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Tout ou rien : les Droguinhas de Mira Schendel

17.11.2019 |

Clay Perry, Mira Schendel and Droguinhas, 1966, photographie, Courtesy England & Co. Gallery, Londres

Dans un ensemble de photographies prises en 1966, on voit Mira Schendel (1919-1988), artiste brésilienne née en Suisse, interagir malicieusement avec sa dernière série d’œuvres de l’époque. Celles-ci, dont aucune ne porte de titre individuel, sont regroupées sous le nom de Droguinhas, terme portugais que l’on traduit généralement par « petits riens ».

M. Schendel étire l’une d’entre elles et regarde au travers. Elle en met une autre en boule et la jette par-dessus son épaule. Elle en enroule une autour de son corps et la drape autour de sa tête. Ces Droguinhas sont confectionnées en feuilles de papier de riz japonais que la plasticienne entortille et tresse pour en faire des cordes qui, lorsqu’elle les noue ensuite en filets inextricables, comme le montrent les clichés, résistent à toute stabilité formelle. Créée en 1965 et 1966, cette série voit le jour après que l’artiste a expérimenté l’usage du papier de riz pour ses Monotipias [Monotypes], une abondante série fondée sur une technique de marquage unique, à la frontière du dessin et de l’impression. En novembre 1965, M. Schendel parle de ses Droguinhas de la façon suivante : « J’ai commencé à travailler à quelque chose de nouveau. Une œuvre qui sera sans doute plus importante pour moi que la précédente1. » En avril 1966, elle décrit ces nouvelles recherches comme « un pas en avant par rapport aux dessins2 ». Malgré cela, l’ensemble s’avère relativement éphémère, puisque l’artiste ne s’y consacre que sur une courte période, en 1965 et 1966, après laquelle elle revient à la thématique de la lettre et du langage qui caractérise ses Monotipias, allant même jusqu’à en reprendre brièvement la production au début des années 19703. En quoi les Droguinhas ont-elles alors constitué ce « pas en avant » dont parle M. Schendel ? Et pourquoi les a-t-elles abandonnées aussi vite ?

Comme elle le dit elle-même : « Mon œuvre est une tentative pour immortaliser les instants fugaces et pour donner du sens aux choses éphémères. […] Pour ce faire, je dois saisir l’instant exact où l’expérience vécue s’imprègne dans le symbole4. » En quelque sorte, on pourrait définir sa pratique artistique comme la recherche d’un équilibre fragile entre l’éphémère et la manière dont le sens devient inhérent aux images et/ou aux objets. Il semblerait en tout cas que la courte incursion de M. Schendel dans la série des Droguinhas traduise son intérêt pour cet équilibre. Si cette série a radicalement souligné l’articulation de cette éphémérité, elle n’a toutefois pas su rendre inhérent un sens communicable. En d’autres termes, bien que la série ait représenté un « pas en avant » par rapport à ses dessins pour ce qui est de la volonté d’« immortaliser les instants fugaces », il semble que la courte durée de ce travail s’explique par l’incapacité de l’artiste à « donner du sens5 ».

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Mira Schendel, Untitled isssue de la série Escritas [Écritures], 1965, huile trasnférée sur papier, 47 x 23 cm, cadeau de Marie-Josée et Henry R. Kravis, © Estate of Mira Schendel

Avec ses Monotipias, M. Schendel s’adonne à une exploration ludique du potentiel communicatif des lettres et des mots. Obtenues grâce à un processus de transfert de peinture à l’huile sur papier de riz à l’aide d’une plaque lisse, ces œuvres constituent des impressions uniques qui brouillent la frontière entre recto et verso par le fait que la peinture noire traverse l’épaisseur fine du papier et apparaît ainsi sur les deux faces. Bien que le contenu des estampes de cette série de près de 2 000 pièces soit très varié, une bonne partie joue sur des combinaisons de lettres et de mots provenant de langues diverses. L’aspect translucide du papier complique les associations entre signification et symbole. L’entremêlement de lettres et de langues, ainsi que la possibilité de voir les deux faces de l’œuvre (et donc de voir les lettres et mots à l’envers), permet au spectateur et à la spectatrice de refaire l’expérience du moment où il·elle prend conscience d’une signification. En se rapprochant du feuillet, il·elle plisse les yeux pour essayer de déchiffrer les inscriptions, qui soudain se fondent en un mot. Les connotations et dénotations surgissent « au moment même où l’expérience vécue s’infiltre dans le symbole6 ».

Cependant, en dépit de leur capacité à mettre en lumière ce moment de prise de conscience, M. Schendel considère que les Monotipias ne réussissent pas à suffisamment exprimer leur lien avec l’éphémère. Selon ses propres termes : « Une séquence de lettres […] simule l’expérience du temps, mais ne rend pas compte de l’expérience unique qui caractérise ce temps. Les textes que j’ai dessinés sur papier peuvent être lus et relus, mais cela ne s’applique pas au temps. Ils figent la fluidité du temps », ou fixent (« fixam ») la fluidité du temps, « sans jamais l’immortaliser. J’ai donc abandonné cette tentative7 ». Elle suggère ainsi que les Monotipias ont permis de révéler le moment où on parvient à donner un sens au symbole, mais uniquement lors du premier contact avec l’objet. L’artiste recherche la renaissance continue de cet instant, mais la seconde ou la troisième ou la quatrième fois que le·la spectateur·rice voit une Monotipia est marquée par le souvenir de ce qui est advenu lors de la première rencontre. Voici donc l’origine des Droguinhas : une tentative pour combattre cette capacité à lire et relire, par opposition au passage fluide du temps.

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Clay Perry, Mira Schendel and Droguinhas, 1966, photographie, Courtesy England & Co. Gallery, Londres

Avec ses Droguinhas, M. Schendel poursuit l’exploration des possibilités qu’offre la délicatesse du papier de riz. Elle entortille, noue et tresse des feuilles de papier vierge afin de créer des objets sculpturaux souples qui, selon la manière dont elle les dispose ou les expose, adoptent tantôt la forme de paquets de nœuds, tantôt celle de motifs rappelant la dentelle. En plus de leur abstraction monochrome, la flexibilité des Droguinhas les rend difficiles à distinguer les unes des autres. Par exemple, quand on observe les clichés pris par le photographe britannique Clay Perry (né en 1940) à l’occasion de l’exposition individuelle de M. Schendel à la galerie Signals à Londres en 1966, il n’y a aucun moyen de savoir si, dans chaque image, l’artiste manipule toujours la même œuvre ou si elle montre les configurations que peuvent présenter différents objets. L’un se fond dans l’autre par la blancheur immaculée et l’uniformité du papier de riz. Les bords de l’une des Droguinhas commencent à s’effilocher et à se défaire. M. Schendel écrit qu’essayer de protéger et de conserver ces créations équivaudrait à « tenter de conserver la mousse de David Medalla8 », par référence aux machines à bulles que concevait David Medalla (né en 1942) au milieu des années 1960, desquelles émergeaient des formes sculpturales éphémères semblables à des colonnes. Et de poursuivre : « Quiconque les “possédera” ne les laissera pas simplement “être9”. » Cette description des Droguinhas ne sous-entend pas une conception littérale ou matérielle de la fugacité. Contrairement aux sculptures moussantes de D. Medalla, qui se délitent et s’évaporent sous les yeux du public jusqu’à n’être qu’une flaque de glycérine au sol, le papier qui compose les œuvres de M. Schendel est durable. Les Droguinhas expriment l’éphémérité de l’objet en tant que tel, repoussant ainsi les paramètres de ce qui constitue un objet d’art formellement identifiable et singulier. Chaque interaction avec une Droguinha est une redécouverte de celle-ci.

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Mira Schendel, Untitled de la série Droguinhas [Petits riens], vers 1964-1966, papier japon, © Estate of Mira Schendel

En outre, le refus de M. Schendel de définir le cadre conceptuel de ces œuvres accentue leur instabilité. Comme le suggère leur titre – individuellement sans titre et collectivement nommées « petits riens » –, l’artiste n’a aucune intention de leur donner des connotations spécifiques. Les Droguinhas sont exposées à deux reprises en 1966. La première fois, en mai, l’artiste choisit de les disposer en tas, à même le sol, ce que de nombreux visiteurs et visiteuses interprètent comme une invitation à interagir avec elles10. Mais en octobre, lorsque C. Perry prend sa série de photographies à Londres, l’interaction avec public est au contraire découragée : bien que certaines pièces soient encore montrées au sol, la majorité est suspendue au plafond de la galerie, à hauteur d’œil ou au-dessus11. Et, bien que M. Schendel ait écrit en 1965 que ces œuvres étaient « à l’exact opposé de toute idée de “permanence” et de “possession” », il semblerait qu’au moins l’une d’entre elles ait été vendue déjà en 196812. Cette ambivalence quant aux paramètres conceptuels des Droguinhas les rend d’autant plus éphémères, dans la mesure où l’idée de l’objet s’avère aussi insaisissable que l’objet lui-même.

Dans les photographies de C. Perry, les interactions de M. Schendel avec ses œuvres peuvent paraître ludiques de prime abord, mais peuvent aussi être interprétées comme un exercice sur notre conception de la manière dont les objets produisent du sens. Lorsque M. Schendel se drape ou s’enroule dans une Droguinha, celle-ci devient tour à tour une écharpe, une perruque ou un voile, et sa flexibilité formelle se mue en flexibilité de sens. Pourtant, son élasticité va trop loin. L’identité de l’objet est trop insaisissable et, sans photographie à l’appui, ce moment de prise de conscience nous échappe. Si les Monotipias posent un problème à M. Schendel par leur tendance à figer la fluidité du temps plutôt qu’à créer une renaissance continue de cet « instant exact où l’expérience vécue s’imprègne dans le symbole », les Droguinhas penchent trop dans la direction opposée. Bien qu’elles parviennent à traduire une renaissance continue de l’immédiateté de l’expérience vécue, cette dernière n’est jamais en mesure de s’infiltrer dans le symbole. À chaque contact avec l’œuvre, le public voit un objet différent. L’instabilité est telle qu’il n’y voit plus de point d’ancrage, plus aucun symbole où pourrait s’insinuer une signification.

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Mira Schendel, Untitled de la série Droguinhas [Petits riens], vers 1964-1966, papier Japon, 90 x 70 cm, © MoMA, © Estate of Mira Schendel

Si M. Schendel ne s’était intéressée qu’au thème de l’éphémérité, il semble que les Droguinhas en auraient été le véhicule adéquat. Mais, dans son désir de conserver ne serait-ce qu’une partie du processus d’interprétation collective, de compréhension commune, elle refuse de s’affranchir de signes préconçus et codifiés, telles les lettres. Les objets se délitent et finissent par disparaître, alors que les symboles peuvent traverser les âges de génération en génération et continuent d’être porteurs de sens à défaut d’une présence physique persistante. Ils conduisent à une interprétation subjective tout en présentant un point de départ commun qui permet à de multiples interprétations de coexister.

La pratique de M. Schendel n’était pas uniquement motivée par la quête de la fugacité. L’objet d’art éphémère devait s’accompagner d’un sens inhérent et permanent, d’un sens communicable, c’est-à-dire reçu aussi bien que donné. Les surfaces vierges et blanches des Droguinhas, ainsi que leur aspect informe et abstrait, empêchent tout sens communicable de s’immiscer dans les objets. On perçoit parfois çà et là des bribes de sens, lorsqu’une Droguinha entre en résonance passagère avec un objet ou une expérience, mais, d’une fois à l’autre, elle se sera réarrangée, chacun de ses nœuds se trouvant indiscernable du reste, chaque torsion, chaque tresse étant camouflée par ses voisines. La Droguinha, dont la seule stabilité réside dans sa constante instabilité, porte bien son nom : en tentant d’être tout ce que nous souhaiterions qu’elle soit, elle refuse finalement d’être quoi que ce soit.

Traduit de l'anglais par Lucy Pons.

1
Brett Guy, « Actively the Void », dans Salzstein Sônia (dir.), No Vazio do Mundo. Mira Schendel, cat. expo., Galeria de Arte do SESI, São Paulo, 30 septembre 1996-26 janvier 1997, São Paulo, Marca D’Água, 1996, p. 90.

2
Souza Dias Geraldo, Mira Schendel. Do Espiritual à Corporeidade, São Paulo, Cosac Naify, 2009, p. 215 : « passo além dos desenhos » (traduction de l’autrice).

3
Salzstein Sônia, « Mira Schendel: The Immersion of the Body in Thought », dans Martin Susan et Ruiz Alma (dir.), The Experimental Exercise of Freedom: Lygia Clark, Gego, Mathias Goeritz, Hélio Oiticica, Mira Schendel, cat. expo. Museum of Contemporary Art, Los Angeles, 17 octobre 1999-23 janvier 2000, Los Angeles, Museum of Contemporary Art, 1999, p. 217.

4
Salzstein Sônia (dir.), No Vazio do Mundo. Mira Schendel, op. cit., p. 257.

5
Ibid.

6
Ibid.

7
Naves Rodrigo, « Mira Schendel: The World as Generosity », dans Pérez-Oramas Luis (dir.), León Ferrari and Mira Schendel: Tangled Alphabets, cat. expo. The Museum of Modern Art, New York, 5 avril-15 juin 2009, New York, The Museum of Modern Art, 2009, p. 60.

8
Brett Guy, « Actively the Void », op. cit., p. 61.

9
Ibid.

10
Brett Guy, Kinetic Art, Londres, Studio-Vista, 1968, p. 46 ; Souza Dias Geraldo, Mira Schendel […], op. cit., p. 215-216.

11
Barson Tanya, « Mira Schendel, Signals London and the Language of Movement », dans Palhares Taisa et Barson Tanya (dir.), Mira Schendel, cat. expo. Tate Modern, Londres, 25 septembre 2013-19 janvier 2014, Museu de Arte Contemporânea de Serralves, Porto, 28 février-24 juin 2014, Pinacoteca do Estado de São Paulo, São Paulo, 24 juillet-19 octobre 2014, Londres, Tate Publishing, São Paulo, Pinacoteca do Estado de São Paulo, 2013, p. 22.

12
Brett Guy, « Actively the Void », op. cit., p. 60. En 1968, G. Brett indique en légende d’une des Droguinhas qu’elle provient d’une « collection particulière » : Brett Guy, Kinetic Art, op. cit., p. 46.

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Pour citer cet article :
Maggie Borowitz, « Tout ou rien : les Droguinhas de Mira Schendel » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 17 novembre 2019, consulté le 24 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/tout-ou-rien-les-droguinhas-de-mira-schendel/.

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