Entretiens

« Réellement pour de vrai » : Nancy Buchanan en conversation avec Amelia Jones

22.10.2021 |

Nancy Buchanan, Video Viewpoint, 1983, vidéo, 20 min. 45 s., Courtesy de l’artiste

« Réellement pour de vrai » : Nancy Buchanan en conversation avec Amelia Jones - AWARE Artistes femmes / women artists

Nancy Buchanan, de la série Dreams #24, crayon pastel sur papier, 1976, Courtesy de l’artiste

Nancy Buchanan (1946-) est une artiste féministe états-unienne dont la pratique s’axe depuis les années 1970 sur la performance, la vidéo, le dessin, la peinture et l’installation. Elle est une figure centrale de la scène artistique et performative underground de Los Angeles depuis plusieurs décennies.
Elle grandit dans la région de Los Angeles, puis brièvement à Palo Alto, et travaille depuis plusieurs dizaines d’années en Californie après une courte période d’enseignement à l’université du Wisconsin (Madison) au début des années 1980. Elle obtient une licence et un master d’arts plastiques à l’université de Californie (UCI) à Irvine, où elle fait partie de la première promotion dans cette catégorie de master aux côtés de Chris Burden, qui présente lors de ses études sa fameuse performance Five Day Locker Piece [Cinq jours dans un casier], et de sa consœur pionnière de la performance féministe, Barbara T. Smith. Elle compte alors parmi ses professeurs Robert Irwin et Larry Bell, sommités du monde de l’art à Los Angeles.
N. Buchanan devient une artiste reconnue dans les domaines des arts plastiques et de la performance, ainsi qu’en tant que vidéaste, réalisatrice, autrice, éditrice et enseignante au cours de ses vingt-cinq ans de carrière au California Institute of the Arts (CalArts). Elle cofonde le collectif Double X et poursuit à ce jour son engagement dans le dialogue intergénérationnel sur l’art féministe et les femmes artistes.

La présente conversation est issue de deux entretiens distincts conduits dans le contexte de la pandémie de la COVID-19 et de ses restrictions, l’une via Zoom le 28 juillet 2020 et l’une en face-à-face le 5 mai 2021. J’ai abordé ces conversations sous l’un des angles essentiels de la pratique de N. Buchanan en tant qu’artiste féministe (et qui, comme pour nombre de ses inspiratrices féministes, a été largement ignoré par le monde des institutions artistiques), à savoir son rôle dans l’expansion de la scène artistique de Los Angeles au-delà des artistes blanc·he·s issu·e·s des écoles d’art dans les années 1960 et 1970.
Dans un autre entretien, l’artiste noire Senga Nengudi, qui était également active à Los Angeles dans les années 1970, m’a fait part du fait que, là où les institutions artistiques émergeantes de la ville à l’époque (comme le Woman’s Building) avaient tendance à exclure les artistes noires et latinx, N. Buchanan faisait en revanche exception : elle « mérite toutes nos louanges » et « elle, c’est une vraie ».1
C’est autour de ce travail souvent négligé de soutien émotionnel et logistique aux artistes noir·e·s, latinx et issu·e·s des plus jeunes générations de tous genres/sexes, origines ethniques ou classes sociales, que s’axe cette discussion. En effet, ce type d’effort est trop souvent méconnu ou ignoré, alors même qu’il est le fondement essentiel de tout changement structurel au sein des institutions patriarcales et majoritairement blanches qui continuent de restreindre le monde de l’exposition et du commissariat.

AGJ : Qu’est-ce qui vous a poussée à vous investir de manière militante dans le monde l’art, non seulement en produisant des œuvres aux thématiques féministes et en usant de stratégies féministes (du body art à la confection de courtepointes), mais aussi en abordant votre vie d’artiste sous l’angle de l’assistance aux autres artistes ?

NB : Outre la nature collaborative de ma promotion à l’UCI, j’ai eu la chance d’avoir été membre de Double X [également connu sous le nom XX], qui s’est développé à partir de la galerie coopérative du Woman’s Building dans les années 1970, après que ce dernier ait quitté son site d’origine à CalArts pour le centre-ville de Los Angeles.2
Connie Jenkins faisait partie de Double X et c’était une force de la nature. L’un des projets que le collectif avait décidé d’accueillir au Barnsdall [Galerie d’art municipale de Los Angeles] était une projection de films réalisés par des femmes de couleur, et j’étais chargée de l’organisation.3 C’est à cette occasion que j’ai fait la connaissance de Barbara McCullough,4 qui avait sélectionné les films et reste à ce jour une très grande amie. Le nombre de spectateur·rice·s a été si important que nous avons dû demander au projectionniste de lancer une deuxième séance dans la foulée.
C’était en 1979. J’ai organisé une petite rétrospective de Double X il y a quelques années à la Chapman University. Il y a tout un pan de l’histoire qui n’est jamais vraiment écrit. On se souvient du groupe des Feminist Art Workers et de ceux auxquels a participé Cheri [Gaulke], mais pas vraiment de Double X.5
J’ai aussi été inspirée par mes amitiés avec Barbara [T. Smith] et Ulysses [Jenkins], mon ami de toujours. J’ai photographié sa performance de fin d’études à l’Otis College. Il y a également eu Senga [Nengudi], bien entendu, ainsi que Maren Hassinger et May Sun – de nombreuses personnes ont participé aux performances d’Ulysses.
[…]
J’ai d’ailleurs conseillé à [la commissaire d’expositions et autrice] Lucy Lippard de s’intéresser au travail de Senga. On fait ce qu’on peut pour les personnes qu’on respecte et qui fournissent un travail remarquable. Cette amitié pour Senga m’est précieuse.

AGJ : Comment se fait-il que le reste du monde de l’art féministe n’ait pas eu la même considération pour ces autres artistes et groupes militants ? Dans les années 1970, il y avait d’un côté Asco6 et de l’autre Senga et [David] Hammons, mais apparemment peu de liens entre ces groupes hormis quelques individus comme vous. Que savaient-il·elle·s les un·e·s des autres ?

NB : Il me semble que c’est assez compliqué.

AGJ : Pouvez-vous m’en dire davantage sur la communauté qui vous entourait à l’époque où vous développiez votre pratique à l’université et les années suivantes ?

NB : Je faisais partie de la première promotion à l’UCI avec Chris et Barbara. Nous avons passé notre diplôme en 1971. Les choses étaient très différentes à Irvine : nous faisions des choses très novatrices, mais nous étions respecté·e·s et soutenu·e·s. J’ai commencé par la peinture. Mon but était de peindre un espace entier pour le faire disparaître. Je peignais au pistolet et je voulais recouvrir une pièce jusque dans ses moindres recoins. Mais, bien entendu, qui aurait accepté de fournir un tel espace immaculé à une simple étudiante ?

AGJ : Cela aurait produit un intéressant prolongement de Light and Space.7

NB : Oui. En fait, Robert Irwin et Larry Bell [qui enseignaient à l’UCI] m’ont en quelque sorte sauvé la vie. À l’époque, j’essayais de me débrouiller en tant que mère isolée d’un enfant un peu difficile. Ils m’ont beaucoup soutenue (fais ce que tu veux, fais-le du mieux que tu peux…) et Larry est encore un bon ami.

AGJ : Qu’est-ce qui vous a fait opter pour l’UCI ?

NB : Je m’y suis inscrite en cycle de première année après avoir commencé mes études à l’UCLA. Ma vie a été bouleversée par plusieurs événements, dont la mort de ma mère, mon mariage à l’âge de dix-huit ans et la naissance de mon fils. Ma classe de dernière année était très disparate. Il y avait notamment des femmes plus âgées qui étaient là pour finaliser leurs diplômes d’enseignement. Les professeurs, Tony Delap, Craig Kauffman, John McCracken, se prêtaient au jeu. John Coplans a engagé d’autres membres de la faculté, dont Robert Irwin.8 Lorsque ce dernier est arrivé, il a fait une demande que j’ai trouvée très astucieuse : il y enseignerait à condition qu’il n’y ait pas de titularisation, qu’il considérait comme destructrice. J’ai aussi eu comme professeur de première année David Hockney. C’était un bon enseignant, et très drôle. Je crois que ce qui fait un bon enseignant est son intérêt pour les autres, son ouverture à la différence et sa curiosité à l’égard de tout un tas de choses. Lorsque j’ai enseigné, j’ai toujours fait en sorte d’encourager les étudiant·e·s à suivre leur propre chemin. Je ne voulais pas qu’il·elle·s s’inspirent trop de mon travail. J’ai enseigné un peu partout, à temps partiel pendant de nombreuses années. En 1980, j’ai déménagé avec ma famille après avoir accepté un poste de professeure assistante à l’université du Wisconsin à Madison dans le but de développer un programme d’art non-statique. Mes élèves de performance ont présenté un programme dans un centre socioculturel au beau milieu d’une tempête de neige et le lieu était plein à craquer. Mon fils a choisi de rester là-bas et y vit encore à ce jour. C’était une très bonne période dans l’ensemble, hormis le fait que mon mariage a volé en éclats. Je suis donc revenue en Californie.

AGJ : Pendant très longtemps, personne n’a voulu admettre que les artistes féministes et spécialisées dans le body art étaient capables de produire des œuvres mues par des préoccupations conceptuelles sophistiquées. Ce que j’aime dans cette période à Irvine, c’est que vous avez tou·te·s tissé des liens profonds entre ces différents aspects. Vous formuliez des idées très rigoureuses afin de compliquer le discours sur l’art. Il y a par exemple quelque chose de profondément philosophique dans le fait de créer comme vous l’avez fait un portrait à base de cheveux humains. Qu’est-ce que cela implique d’utiliser une partie du corps d’une personne pour la représenter ? Qu’est ce qui définit cette personne ? Ses cheveux ou la représentation qu’on fait d’elle ? Pourriez-vous m’en dire plus sur vos premières performances ? N’avez-vous pas, par exemple, rasé les poils pubiens d’un homme pour Hair Transplant [Greffe de cheveux] ?9

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Nancy Buchanan, Hair Transplant, performance, 1974, Courtesy de l’artiste

NB : Oui, j’ai conçu Hair Transplant comme une performance minimaliste. Tout était blanc, sauf nos corps, nos poils et nos cheveux (j’avais les cheveux roux et lui [Bob Walker] noirs). Il s’était laissé pousser la moustache pour l’occasion. Lors de la performance, j’ai rasé ses principales zones pileuses – sa moustache, son torse, ses aisselles et son pubis. J’ai ensuite coupé mes longs cheveux roux et les ai placés sur les zones rasées de son corps. J’ai donné le reste de ma chevelure au public. Curieusement, les spectateurs n’ont pas vraiment réagi lorsque je le rasais ; en revanche, ils ont tout de suite émis un cri d’effroi lorsque je me suis attaquée à mes cheveux.

AGJ : Les cheveux ont une profonde résonance !

NB : Oui, il existe des tabous et rituels liés à la chevelure dans le monde entier.

AGJ : Pourriez-vous me parler de vos œuvres plus récentes à base de cheveux, comme celles présentées lors votre exposition individuelle à la Charlie James Gallery ?10

NB : À propos de pilosité, j’ai essayé dans mes tous premiers dessins érotiques de faire quelque chose de très connoté, de prendre quelque chose de froid pour le rendre chaud, ou quelque chose de doux pour le rendre dur. Je voulais que le public s’approche au plus près. Laisser l’œuvre entrer dans son espace intime, c’est une manière de s’affranchir de toute intellectualisation. J’adopte cette même stratégie dans mes miniatures vidéo. Il faut vraiment les voir de très près.

[Nancy me montre ici son petit livre d’artiste Hair Stories (2019)]

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Nancy Buchanan, Fallout from the Nuclear Family, 1980, 10 exemplaires de livre d’artiste, photos, Courtesy de l’artiste

NB : Ce livre est né d’un projet entamé en 1972, dans le cadre duquel j’ai demandé à des ami·e·s de m’envoyer leurs anecdotes liées aux cheveux. J’ai enfin décidé de le finaliser en 2017. Tout a commencé grâce à Barbara T. Smith, qui m’avait invitée à dîner. Lorsque je lui ai demandé si je pouvais apporter quelque chose, elle m’a répondu : « Tu peux apporter des cheveux ». L’un de mes amis travaillait à la base navale du coin et a pu y récupérer un sac de cheveux chez le coiffeur. Je les ai donnés à Barbara, qui s’est mise à les réemballer, accompagnés d’un mot adressé à nos amis : « Renvoyez ceci à Nancy. »

AGJ : Pourriez-vous me parler de votre approche et de celle de votre génération ? Sans vouloir trop simplifier, il me semble que vous êtes toujours partie d’une base politique soit discrète, soit explicite, mais sans trop vous préoccuper du système lui-même et en acceptant l’œuvre finale telle quelle. Aujourd’hui, les jeunes générations d’artistes abordent de manière bien plus frontale certaines problématiques systémiques, comme celle du racisme institutionnalisé dans le monde de l’art, qu’il convient en effet de relever.

NB : Oui, mais vous savez, le monde est horrible. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’il soit possible de créer une île déserte parfaite où toutes les sensibilités de ces merveilleux·ses artistes se sentent en sécurité.

AGJ : Ils et elles doivent tracer leur propre route et trouver des moyens d’apporter davantage de visibilité à leurs œuvres.

NB : Mais il est important qu’ils et elles continuent d’être artistes. Ma vie d’artiste a commencé à un très jeune âge. J’ai eu la tuberculose à quatre ans. On m’a envoyée vivre chez ma grand-mère maternelle, qui était incroyable. Elle m’apportait des ramettes de papier machine et dessinait avec moi, puis m’écrivait des histoires à partir des dessins. Elle m’a sauvé la vie. Grand-mère Page était merveilleuse, bien plus généreuse que la plupart des parents de l’époque et surtout très ouverte d’esprit.

AGJ : L’un des aspects les plus vivaces qui ressorte de votre investissement dans la scène artistique de Los Angeles est votre gentillesse et votre générosité. Comme je vous l’ai dit, Senga Nengudi vous a distinguée du reste de vos consœurs : « J’avais vraiment du mal avec le Woman’s Building, où il n’y avait que peu de reconnaissance ». Elle m’a également dit que les femmes noires et latinx avaient souvent des enfants, là où de nombreuses femmes blanches n’en avaient pas. Votre soutien l’a marquée à ce jour, car il y avait quelque chose de différent dans votre attitude. La plupart des acteur·rice·s blanc·he·s du monde l’art sont progressistes, mais la grande majorité des blancs ne comprend pas vraiment la suprématie blanche ou ne la reconnaît pas. Vous, en revanche, possédez cette empathie qui manque tant. Cela semble vous venir naturellement.

NB : Je suis très reconnaissante d’avoir ces amis. J’ai rencontré Senga par l’intermédiaire d’Ulysses et Barbara McCullough à travers Double X.

AGJ : Pourriez-vous me parler des années 1970 et de la manière dont votre féminisme s’est développé au regard de ces amitiés ? Il me semble que ces choses sont liées, dans la mesure où être féministe est une politique de vie, une manière de créer une communauté. Votre carrière en donne un bon exemple.

NB : À Irvine, personne ne faisait comme les autres et, pourtant, la solidarité y était absolue. Irwin nous a tous profondément marqué·e·s car il nous a fait comprendre, mieux que [Marcel] Duchamp, que l’art n’était pas ancré dans l’objet mais dans l’expérience qu’on en fait. Lorsque j’étudiais à l’UCI, je vivais très modestement, avec un petit revenu issu des biens de ma mère. Bob [Robert] Morris travaillait alors sur ses dispersions d’objets hétéroclites et Irwin et Bell étaient adeptes du minimalisme. Bob [Robert] Walker et moi devions créer quelque chose pour la F Space Gallery [en 1971]. En passant devant une usine de recyclage, nous avons aperçu d’immenses tas de papier journal déchiqueté. Nous en avons acheté près de cinq tonnes et nous en avons fait un nid à l’intérieur de la galerie. D’une certaine façon, l’installation ressemblait un peu à des cheveux.
J’ai dû présenter mon travail de fin d’année dans la salle d’expositions de l’université, qui était atroce. Elle ressemblait à un gymnase, avec ses casiers, sa grosse horloge et son affreux sol en linoléum. Je me suis dit qu’il me serait impossible d’y exposer mes peintures, d’autant plus que le système d’éclairage était inadéquat. Il me fallait trouver autre chose. Alors je me suis dit que je fabriquerais un tapis en cheveux humains, avec des poils de caniche en son centre pour créer du contraste. Si le public le souhaitait, il pouvait se déchausser pour en sentir la texture. C’était un truc minimaliste, en teintes de gris et brun. La critique d’art Barbara Rose, après y avoir jeté un œil, a déclaré : « Je n’ai jamais rien vu d’aussi dégoûtant ». Je me suis dit, waouh, voilà qui est intéressant : au lieu d’être cérébrale, cette œuvre appelle une réaction plus viscérale. Ça m’a fait un choc, car je n’avais pas pensé à cet aspect. Je me suis rendue compte qu’une toute nouvelle voie s’ouvrait à moi et que cette voie me plaisait. Cette qualité viscérale coupe court au réflexe d’intellectualisation qu’ont les gens face à l’art. En ce sens, les cheveux et les poils sont des matières très utiles [dans le cadre d’une stratégie féministe].
Chris [Burden] a exposé dans cet espace après moi et m’a dit : « Je ne vais pas utiliser l’espace. Je vais juste me servir des casiers, donc tu peux y laisser ta pièce ».11
Notre exposition collective de fin d’études est aussi un bon exemple de solidarité. L’idée qu’avait eue Chris de faire du vélo de course dans la galerie faisait polémique. Lorsque le doyen a exprimé son refus car il considérait l’action trop risquée, tous les autres étudiants ont menacé de retirer leurs œuvres. Mais comme l’exposition avait déjà été annoncée, le doyen a dû trouver un moyen de laisser Chris faire son numéro. Il voulait faire le tour de la galerie en continu. Il avait une fascination pour les véhicules. Finalement, Chris a dû afficher des petits placards d’avertissement et faire signer des formulaires de décharge au public. Il a roulé le long d’un circuit en papier goudronné qui entrait d’un côté de l’espace et sortait de l’autre.

AGJ : Vous êtes passée de ce contexte à Irvine [après obtention d’un master d’arts plastiques en 1971] à une carrière d’artiste à Los Angeles. Pourriez-vous me parler de cette période ?

NB : Tout le monde s’entraidait. J’ai participé à quelques performances de Barbara, lors desquelles j’ai d’ailleurs dû me déshabiller à contrecœur, puis Judy [Chicago] a contacté Barbara parce qu’elles avaient été voisines d’atelier à Pasadena. Elle a invité Barbara à rejoindre une nouvelles galerie coopérative au Grandview [premier site du Woman’s Building], mais Barbara ne voulait pas payer une adhésion complète, donc nous l’avons partagée. Ça devait être autour de 1973. À la galerie, nous organisions des séances où tout le monde parlait de son travail en cours.

AGJ : Vous étiez donc là, au Grandview. Ce site a-t-il joué un rôle important pour vous jusqu’à la fin de la décennie ?

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Nancy Buchanan, Natural, 2018, crayon pastel et encre sur papier, Courtesy de l’artiste

NB : Nous avons changé de bâtiment et certaines d’entre nous avaient l’ambition de monter des projets au sein la communauté plutôt que de se contenter de montrer nos propres œuvres. Notre premier projet a été la publication de l’ouvrage de Faith Wilding sur les artistes femmes en Californie du Sud, By Our Own Hands12. Dans les années 1970, j’ai aussi fait de la performance et commencé à utiliser la vidéo, ce qui m’a ouvert de nombreuses opportunités, comme celles d’enseigner dans des ateliers de quartier ou de travailler avec l’activiste Michael Zinzun de 1988 à 1998 sur Message to the Grassroots, son programme télévisé diffusé en direct sur une chaîne locale. Nous avons aussi animé ensemble des ateliers dans le quartier de Watts et, par l’intermédiaire de son organisation LA435, je me suis rendue en Namibie pour tourner un court-métrage documentaire sur la dernière colonie africaine à accéder à l’indépendance.

AGJ : Quelle vie et quelle riche carrière, à la confluence de l’art, de l’activisme et de l’enseignement. La ville de Los Angeles et tout particulièrement sa communauté féministe ont de la chance de vous avoir !

Traduit de l'anglais par Lucy Pons.

1
Senga Nengudi, entretien avec Amelia Jones mené en 2009 pour le projet Live Art in Los Angeles, organisé par Los Angeles Contemporary Exhibitions et Pacific Standard Time (PST), l’initiative de soutien à la scène artistique de Los Angeles lancée par le J. Paul Getty Research Institute en 2011.

2
Cf. Nancy Buchanan, « Double X Redux », in XX Redux: revisiting a feminist art collective (catalogue d’exposition, Orange, Californie, Guggenheim Gallery, Chapman University, 2015), pp. 6-7. N. Buchanan y précise : « Le collectif d’artistes Double X, actif de 1975 à 1985, avait pour objectif d’étendre la visibilité de la production artistique des femmes. Le groupe Double X a été formé par un groupe d’artistes auparavant membres des galeries Grandview I et II, à l’emplacement d’origine du Woman’s Building de Los Angeles, après que ce dernier ait été déplacé sur Spring Street. » (p. 6). Elle poursuit : « Nous représentons un large éventail d’approches contemporaines. Le seul point commun [entre les artistes de Double X] est que toutes nos œuvres sont issues de nos expériences personnelles et/ou de nos perspectives sociales – le socle de la théorie féministe. » (p. 7). Il est à noter que la Womanspace Gallery a précédé les Grandview Galleries et Double X. Fondée en 1973, Womanspace est une initiative éphémère qui sera transférée au Woman’s Building à la fin de cette même année et s’achèvera en 1974. Cf. Elizabeth Dastin, « From the Laundromat to the Woman’s Building: Historical Precedents for Double X Collective », in XX Redux, pp. 46-49.
Dans un e-mail à A. Jones daté du 4 juin 2021, N. Buchanan revient plus en détail sur la politique complexe du Woman’s Building : « En fait, lorsque je repense au Building, c’était finalement très compliqué. Mon intention n’est pas de critiquer outre mesure. Cependant, Mother Art [un collectif féministe fondé en 1974] s’y est formé parce que quelques membres du premier atelier d’art féministe avaient des enfants, mais que certaines membres du Building avaient instauré des règles selon lesquelles les femmes pouvaient venir avec leurs chiens mais pas leurs enfants (j’ai plus tard remarqué que mon fils avait gravé un petit serpent dans un mur de briques près du parking, accompagné de la mention « Page, un garçon, 8 ans » ; j’en conclus qu’il avait dû se sentir exclu !). Les artistes du collectif Mother Art (Laura Silagi, Christie Kruse, Suzanne Siegel, Helen Million Ruby et Jan Cook) ont donc construit un terrain de jeux. Il existe d’ailleurs de chouettes images en Super 8 qui les montrent en pleine construction, en train de conduire des chariots élévateurs. Judy Chicago a même dit à Helen Million Ruby qu’elle ne pourrait être artiste que si elle laissait de côté sa famille. » Pour plus de détails sur Mother Art, cf. vidéo de la série « Woman’s Building History » consacrée aux membres originelles du collectif sur la chaîne de l’Otis College, 2010 : https://www.youtube.com/watch?v=qWHeimOXgn0

3
Cf. chronologie des expositions et événements Double X, XX Redux, p. 53.

4
Barbara McCullough est une réalisatrice indépendante, directrice de production et artiste d’effets spéciaux noire rattachée au groupe de réalisateur·ice·s connu sous le nom de L.A. Rebellion. Elle est active sur la scène artistique et audiovisuelle de Los Angeles depuis 1970. Selon N. Buchanan, B. McCullough a réalisé un documentaire vidéo où apparaissent Betye Saar, David Hammons et Senga Nengudi, et qui inclut sa propre œuvre Shopping Bag Spirits and Freeway Fetishes: Reflections on Ritual Space [Esprits de sac à main et fétiches d’autoroute : réflexions sur l’espace rituel]. Son œuvre la plus récente est Horace Tapscott: A Musical Griot [Horace Tapscott : Un griot musical, 2017].

5
The Feminist Art Workers était un collectif d’artistes de performance dont faisaient entre autres partie Nancy Angelo, Candace Compton, Cheri Gaulke, Vanalyne Green et Laurel Klick. Il est fondé au Woman’s Building à Los Angeles en 1976 et reste actif jusqu’en 1981. L’œuvre du collectif est notamment connue pour avoir été présentée lors d’une exposition (et dans le catalogue correspondant) à l’Otis College of Art and Design intitulée Doin’ It in Public: Feminism and Art at the Woman’s Building et commanditée par le J. Paul Getty Institute à l’occasion de l’événement Pacific Standard Time (2011) dédié à la scène artistique de Los Angeles. Cf. également le site internet de Cheri Gaulke :
Feminist Art Workers

6
Asco était un collectif artistique radical chicano·a fondé au début des années 1970 par Harry Gamboa Jr., Patssi Valdez, Gronk (Glugio Nicandro) et Willie Herrón. S. Nengudi et D. Hammons, ainsi que U. Jenkins, B. McCullough et M. Hassinger, travaillaient souvent ensemble, formant ainsi une communauté dynamique d’artistes noir·e·s aux côtés d’autres grands noms de la scène de Los Angeles tels que Noah Purifoy ou Charles White.

7
Le mouvement Light and Space était un groupe informel d’artistes basé·e·s à Los Angeles, qui faisaient usage dans leurs œuvres de canevas léger, de verre, de lumière réfléchie, de peinture à l’aérographe, de Plexiglas ou de tout autre matériau associé à l’industrie aérospatiale en Californie du Sud. Les artistes associé·e·s au groupe sont notamment Robert Irwin, Larry Bell, Mary Corse et, pendant une brève période de la fin des années 1960 au début des années 1970, l’icône féministe Judy Chicago.

8
Installé en Californie dans les années 1960 jusqu’en 1971, l’artiste britannique John Coplans joue un rôle crucial dans le monde de l’art étasunien des années 1960 et 1970. Il cofonde la revue Artforum, où il publie ses écrits sur l’art. Il poursuit également une carrière d’enseignant et dirige la University Art Gallery à l’UCI, avant de devenir conservateur principal puis directeur du Pasadena Art Museum. Il quitte la Californie pour New York en 1971.

9
La performance Hair Transplant a lieu en 1972 au F Space, une galerie ouverte par N. Buchanan, Chris Burden et quelques autres étudiant·e·s de l’UCI déçu·e·s de la piètre qualité de l’espace d’expositions du campus. Cf. Nancy Buchanan, « A Few Snapshots from F Space Gallery, 1514 E. Edinger, Santa Ana », in In the Canyon, Revise the Canon: Utopian Knowledge, Radical Pedagogy, and Artist-Run Community Art Spaces in Southern California, dir. Géraldine Gourbe (Annecy, ESAAA Éditions, et Lescheraines, Shelter Press, 2015), pp. 49-55.

10
L’exposition en question est Nancy Buchanan: Crowning Glories, du 15 juillet au 29 août 2020 à la Charlie James Gallery, Los Angeles. Cf. https://www.cjamesgallery.com/show-detail/crowning-glories.

11
Il s’agit ici de la fameuse performance de Chris Burden Five Day Locker Piece, au cours de laquelle l’artiste s’installe dans un casier pendant cinq jours, avec un récipient en guise d’urinoir en-dessous et un autre rempli d’eau pour s’hydrater au-dessus.

12
L’ouvrage de Faith Wilding By Our Own Hands: The Woman Artist’s Movement, Southern California, 1970-1976 (Santa Monica, Double X, 1977), reste à ce jour l’une des sources d’information les plus importantes sur l’histoire du mouvement artistique féministe de Los Angeles.

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