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Mandatée par le roi – Bisi Silva

10.03.2021 |

Portrait de Bisi Silva

Olabisi Obafunke Silva (1962-2019) était une conservatrice d’art contemporain nigériane réputée en Afrique comme à l’international. Autrice, rédactrice et éditrice renommée, mentor de bien des artistes, Bisi – comme on l’appelait – encourageait celles et ceux qui l’entouraient à faire des recherches, à collaborer et à lire autant que possible, en s’intéressant à la fois au proche et au lointain. Cependant, Bisi Silva était d’abord et surtout mon amie ; c’est pourquoi ces mots sont empreints du tendre souvenir de sa rigueur et de sa générosité, auxquelles je repense souvent pour éclairer mon chemin.

Faisant honneur à son deuxième prénom, Obafunke, qui désigne en yoruba « celle que le roi a autorisée à prendre soin », elle a soutenu les artistes de toute l’Afrique et de la diaspora, dont certain·e·s étaient inconnu·e·s ou ignoré·e·s. Avec une passion sans bornes, elle les encourageait à exceller et a joué un rôle déterminant dans la réussite de nombre d’entre elles et eux, qui ont depuis obtenu une reconnaissance internationale. Elle était dotée d’un regard affûté, capable de repérer le talent, et d’un esprit critique exceptionnel qui entraînait les artistes au-delà des limites du système éducatif. Elle savait que la plupart des écoles d’art du continent africain, façonnées sur le modèle de l’académisme européen, étaient le produit de la dépendance à l’étranger et elle parlait d’elles comme d’une « relique coloniale déconnectée des réalités contextuelles, stylistiques et intellectuelles d’aujourd’hui1 ».

Mandatée par le roi – Bisi Silva - AWARE Artistes femmes / women artists

Immeuble du Centre for Contemporary Art [Centre d’art contemporain] de Lagos

Bisi Silva et moi nous sommes rencontrées alors que nous étudions la conservation de l’art contemporain au Royal College of Art au Royaume-Uni. Après quelques années passées à Londres, elle a fait le choix de s’installer au Nigeria, où elle a fondé le Centre for Contemporary Art [Centre d’art contemporain] de Lagos (CCA) qu’elle a dirigé de 2007 à son décès prématuré en 2019. La vision qui sous-tendait le CCA était celle d’une plateforme ouverte pour que les artistes nigérian·e·s puissent expérimenter, faire des recherches et échanger. À l’époque, la scène artistique lagosienne était conservatrice et n’offrait pas de possibilités aux artistes travaillant sur de nouveaux médiums ou dans l’art contemporain expérimental, que ce soit pour exposer ou pour vendre. Le CCA, qui est une organisation à but non lucratif largement autofinancée, est devenu un centre international ancré dans le territoire pour l’art contemporain africain, un projet pionnier reposant sur la collaboration. Situé aux deuxième et troisième étages d’un immeuble de bureaux à Yaba, dans la banlieue de Lagos, il se compose d’une galerie et d’une impressionnante bibliothèque archivistique, laquelle constitue le cœur du lieu. Des réunions et des séances de mentorat y prennent place au milieu de plus de sept mille volumes, qui offrent un accès inégalé à un vaste savoir. C’est au CCA que Bisi Silva a monté en 2012 Like A Virgin, une exposition des œuvres de la Nigériane Lucy Azubuike (née en 1972) et de la Sud-Africaine Zanele Muholi (née en 1972), qui traitait des questions de genre. Audacieuse et novatrice, l’exposition s’est attiré à la fois de vibrants éloges et de sévères critiques de la part de ses visiteur·se·s : en Afrique, la sexualité n’était pas alors une composante des manifestations artistiques. C’est lorsqu’elle travaillait pour la revue féministe n‧paradoxa en tant que membre du comité éditorial que l’intérêt de Bisi Silva pour la critique au point de vue du genre s’exprimait le mieux. Elle en a consacré un numéro aux artistes d’Afrique et de la diaspora en 2013.

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Affiche de la IIe Biennale de Thessalonique, PRAXIS: Art in Times of Uncertainty [PRAXIS : l’art en des temps d’incertitude]

Depuis ma première visite au Sénégal pour participer à la Biennale de Dakar, le sentiment de familiarité que m’inspire l’Afrique de l’Ouest me pousse à développer des projets pour créer des liens entre des artistes africain·e·s et sud-américain·e·s hors des sentiers de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Guidée par son insatiable curiosité, Bisi s’est lancée en 2013 dans une aventure semblable en acceptant une résidence à Satacar, sur l’île d’Itaparica dans l’État de Bahia, le plus africain du Brésil. Je me rappelle nos conversations Skype de l’époque et sa joie quand elle a découvert les vestiges omniprésents de la cuisine yoruba dans la gastronomie de Bahia, qui la ramenaient immédiatement chez elle, à Lagos, en dépit des barrières linguistiques coloniales. Ces expériences ont renforcé notre vision commune et ont entraîné de nouvelles collaborations. En 2009, Bisi et moi étions les commissaires de la IIe Biennale de Thessalonique, PRAXIS: Art in Times of Uncertainty [PRAXIS : l’art en des temps d’incertitude] – qui, en ce climat de pandémie, résonne comme un projet résilient mené au cours d’une crise internationale –, qui se tenait dans le contexte de la faillite économique de la Grèce. Cette collaboration provenait de notre volonté persistante de connecter nos objets de recherche respectifs, à savoir l’Afrique et l’Amérique latine, et de les situer sur la vaste scène de la pratique artistique internationale. Nous avions toutes deux ressenti un sentiment de dépaysement durant nos années d’études à Londres, d’autant que, dans le milieu des années 1990, le concept d’internationalisme était encore une construction coloniale, un pré carré qui plaçait systématiquement la modernité occidentale au centre. La Biennale a donc offert une plateforme sud-européenne à des artistes dits « du Sud » pour qu’elles et ils puissent exposer la violence portée par la race, la classe et les relations économiques.

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Couverture d’Àsìkò: On the Future of Artistic and Curatorial Pedagogies in Africa

Le temps qui passe était déjà un leitmotiv de son écriture et de ses expositions depuis les débuts de sa carrière de commissaire, dont Àsìkò est devenu le point d’orgue. D’ailleurs, Telling Time [Dire le temps] était le titre de l’édition 2015 des Rencontres africaines de la photographie à Bamako, au Mali. Sous sa direction, le travail des femmes photographes a occupé le devant de la scène : on pense à Malala Andrialavidrazana (née en 1971), Monica de Miranda (née en 1976), Héla Ammar (née en 1969), Kitso Lynn Lelliott (née en 1984), Ibrahima Thiam (née en 1976), Mimi Cherono Ng’ok (née en 1983) et Lebohang Kganye (née en 1990).

Dans les dernières années de sa vie, Bisi Silva se consacrait à réhabiliter les artistes nigérianes de l’après-indépendance et comptait développer au sein du CCA un projet de conservation à long terme sur la question. Associant ses passions pour l’édition et pour l’éducation, elle s’était lancée dans la recherche de l’héritage non écrit de l’art africain moderne et contemporain. Elle accordait une grande valeur à l’histoire et veillait à ce que son œuvre reflète le respect des aîné·e·s tout en encourageant les nouvelles générations de créateurs et créatrices. Pour nous qui naviguons sur les eaux du temps à l’aide d’outils imprécis, la boussole de Bisi Silva signale un courant circulaire : apprendre du passé tout en marchant vers l’avenir. Je souhaite que son voyage à travers le cycle du temps ne soit jamais oublié.

C’est sa passion première, l’éducation, qui a poussé Bisi Silva à lancer son grand projet : Àsìkò (qui veut dire « temps » en yoruba), un programme panafricain indépendant pour les plasticien·ne·s et conservateur·rice·s qui s’est tenu de 2010 à 2016, d’abord à Lagos, puis à Accra, Dakar, Maputo et Addis-Abeba. Je peux témoigner, en tant que professeure invitée à Maputo et chargée de cours à Dakar, de sa force novatrice. Le modèle pédagogique combinait une éducation radicale – c’est-à-dire centrée sur les racines d’une idée ou d’un lieu – et une structure nomade conçue comme un parcours convivial d’un mois pour les praticien·ne·s, qui étaient plus susceptibles de rencontrer leurs homologues en Europe qu’en traversant les frontières intra-africaines. Il donnait ainsi les moyens du partage de savoir continental et de la professionnalisation comme aucun programme académique n’aurait pu le faire. Ayant vu de mes yeux l’utopique école vagabonde de Bisi Silva, je me réjouis du nombre d’ancien·ne·s élèves qui aujourd’hui exposent et poursuivent leurs études dans le monde entier. Àsìkò situait l’Afrique contemporaine dans un continuum temporel mêlant traditions ancestrales et expériences technologiques, prenant le contre-pied d’un regard extérieur sur l’Afrique fondé sur un fantasme prémoderne. Bisi Silva a recueilli l’extraordinaire énergie du projet dans la publication Àsìkò: On the Future of Artistic and Curatorial Pedagogies in Africa (CCA, Lagos, 2017).

Traduit de l'anglais par Charlotte Matoussowsky.

1
« In profile, Bisi Silva. The independent curator on 25 years in the arts » [en ligne], Frieze, 17 mai 2017.

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Pour citer cet article :
Gabriela Salgado, « Mandatée par le roi – Bisi Silva » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 10 mars 2021, consulté le 26 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/mandatee-par-le-roi/.

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