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Roni Horn et ses doubles littéraires

31.08.2016 |

Vue de l’exposition Roni Horn, De Pont Museum 2016, Courtesy de l’artiste et Hauser & Wirth.

En 1975, Roni Horn (née en 1955, à New York, où elle vit et travaille) effectue son premier voyage solitaire en Islande. De nombreux autres voyages suivront, l’Islande devenant le lieu initiatique, le lieu de l’apprentissage et de la découverte des formes et du paysage, ce lieu où Horn peut se « centrer » et faire l’expérience d’une identité jamais fixée.

L’ensemble des onze livres qu’elle réunit sous le titre générique de To Place, composés de photographies de paysages de l’île et de textes personnels, relate cette expérience islandaise, qui est une expérience de soi par le déplacement et la multiplication. La littérature et plus particulièrement la poésie d’Emily Dickinson « habitent » ces textes. Le travail de Horn avec les mots de poètes (Wallace Stevens, William Blake…) et d’écrivains (Flannery O’Connor, Clarice Lispector, Franz Kafka…), et leur relation avec l’œuvre plastique, s’affirme dès les premières expositions de l’artiste au début des années 1980. La présence de Dickinson dans plusieurs ensembles sculpturaux souligne une autre forme de double que Horn met en place, insistant sur l’importance de la littérature dans la formation de son propre langage formel… Le langage chez Horn précédant le plastique et le visuel.

Roni Horn et ses doubles littéraires - AWARE Artistes femmes / women artists

Hack Wit – fool’s rainbow, 2014, aquarelle, graphite, gomme arabique sur papier aquarelle, bande cellophane, 61,6 × 39,4 cm. Photo : Genevieve Hanson. © Roni Horn – Courtesy de l’artiste et Hauser & Wirth.

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Hack Wit – chasing blue, 2014, aquarelle, graphite, gomme arabique sur papier aquarelle, bande cellophane, 61,6 × 43,8 cm. Photo : Genevieve Hanson. © Roni Horn – Courtesy de l’artiste et Hauser & Wirth.

En 2015, Roni Horn a présenté l’une de ses dernières séries dessinées : Hack Wit (2013-2014). Ceux-ci sont des aquarelles travaillées à l’encre de plume, gomme arabique et ruban adhésif, de petit format, en regard des Pigment Drawings (« dessins au pigment ») que Roni Horn produit à partir du milieu des années 1980, dans le temps long du séchage, de la manipulation des pigments, des vernis et des feuilles ; dans le geste de la coupe, de la découpe et de patients réagencements des matériaux constitutifs du dessin. Pigment Drawings et Hack Wit participent d’une même économie du dessin, ces derniers formant des « espèces » de courts poèmes visuels, où les mots se détachent par la couleur qui les portent ; mots en perpétuelle distorsion, due aux coupes croisées, parallèles du papier, qui les traversent, comme fendus en miettes dans leur forme manuscrite et leur sens grammatical. Ce sont des mots expressifs, traits d’esprit qui ironisent le dessin, le troublent, le subvertissent, le blessent, dans une jouissance verbale défiant l’œil du spectateur/lecteur. Composition d’expressions qui, au terme d’un processus complexe et caustique de permutation et de réassemblage effectué par l’artiste, ouvre sur une phrase qui pourrait relever de l’aphorisme, de l’haïku trituré par une plasticité muable, du simple plaisir – discontinu et répété – du texte. Ces Hack Wit sont dessin et écriture, et font image poétique. L’expression de « hack wit » pourrait être le lieu de rencontre entre le plastique et le langage, dans un rapport de liaison et de paire. « Hack » ou « entaille » / « wit » ou « trait d’esprit » : l’entaille du dessin venant « rencontrer » puis dédoubler, dans une forme de redondance plastique, le sens saillant du poème verbal. Et, dans cette forme du double, nous retrouvons le motif axial de la paire chère à Roni Horn.

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Vue de l’exposition Roni Horn, De Pont Museum, 2016 : Hack Wit – dilemma butterfly, collection particulière ; Hack Wit – lucky water, 2014, collection particulière ; Hack Wit – bug suit, 2014, collection particulière ; Hack Wit – butterfly oblivion, 2014, collection particulière ; Hack Wit – airy dead, 2014. Courtesy the artist and Hauser & Wirth.

Les mots des Hack Wit sont ceux de Horn. Une écriture hornienne qui n’oublie pas celle de la poète américaine Emily Dickinson qui à l’ironie, aux jeux de mots associait une ponctuation singulière de tirets, de petites croix, de points, rythmant le poème autant syntaxiquement que visuellement. Des mots donc qui sont ceux de Horn, là où l’artiste ne collabore plus avec ceux des autres, ces « doubles » littéraires qui se rencontrent dès les débuts de son œuvre, et qui ne cesseront de la nourrir : Paul Valéry, Thoreau, James Fenimore Cooper, Rilke, Gide, Jules Verne, Simone Weil, William Blake, Franz Kafka, Wallace Stevens, Flannery O’Connor, Clarice Lispector, Poe, Joseph Conrad, Faulkner, Edith Wharton, Fernando Pessoa, Emily Dickinson… La liste semble inépuisable de ces présences littéraires qui fondent le travail de Horn, engageant à la fois la forme de l’œuvre plastique, sa virtualité métaphorique, et l’expérience d’une lecture nouvelle, en volume, dans la configuration d’un espace d’exposition.  La part du langage, la part du littéraire anticipe chez Horn la part du plastique (sculpture, dessin, photographie). Pour constituer l’unité double de l’œuvre, dans l’expérience sensorielle que l’on peut en faire et qu’elle communique, dans la perception qu’elle induit.

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When Dickinson Shut her Eyes: no. 562 (Conjecturing a climate), 1993, 8 elements, solid cast black plastic and aluminium, variable lenghts (102.87 to 139.7 cm) × 5.08 × 5.08 cm, ed. of 3. Collezione Olgiati, Lugano. Courtesy Galleria Raffaella Cortese, Milano

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When Dickinson Shut her Eyes: no. 562 (Conjecturing a climate), 1993, 8 elements, solid cast black plastic and aluminium, variable lenghts (102.87 to 139.7 cm) × 5.08 × 5.08 cm, ed. of 3. Collezione Olgiati, Lugano. Courtesy Galleria Raffaella Cortese, Milano

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White Dickinson (Blossoms Have Their Leisures) , 2006, solid cast white plastic and aluminium, 145 × 5.08 × 5.08 cm, ed. of 3. Private collection, courtesy Galleria Raffaella Cortese, Milano.

Les Dickinson Works : les formes d’une empathie littérale

Emily Dickinson : figure poétique centrale pour Roni Horn. Figure de l’empathie, également. Née en 1830, en Nouvelle Angleterre, Dickinson est l’auteure d’environ 1800 poèmes. La poète renonçant à la publication éditoriale, vivant recluse dans sa chambre, et limitant sa vie sociale à la maisonnée familiale. Sa participation au monde se fait par la bibliothèque paternelle et une correspondance abondante. La critique féministe américaine, qui s’épanouit au début des années 1990, réinterrogeant la poésie dickinsonienne et cette image normative de la « recluse », replace cette solitude choisie dans la nécessité de la création poétique, et la condition cardinale de sa liberté. Roni Horn, qui se place « avant le genre », « neutralise » Dickinson. Figure d’identification, la poète – et sa poésie – fait partie de cette quête d’un centre où se situer, qui est celle de Horn. Et ce n’est pas un hasard si elle la lit lors de l’un de ses premiers voyages en Islande, le lieu même de l’expérience. La lecture que Roni Horn fait de Dickinson est une immersion physique et intellectuelle dans le tout poétique, et une intimité à deux. De cette lecture, naissent ce que l’artiste nomme ses « Dickinson works ».

Au début des années 1990, Horn produit quatre ensembles sculpturaux, à partir d’une quarantaine de poèmes et de phrases extraites de la correspondance de la poète, enclos dans une enveloppe minimaliste faite de deux matériaux, l’aluminium et le plastique : How Dickinson Stayed Home (1992-1993) ; When Dickinson Shut Her Eyes (1993) ; Untitled (Gun) (1994), et Keys and Cues (1994-1996). La série plus tardive des White Dickinson (2006-2009) sera exclusivement composée de fragments de lettres. À l’exception de l’installation How Dickinson Stayed Home – constituée de 25 éléments cubiques en aluminium et plastique bleu, chacun d’eux portant une lettre typographique, disposés au sol, et formant une phrase de Dickinson définissant sa poétique : « MY BUSINESS IS CIRCUMFERENCE » –, les autres séries sont faites de barres d’aluminium, d’un gris soyeux, de longueur variable, et appuyées contre les murs d’exposition, incrustées de lettres typographiques en plastique moulé. Noires pour les When Dickinson Shut Her Eyes et les Keys and Cues ; blanches pour les White Dickinson. Roni Horn donne à voir et à lire Dickinson dans la figure de sa biographie ; donne à voir et à lire les mots dickinsoniens, mis en capitales dans la sculpture, le vers (ainsi les Keys and Cues sont-ils le premier vers d’un poème), et le poème entier (les When Dickinson Shut Her Eyes). Le geste d’inclusion qui caractérise la forme de ces sculptures de quoi pourrait-il être le nom ? Hospitalité, accueil, alliance, ou, au contraire, saisie, appropriation, enfermement, réclusion du poétique dans la forme plastique ? Car il s’agit bien de « voir » comme Roni Horn fait venir Dickinson dans son espace formel (celui de la sculpture, celui de l’espace d’exposition) ; comment elle – Horn – la place elle – Dickinson – dans sa matière, dans son dessin. Mais, en même temps, il s’agit aussi de voir comment la lyrique de Dickinson, sa syntaxe, sa force métaphorique, le sens visible et caché des poèmes induisent les choix de Horn. Cette dernière créant, pour le spectateur/lecteur, un accès immédiat à l’expérience dickinsonienne, à l’expérience qu’est la lecture du poème dickinsonien. In fine, Horn donne à voir le poème dans sa littéralité, dans sa présence et sa matérialité, et dans sa figure poétique comme « objet » quotidien placé dans le monde. Les expériences dickinsonienne et hornienne font paire, partageant l’idée d’une connaissance empirique et sensorielle. Dickinson/Horn se constitue en double littéraire et plastique, l’artiste plaçant le visiteur à l’un des points de la géométrie intime de sa relation empathique et de sa « collaboration posthume » avec la poète.

Roni Horn et ses doubles littéraires - AWARE Artistes femmes / women artists

Vue de l’exposition Roni Horn, De Pont Museum, 2016. Courtesy de l’artiste et Hauser & Wirth.

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Vue de l’exposition Roni Horn, De Pont Museum, 2016. Courtesy de l’artiste et Hauser & Wirth.

La littérature comme flux de sens chez Roni Horn

Roni Horn établit une relation identique avec l’écrivaine américaine Flannery O’Connor (1925-1964), dans la série sculpturale Her Eyes (1999-2005). En 2004, elle présente Rings of Lispector (Agua Viva) – installation de mots et de phrases telle une série de tourbillons fragmentés, sur un sol kaki en caoutchouc –, recomposition plastique du livre de l’auteure brésilienne Clarice Lispector (1920-1977), Agua Viva. Hélène Cixous – autre « collaboratrice » de Horn, pour de superbes portraits photographiques – pointait cette « fusion » de l’artiste avec le texte littéraire : « (…) Elle [Roni Horn] est dans l’eau lispectorienne comme chez elle. Elle a l’impression en “lisant” Clarice Lispector que le je qui parle est parfois Roni Horn1. ». L’eau et l’écriture, au centre d’un motif partagé et dédoublé.

L’eau hornienne, matière liquide, androgyne et miroir d’opaque, qui fait cause commune poétique avec une infinité d’écrivains. Il suffit de citer ceux avec lesquels Horn fait dialogue dans le texte qui vient en bas d’images de la série photo-lithographique Still Water, The River Thames (for example) (1999-2000) : le Charles Dickens de l’Ami commun, le Joseph Conrad d’Au cœur des ténèbres, le William Faulkner des Palmiers sauvages ou l’Edgar Poe de La vérité sur le cas de M. Valdemar… Tout au long d’une méditation sur l’eau, sa matérialité, ses métamorphoses, ses récits, ses identités, Horn cite, renvoie, interroge avec le littéraire : du réalisme sombre d’un Dickens à la noirceur métaphysique d’un Conrad, en passant par la poétique du double de Poe. Auteur important pour Horn, également présent dans les énormes sculptures en verre moulé, circulaires, d’une troublante transparence opaque, que l’artiste produit depuis les années 2000, et dont on a pu voir au printemps dernier, dans l’exposition Roni Horn2, au De Pont Museum, à Tilburg (Pays-Bas), un remarquable ensemble de dix pièces récentes. Ces dernières sont de couleur variante, d’une simplicité géométrique. Elles sont là, pure expérience sensorielle du regard et du corps. Un titre accompagne ces sculptures. Un classique Untitled, prolongé par une phrase, plus ou moins longue, entre parenthèses. Ainsi : Untitled (“I deeply perceive that the infinity of matter is no dream”). L’extrait provient d’une nouvelle de Poe, Puissance de la parole. Sont convoqués pour les neuf autres pièces, Tourgueniev, Jean Rhys, V. S. Naipaul ou Cormac McCarthy… Ces extraits sont plus que des citations. Ils sont porteurs d’une bibliothèque hornienne de la frayeur, de la cruauté, de la mort, de la violence, de la sensualité, et viennent engager moins un récit qu’un sens métaphorique, dénié à la forme plastique minimaliste. Le littéraire double la sculpture, comme les deux faces d’un miroir muable.

 

Marjorie Micucci est critique d’art. Elle prépare une thèse sur « L’inscription du texte et de la poétique d’Emily Dickinson dans l’œuvre plastique de l’artiste américaine Roni Horn » (université Paris 7 Paris-Diderot).

1
Roni Horn, Rings of Lispector (Agua Viva), avec un texte d’Hélène Cixous, Hauser & Wirth Steidl, 2005.

2
Exposition Roni Horn, De Pont Museum, Tilburg (Pays-Bas). Du 23 janvier au 29 mai 2016. Roni Horn exposera à la fondation Beyeler, à Bâle, du 2 octobre 2016 au 1er janvier 2017.

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Pour citer cet article :
Marjorie Micucci, « Roni Horn et ses doubles littéraires » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 31 août 2016, consulté le 28 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/roni-horn-doubles-litteraires/.

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