenant les femmes artistes et en établissant davantage d’espaces de création, d’exposition et de médiation à une échelle inédite.

Le premier programme féministe qu’elle engage est la conférence « Femmes dans l’art » au SKC en 1975, dans le cadre de la quatrième édition des Rencontres d’avril, un festival consacré aux médiums dans leur ensemble. Elle réunit un panel de femmes artistes, d’historiennes de l’art et de critiques, ainsi que des militantes féministes issues de régions et de systèmes politico-économiques divers, que ce soit des pays capitalistes de l’Ouest ou socialistes de l’Est, comme Nena Baljković Dimitrijević, Ida Biard, Iole de Freitas, Natalia LL, Gislind Nabakowski, Ulrike Rosenbach, Katharina Sieverding, Irina Subotić, Jasna Tijardović, Biljana Tomić et Jadranka Vinterhalter. Avec le recul et à l’aune des travaux de chercheuses féministes post-socialistes telles que Chiara Bonfiglioli, Adriana Zaharijević ou Kristen R. Ghodsee, qui insistent sur l’écart temporel entre les féminismes de l’Est et ceux de l’Ouest, cet événement mériterait davantage de visibilité et une recherche plus approfondie.

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« Dunja Blažević: Aktivistkinje avangarde » [Dunja Blažević: Activiste de l’avant-garde], entretien avec Vesna Kesić, Start n° 340, 12 février 1982, p. 48-49

Outre le fait que cette conférence constitue l’une des premières interventions féministes au sein du monde de l’art dans le contexte socialiste yougoslave, sa structure composite en fait sans doute l’une des fondations d’un autre événement, Drug-ca žena : žensko pitanje – novi pristup ? [Camarade femme : la question des femmes – une nouvelle approche ?, 1978], encore « considéré aujourd’hui comme un tournant majeur dans l’histoire du féminisme en ex-Yougoslavie3 ». Cet événement paradigmatique constitue en effet la première conférence autonome dans le cadre de la seconde vague féministe dans un pays socialiste. Elle est organisée à l’initiative de jeunes universitaires féministes, Nada Ler Sofronić et Žarana Papić, en collaboration avec D. Blažević. Comme le démontrent les recherches sur l’histoire orale du féminisme menées par C. Bonfiglioli, cette dernière fait en sorte d’ouvrir les portes du SKC à cette initiative, ainsi qu’à d’autres rencontres féministes4. D. Blažević se remémore ces débuts avec une certaine modestie : « Elles [N. Ler Sofronić et Ž. Papić] avaient lu les écrits théoriques féministes et avaient participé au mouvement au niveau international.[…] Au fond, je suis devenue féministe par nature5. » La conférence, qui regroupe pour la première fois des féministes venues de l’Ouest capitaliste et de l’Est socialiste, s’articule autour de trois axes thématiques : 1) femmes, capitalisme et évolution sociale ; 2) femmes et culture ; 3) femmes, capitalisme et révolution. Comme le sous-entendent ces intitulés, la question de la condition des femmes est perçue comme intimement liée à l’organisation sociale et leur émancipation comme dépendante de la chute du système capitaliste. Chose surprenante, bien que les discussions soient axées autour du contexte sociopolitique et ouvertement critiques du capitalisme, elles évitent en retour les thématiques liées au socialisme, et ce, jusqu’à la dernière séance, intitulée « Place(s) de la femme dans la société socialiste autogérée ». D’après C. Bonfiglioli, cette séance a pour but de développer une critique féministe de la politique de l’égalité des genres au sein de l’État socialiste sous un angle marxiste. Il ne s’agit pas forcément de rejeter les avancées matérielles et juridiques acquises grâce au socialisme en matière de « condition des femmes », mais de critiquer le patriarcat qui existe encore dans l’État socialiste sous la forme d’un vestige bourgeois qui entre en contradiction avec ses principes : « La critique interne du système yougoslave – critique féministe mais pas antisocialiste – est très particulière et représente, à mes yeux, le point de divergence culturelle et politique principal entre les participantes yougoslaves et internationales – un différend qu’il n’est pas aisé de retranscrire6. »

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Dunja Blažević à TV Belgrade, 1982 © Archives personnelles de Dunja Blažević

La conférence est accompagnée d’un cycle d’expositions à la galerie du SKC, organisé par B. Tomić et D. Blažević, assistées de Bojana Pejić. Le programme comprend deux expositions documentaires consacrées à Claire Bretécher et à Goranka Matić : Jugoslovenska žena u statistici [Femme yougoslave et statistiques] et Seksizam oko nas [Le sexisme qui nous entoure]. Ces deux expositions présentent des données issues des organismes de statistiques officiels et des médias d’État soulignant la place des femmes dans la société yougoslave, accompagnées d’une sélection de films et de vidéos. L’événement cause un grand émoi dans la classe politique et engendre de vifs débats publics. Avec le recul, on se rend compte qu’il mettait en lumière la présence d’un schisme supplémentaire entre les sphères « officielles » et « alternatives » – dans ce cas entre la politique d’égalité des genres menée par l’État et les idées des mouvements féministes autonomes. Ces tiraillements traversent l’ensemble de la carrière de D. Blažević.

Dans sa conclusion d’un texte plus tardif (2011), « Da li žensko pitanje još postoji ? » [La question des femmes existe-t-elle encore ?], où elle revient sur l’événement Drug-ca žena, elle s’attarde sur la place des femmes artistes : « L’un des préalables à la prise en charge de ce phénomène est l’existence d’une critique et d’une théorie féministe qui, dans le contexte qui est le nôtre, s’avèrent encore inexistantes, ou l’affaire d’à peine quelques individus. D’autre part, les femmes artistes ne se déclarent pas féministes, et ce, bien que leurs attitudes et leurs œuvres l’indiquent clairement7. » La parution de ce texte est accompagnée d’un manifeste écrit avec un groupe d’artistes femmes à Sarajevo en 2003, en réponse au manque d’espaces de travail réservés aux femmes. La publication de ce manifeste près de dix ans après sa première diffusion non seulement souligne sa pertinence, mais le rattache aussi aux luttes historiques et à l’engagement politique de D. Blažević tout au long de sa vie. Il montre également son engagement au sein du Sarajevo d’après-guerre, où le SCCA qu’elle dirige devient un « point de rendez-vous » unique, pour citer le titre de sa première exposition organisée dans la ville en 1997. Lorsqu’elle arrive à Sarajevo, désormais entré dans l’ère post-socialiste de l’après-guerre, pour y prendre son poste de directrice du SCCA, institution qui s’adapte elle aussi au changement de système politique et économique, D. Blažević rassemble de nouvelles générations de jeunes artistes, fournit les conditions matérielles et le cadre institutionnel nécessaires aux interventions artistiques dans le cadre public et social, et plus généralement dans la vie d’après-guerre, qui s’avère « en fin de compte restreinte et appauvrie par rapport à l’avant-guerre, que ce soit sur le plan matériel, institutionnel ou professionnel8 ».

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Portrait de Dunja Blažević par Božica Babić, paru dans Saša Gavrić et Hana Stojić (dir.), Dolje ti rijeka, dolje ti pruga. Žene u Bosni i Hercegovini [En bas se trouve ta rivière, en bas se trouve ton rail. Femmes en Bosnie-Herzégovine], Sarajevo: Buybook, 2011

C’est cette expérience, notamment dans son travail auprès des jeunes générations d’artistes à Sarajevo, qui inspire à D. Blažević son dernier projet, Miraz [Dot, 2012], une exposition consacrée aux artistes femmes de Sarajevo et d’autres foyers artistiques en ex-Yougoslavie, notamment Alma Suljević, Danica Dakić, Gordana Anđelić Galić, Maja Bajević et Šejla Kamerić (Sarajevo), Darinka Pop-Mitić, Milica Tomić et le collectif škart (Belgrade), Dejan Habicht, Marjetica Potrč et Tanja Lažetić (Ljubljana), Kristina Leko, Renata Poljak et Sanja Iveković (Zagreb). Cette scène jeune et dynamique est majoritairement féminine et travaille dans des conditions très modestes, avec un manque de reconnaissance institutionnelle et de soutien féministe, que ce soit en termes d’écrits critiques ou de contenu théorique. Ainsi, l’exposition est « à l’image de la mémoire collective et du fardeau que je porte, que nous portons toutes, à travers l’espace et le temps […] comme une dot qui offrirait peut-être une autre interprétation de ce que nous appelons l’art féminin9 ». Emprunté à la tradition patriarcale, le titre redéfinit le confinement des femmes au cercle familial en les plaçant dans un contexte social plus large, faisant d’elles des sujets politiques actifs à part entière. En rassemblant ces femmes artistes d’ex-Yougoslavie, l’exposition fait non seulement référence à la situation sociale et politique qui les lie, mais donne aussi du poids aux luttes féministes qui les unissent.

Le parcours curatorial de D. Blažević est modelé par une critique du modernisme, une pratique alternative qui s’articule en regard du haut-modernisme de la société socialiste tardive. Il se caractérise par sa recherche constante d’une démocratisation du domaine artistique, qui est alors encore perçu comme élitiste et bourgeois dans une société pourtant socialiste et autogérée, ainsi que par sa volonté d’associer le féminisme à l’art conceptuel et à sa dématérialisation afin de tracer « un chemin révolutionnaire vers un système autogéré fait d’échanges libres et de travail en commun10 ». Avec le recul, à l’examen de sa pratique engagée et féministe du commissariat d’exposition et de son influence sur le fonctionnement systémique des institutions artistiques, on ne peut que constater que cet aspect de sa « critique appliquée » n’a pas été suffisamment mis en lumière, et ce malgré sa nature innovante et sa portée considérable.

Traduit de l'anglais par Lucy Pons.

1
L’expression « nouvelles pratiques artistiques » est introduite par l’historien de l’art Ješa Denegri, qui l’emprunte à Catherine Millet afin d’établir un dénominateur commun aux pratiques artistiques radicales du milieu des années 1960 au début des années 1970, qui comprenaient diverses formes d’interventions artistiques performatives et temporelles (actions, performances, happenings, body art, films et vidéos expérimentaux), de poésie visuelle et concrète et d’art conceptuel fondé sur le langage. Cf. Ješa Denegri, « Art in the Past Decade », in Marijan Susovski (dir.), The New Art Practice in Yugoslavia 1966-1978, cat. exp., Zagreb, Gallery of Contemporary Art, 1978, p. 5-12.

2
Citons notamment Političke prakse (post-)jugoslovenske umetnosti, un projet de recherche et d’exposition mené par Prelom Kolektiv (Belgrade), WHW(Zagreb), kuda.org/Novi Sad et SCCA/pro.ba/ (Sarajevo) en  2009 ; l’essai de Jelena Vesić « SKC as a Site of Performative (Self-)Production : October 75 – Institution, Self-Organization, First-Person Speech, Collectivization », Život umjetnosti n° 91, 2012, ainsi que son projet Oktobar XXX : Exposition – Symposium – Performance (2012) ; et Ivana Bago, « Primjeri kustoske prakse kao antikapitalističke institucionalne kritike u Jugoslaviji tijekom 60-ih i 70-ih godina 20. Stoljeća », Radovi Instituta za povijest umjetnosti, no 36, 2012.

3
Chiara Bonfiglioli, « Remembering the Conference “Comrade Woman : The Women’s Question – A New Approach ?” Thirty Years After », mémoire de master, université d’Utrecht, 2008, p. 5.

4
Ibid., p. 52.

5
Souligné par l’autrice. Cf. Branka Mihajlović, « Blažević : Izložba Marine Abramović košta koliko i budžet muzeja », Radio Slobodna Evropa, 14 septembre 2019.

6
C. Bonfiglioli, « Remembering the Conference… », op. cit., p. 57.

7
Dunja Blažević, « Da li žensko pitanje još postojiv ? », in Dolje ti Rijeka, dolje ti pruga. Žene u Bosni i Hercegovini, Sarajevo, Buybook, 2011, p. 20.

8
Note d’intention de Dunja Blažević pour le premier projet d’exposition annuelle du SCCA, Meeting Point [Point de rencontre], Sarajevo, SCCA, 1997.

9
Nada Salom, « Žensko nasljeđe – doprinos jednakosti », Aljazeera, 15 octobre 2012.

10
Dunja Blažević, « Umetnost kao forma svojinske svesti », dans Oktobar 75, Belgrade, SKC Beograd, 1975.

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Pour citer cet article :
Vesna Vuković, « La dot féministe de Dunja Blažević » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 9 septembre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/la-dot-feministe-de-dunja-blazevic/.

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