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Premières femmes peintres de bijinga

13.10.2023 |

Ikeda Shōen, Monomōde [Sortie au temple], 1908, et Haru no hi [Jour de printemps], 1908, couleur sur soie, musée d’Art Fukuda, Saga Arashiyama, Kyoto.

L’avènement des femmes du Bijinga

L’enseignement public de la peinture, y compris occidentale, commença dès 1880 avec la création de l’Académie de dessin de Kyoto, qui vit le jour quelques années avant l’École des beaux-arts de Tokyo. Les femmes y étaient alors admises, et Uemura Shōen (1875-1949) – sans doute celle qui deviendrait par la suite la plus célèbre représentante du bijinga – intégra l’académie en 1887, à l’âge de douze ans, comme élève de Suzuki Shōnen (1848-1918), qui était déjà un peintre réputé. Mais quand son maître quitta son poste l’année suivante pour ouvrir son propre gajuku, elle le suivit et poursuivit son apprentissage entourée de disciples masculins bien plus âgés qu’elle. Ainsi, Uemura, née dans une famille sans aucune attache avec des peintres, eut la chance de pouvoir s’inscrire dans une école d’art avant que l’on interdise la mixité et de profiter d’un environnement d’apprentissage privilégié. Dans Seibishō [Sourcils bleus] (Rikugō Shoin, 1943), publié à la fin de sa vie, elle raconte qu’enfant, elle aimait dessiner des personnages : ses modèles étaient des gravures ukiyo-e de jolies femmes, de samouraïs ou d’acteurs, des livres illustrés acquis auprès de vendeurs de littérature populaire ou de forains, ou encore des illustrations par Hokusai, qu’elle découvrait dans les livres disponibles à la location contre une somme modique chez les kashihon-ya1. À l’école primaire, elle dessinait surtout des figures féminines, alors que l’éducation proposée à l’académie exigeait de commencer par reproduire des branches de fleurs de camélia ou de magnolia, avant de pouvoir passer aux oiseaux, puis aux arbres et aux rochers des paysages sansuiga – autant de sujets loin de ses préoccupations. On a souvent rapproché les bijinga d’Uemura des estampes ukiyo-e tant par leur sujet que par leur composition. De fait, elle continua à fréquenter les expositions de peinture ancienne, puis le musée impérial de Kyoto après son ouverture en 1897, pour continuer à se former en autodidacte dans ce genre.

Tout comme cela avait été le cas pour Noguchi Shōhin (1847-1917), les expositions officielles offrirent à Uemura un tremplin vers la reconnaissance. En 1893, l’œuvre qu’elle présenta à la troisième Exposition industrielle nationale fut achetée par le prince Arthur, duc de Connaught, de passage au Japon, ce que les journaux s’empressèrent de rapporter avec des critiques élogieuses. Le ministère de l’Agriculture et du Commerce décida alors de commander à Uemura une œuvre destinée au pavillon de la Femme de l’Exposition universelle colombienne de Chicago en 1893, ce qui permit à la jeune femme d’avoir confiance en son talent. Dans les salons Bunten, ses portraits de jeunes femmes furent régulièrement primés dès la première édition de 1907 et elle resta une figure majeure des salons Teiten. À l’heure où les femmes peintres se faisaient plus nombreuses, Uemura Shōen, pour avoir commencé plus tôt, s’érigea en figure à part. En se consacrant pleinement à la peinture, elle refusa de s’habiller dans des tenues réservées aux femmes et confia à sa mère le soin de s’occuper des tâches ménagères et d’élever ses enfants – elle était mère célibataire –, ce qui lui permit d’être l’égale de ses homologues masculins dans son mode de travail.

De treize ans sa cadette, Ikeda Shōen (née Sakakibara, 1888-1917) fait partie de la génération éduquée dans les écoles pour jeunes filles – ce qui constitue une différence de taille avec le parcours de Uemura Shōen. Issue d’une famille aisée de Tokyo, avec un père entrepreneur et une mère qui pratiquait le yōga en amatrice, Ikeda affirma dans un article intitulé « Ce que je suis aujourd’hui, je le dois à mon maître » (Fujin Gahō, no 51, janvier 1911) qu’elle avait pris des cours auprès de Mizuno Toshikata (1866-1908) à partir de 1901, mais qu’elle devait à côté « continuer à s’exercer au koto (cithare japonaise), à la cérémonie du thé ou à l’art floral » : autant de disciplines qui relevaient à l’ère Edo de la culture générale pour les hommes, mais qui, avec l’ère Meiji, devinrent des activités culturelles que toute jeune fille de bonne famille se devait de maîtriser. Ikeda avait toujours aimé dessiner : « Petite fille, je regardais les illustrations dans les revues et les journaux et il m’arrivait de les recopier », se souvint-elle. De nouveau, on voit que, malgré la différence d’âge avec Uemura, c’est aussi en s’inspirant d’estampes ou d’illustrations dans la presse qu’elle se mit à reproduire la figure humaine. Or son père, entrepreneur disciple de Fukuzawa Yukichi, lisait certainement le Jiji Shimpô, quotidien fondé par ce dernier, si bien qu’il est fort probable qu’Ikeda ait pu admirer les portraits lithographiés de femmes de Masako Okamura (1858-1936), livrés en supplément du journal.

Si Ikeda prit pour maître un peintre de nihonga alors que sa mère pratiquait le yōga, c’est sans doute parce que Mizuno était connu pour ses portraits. Ikeda Terukata (1883-1921), son futur époux, ou Kaburagi Kiyokata (1878-1972), formé également dans l’atelier de Mizuno, devinrent eux aussi des peintres de bijinga.
Monomōde [Sortie au temple, 1908], œuvre primée au premier salon Bunten, lança la carrière d’Ikeda Shōen. Dans un article intitulé « La talentueuse Mademoiselle Sakakibara Shōen » publié en mars 1908 dans la revue Fujin Gahō, Sawada Bushō signa une critique des plus élogieuses : « Quand on cherche de jeunes artistes qui sortent clairement du lot, on ne saurait ignorer Mlle Sakakibara Shōen. » Le journaliste poursuit en citant la jeune femme : « Toute sa vie, Maître Mizuno a répété que représenter la figure humaine, ce n’était pas dessiner des poupées. Dans la peinture, l’âme et la grâce sont essentielles, il ne faut jamais l’oublier » – des propos qui témoignent d’une volonté de travailler sur l’intériorité de ses personnages. Grâce aux salons et aux expositions, Ikeda gagna progressivement en notoriété, marchant fièrement dans les pas de son aînée Uemura.

Premières femmes peintres de bijinga - AWARE Artistes femmes / women artists

Ikeda Shōen, Monomōde [Sortie temple], 1908, et Haru no hi [Jour de printemps], 1908, couleur sur soie, musée d’Art Fukuda, Saga Arashiyama, Kyoto.

Autre femme à se spécialiser dans le bijinga, Gyokuryō Kurihara (1883-1922) commença elle aussi par reproduire les couvertures illustrées des romans proposés à la location chez les libraires kashihon-ya7. Sans doute s’agissait-il d’images de dessinateurs en vogue à cette époque comme Takeuchi Keishū (1861-1943), Tomioka Eisen (1864-1905) ou Mizuno Toshikata, voire d’illustrateurs plus anciens encore. Elle intégra Joshibi en 1907, mais c’est par elle-même qu’elle apprit à représenter la figure humaine, en recopiant des portraits célèbres qu’elle allait admirer dans les musées et les bibliothèques, incapable de se satisfaire des œuvres de référence disponibles à l’école car les portraits, genre peu apprécié des enseignant·e·s, y étaient trop peu nombreux. Elle développa notamment une prédilection pour les portraits d’enfants.

On aura compris que les femmes peintres qui se forgèrent un nom dans le bijinga commencèrent toutes dès leur plus jeune âge à dessiner des femmes et des enfants en prenant spontanément pour modèles des publications destinées au grand public. Cette réalité était aussi le reflet de leur vécu, dans une société où le partage des rôles entre les sexes était strictement défini au sein de l’environnement familial. N’étant pas issues de familles d’artistes, elles disposaient d’une grande liberté pour peindre puisqu’on ne leur avait pas inculqué la hiérarchie des genres qui avait cours jusqu’alors, selon laquelle les gravures ukiyo-e ou les illustrations étaient un art moins noble que les peintures de l’école Kanō ou le nanga. On verra cependant plus tard Uemura s’irriter de ceux qui comparaient son œuvre à l’ukiyo-e, tout comme on peut lire en filigrane des propos de Mizuno intimant à Ikeda de mettre de « l’âme et de la grâce » dans sa peinture la prudence d’un peintre qui, pour s’inscrire lui-même dans la lignée de l’ukiyo-e, savait mieux que personne l’importance qu’il y avait à dissocier le portrait du jugement préconçu d’un « art populaire ».

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Uemura Shōen, Jinsei no hana [Fleur de vie], 1899, musée municipal d’Art de Kyoto

Représentation de la bijin

Uemura Shōen et Ikeda Shōen

C’est à partir de Jinsei no Hana [Printemps de la vie (La Jeune Mariée)] (1899, musée Kyocera de Kyoto) qu’Uemura se construisit son propre style de bijinga, à savoir un portrait en pied d’une figure féminine se détachant d’un arrière-plan nu. La scène représente une jeune femme en kimono de cérémonie avançant tête baissée derrière sa mère, chargée de l’amener vers son époux le jour de son mariage – un sujet très prisé puisqu’elle réalisa plusieurs œuvres dans la même veine. Noguchi Shōhin, mentionnée plus haut, avait déjà peint des scènes dans lesquelles des femmes couvraient tout l’espace pictural, constituant ainsi un précédent pour Uemura. Mais Noguchi, qui vivait alors à Kyoto, s’inscrivait dans la tradition des artistes de nihonga de Kyoto comme Kōno Bairei (1844-1895) ou Mori Kansai (1814-1894), qui dessinaient surtout des portraits de geishas. La nouveauté chez Uemura résidait dans des portraits non pas de courtisanes ou d’élégantes ayant reçu une formation poussée dans les arts traditionnels du Japon, mais de jeunes femmes du commun. L’image de la femme docile qui quitte sa famille pour embrasser celle de son époux était par ailleurs un sujet qui correspondait au modèle patriarcal qu’encourageait le gouvernement Meiji. Il était facile de s’y identifier à tout âge – soit dans la représentation de la mariée si on était jeune, soit dans celle de la mère si on était plus âgée. Ce glissement de l’image de la bijinga élargissait le public appréciant les portraits féminins, ne se limitant plus à des admirateurs masculins et renforçant d’autant la popularité des femmes peintres qui s’adonnaient à ce genre.

Uemura raconte dans ses souvenirs avoir étudié l’ukiyo-e et la peinture classique, mais cela n’explique pas le relief qu’elle sut conférer à ses personnages. On sait que Takeuchi Seihō (1864-1942), de retour d’un séjour en Europe en 1900-1901, rassembla ses disciples dans des sessions de travail collectif sur la représentation de la figure humaine où il faisait venir des modèles qui posaient pour eux. Or Uemura avait étudié auprès de Takeuchi avant son voyage et avait fait des copies de dessins de ce dernier dans son atelier, dont la date reste cependant inconnue. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce qu’elle ait participé aux recherches de Takeuchi sur la figure humaine.

Haru no Hi [Journée printanière, 1908] d’Ikeda Shōen représente une scène dans laquelle une jeune femme profite d’une belle journée de printemps pour tricoter tout en surveillant sa petite sœur. Récemment introduit au Japon, le tricot était un travail manuel associé à la modernité – un sujet qui illustrait aussi le nouveau partage des rôles entre les sexes, et celui dévolu à la femme. Le modelé des doigts de la jeune fille laisse supposer qu’Ikeda avait étudié en détail le rendu des volumes dans la peinture occidentale. Comme indiqué plus haut, l’artiste faisait partie d’une génération qui avait grandi avec les portraits lithographiés. Les tableaux de peintres yōga comme Okada Saburōsuke (1869-1939), formée à l’académisme en France, qui mettait en scène des personnages féminins dans un décor naturel en plein air, avaient certainement retenu son attention. Appliquant les théories des proportions idéales du corps humain à la représentation des Japonaises, Okada réalisa plusieurs portraits de jeunes femmes vêtues de somptueux kimonos. Ses toiles furent souvent reproduites sous forme d’affiches, de gravures en supplément de quotidiens ou d’illustrations dans des revues. Pour être l’auteur de nombreuses couvertures de revues féminines, il était sans nul doute très prisé de ce lectorat. Par ailleurs, il enseigna aussi bien à l’École des beaux-arts de Tokyo qu’à Joshibi. Tout laisse ainsi à penser que ses figures féminines aient été une référence aussi pour les peintres de nihonga.

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Okada Saburōsuke, Yu biwa [Anneau], 1908, lithographie, supplément du Jiji Shimpō, collection particulière.

Le salon Bunten

Le salon officiel des beaux-arts organisé par le ministère de l’Éducation, dit salon Bunten, attira un public toujours plus nombreux au fil des années. Comme il était possible d’acheter des œuvres en les réservant sur place, les collectionneurs se bousculaient le premier jour pour se disputer celles qu’ils souhaitaient acquérir. En 1912, le VIe Bunten enregistra une fréquentation dépassant les 160 000 visiteurs sur trente-six jours, un chiffre qui fut porté à plus de 240 000 pour la onzième édition du salon en 1917 sur une même durée. L’artiste la plus vendue fut Ikeda Shōen, suivie par les autres femmes peintres de bijinga, comme Uemura Shōen, Kawasaki Rankō (1882-1918), Kurihara Gyokuyō, Shima Seien (1892-1970)2… Parmi leurs homologues masculins, Ikeda Shōen et Kaburaki Kiyokata faisaient aussi partie des peintres les plus prisés.

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Uemura Shōen, Mai shitaku [Préparatifs avant un spectacle de danse], couleur sur soie, musée national d’Art moderne, Kyoto

En janvier 1915, la revue Nihon Bijutsu [Arts du Japon] consacra un numéro spécial (vol. 17-3) aux femmes peintres de renom, avec dans les premières pages une série de photographies reproduisant les œuvres les plus appréciées au salon Bunten. Bien que leurs auteurs et autrices aient connu des parcours d’apprentissage différents, les figures féminines représentées dans leurs peintures avaient toutes des traits similaires, comme dans Mai shitaku [Préparatifs avant un spectacle de danse] d’Uemura ou Uwasa no Nushi [Objet de rumeur]) de Kurihara Gyokuyō : un visage plutôt potelé, des sourcils épais arqués légèrement vers le bas, les deux yeux assez éloignés l’un de l’autre, des cils marqués et de grands yeux noirs. Le portrait féminin par les femmes peintres semblait sortir d’un même moule. Sans doute le public du Bunten était-il friand de cette forme d’expression. Dans le numéro susmentionné, l’article « Atouts des femmes artistes » de Watatsuki Matsunosuke expliquait que « les femmes artistes surent saisir l’air du temps en peignant de ravissantes femmes dont les somptueuses couleurs captèrent l’attention des spectateurs », faisant référence au désir de splendeur face à la montée du nationalisme après la victoire du Japon en 1905 dans le conflit qui l’opposait à la Russie. Soutenue par la suite par le climat belliqueux après le déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, la popularité des œuvres représentant le bonheur simple de jeunes filles ou d’enfants alla grandissant. Sakai Sansui écrivit dans Bijutsu Shimpō [Nouvelles des beaux-arts] : « La représentation de la femme, notamment dans son environnement familial, est un sujet des plus appropriés pour les femmes peintres de talent3. »

Le IXe salon Bunten, en 1915, consacra un espace dédié au bijinga : la « salle des jolies femmes » attira de très nombreux visiteurs, mais donna également lieu à des critiques de l’expression stéréotypée de la femme, qui ressortait d’autant plus fortement avec un tel accrochage mettant côte à côte les œuvres d’un même genre4. Surtout dirigées envers les femmes peintres, ces critiques révélaient en filigrane le ressentiment à peine masqué des hommes envers la cote de popularité élevée de leurs consœurs. Car l’engouement pour le bijinga alla de pair avec un Bunten attirant un public de plus en plus large. Les femmes peintres acclamées par le grand public ne cachaient pas leur fierté devant cette consécration. Mais dans un salon où le pouvoir restait aux mains des hommes, membres du jury et critiques d’art, il fallait aussi se soumettre à leur volonté. Plusieurs femmes peintres, notamment originaires de la région du Kansai, furent ainsi refusées au Xe Bunten. Uemura Shōen choisit d’exposer au XIIe Bunten de 1918 Hōno [Flamme], une œuvre représentant un esprit vengeur inspiré du théâtre nô, s’éloignant des sujets qu’elle privilégiait jusque-là. Les décès de Ikeda Shōen en 1917 et de Kawasaki Rankō en 1918, suivis de la maladie et de la disparition de Kurihara Hyokuyō en 1922, modifièrent également le paysage.

Le salon Teiten

Le Salon impérial des beaux-arts, ou Teiten, remplaça le Bunten en 1919. À ses débuts, il ne présenta que très peu de bijinga, mais le genre y revint en force à partir de 1925. Kaburaki Kiyokata, considéré par la postérité comme un grand maître du bijinga, y reçut le prix de l’Académie impériale des beaux-arts pour Tsukiji Akashi-cho [Dans le quartier de Tsukiji Akashi] en 1927. Mais lui-même n’aimait pas qu’on le qualifie de peintre de bijinga, il considérait ses œuvres comme des scènes de genre, des instantanés de la société. Kikuchi Keigetsu (1879-1955), autre figure majeure du Teiten, refusait lui aussi qu’on qualifie ses portraits féminins de bijinga. Les peintres masculins bien établis tournaient ainsi clairement le dos à ce genre. Mais il n’en était pas de même pour la génération montante. Kakiuchi Seiyō (1892-1982), diplômée de Joshibi et disciple de Kaburaki, fut admise au VIe salon Teiten avec Jūroku no Haru [Seize printemps] (1925, université Joshibi), œuvre qui fut reproduite dès l’année suivante sur le calendrier imprimé et distribué par un grand quotidien. Toujours au VIe salon Teiten, Kitani Chigusa (1895-1947), originaire d’Osaka, retint l’attention avec Mayu no nagori [Ligne des sourcils], où la nudité de son modèle aux formes voluptueuses affleurait sous son kimono transparent.

Avec la maturité, Uemura puisa dans le registre du théâtre nô ou imagina des scènes d’un passé désormais révolu, celui de l’ère Meiji, penchant vers une représentation idéalisée de la femme, loin de la réalité du quotidien. Ce n’est sans doute pas un hasard si elle fut souvent sollicitée pour participer à des expositions d’art japonais à l’étranger, cette image idéalisée de la femme japonaise correspondant à celle que les autorités souhaitaient véhiculer hors de l’archipel. D’ailleurs, en 1934, le gouvernement japonais acquit Boshi [Mère à l’enfant], exposé au salon Teiten, puis en 1936 Jo no Mai [Danse en prélude d’une pièce de nô], présenté au nouveau salon Bunten de 1936. Avec l’expansion militaire et la guerre, les femmes se retrouvaient de plus en plus nombreuses à devoir élever seules leurs enfants tandis que leurs maris étaient au front. Le mode de vie d’Uemura, mère célibataire, résonna dès lors de façon inattendue et s’en trouva valorisé. Membre de l’Académie impériale des beaux-arts à partir de 1941, elle fut nommée « artiste officielle de la cour impériale » en 1944, couronnement d’une carrière qui ne le cédait en rien voire dépassait celle de ses confrères.

Elles peignaient de ravissantes dames ou de fragiles demoiselles, mais la vie de ces femmes, travaillant d’arrache-pied pour vivre de leur art en toute indépendance, était loin de cette image. Portées par leur notoriété, elles n’hésitèrent pas à proposer des cours aux jeunes femmes qui les sollicitaient, en ouvrant des ateliers-écoles de peinture à leur domicile. Ikeda Shōen, par exemple, dirigeait avec son mari Ikeda Terukata un de ces gajuku où l’on formait aussi bien les hommes que les femmes. Mais dans la plupart des cas, les femmes peintres accueillaient des disciples féminines. Kitani Chigusa fut un temps l’élève d’Ikeda Shōen et, après son mariage, fonda à son tour un gajuku très dynamique baptisé Yashigusa-kai, qui prit sous son aile un grand nombre de femmes5. Ses élèves étaient surtout des jeunes filles désireuses d’apprendre en amatrices la peinture avant leur mariage. En 1925, Kitani transforma son gajuku en institut de recherche et y organisa des expositions de ses œuvres ou d’autres femmes d’Osaka.

Kurihara Gyokuyō étant restée célibataire, son gajuku lui était indispensable pour lui garantir des ressources financières stables. La revue Shukujo Gahō (vol. 7-3, mars 1918) publia des photos d’une mini-exposition du Nouvel An organisée dans l’atelier de Kurihara avec ses élèves. En regardant attentivement les clichés, on se rend compte que leurs peintures ressemblent beaucoup à celles de leur professeure. En fait, le gakuju rassemblait moins de futures artistes cherchant à développer leur créativité que des admiratrices de Kurihara désireuses de la copier. Kurihara réalisa aussi de très nombreuses couvertures pour des revues destinées à un jeune public féminin. Par ailleurs, elle créa avec d’autres femmes peintres, pour la plupart des anciennes de Joshibi, le groupe Getsuyōkai afin d’échanger sur leurs pratiques et d’organiser des expositions collectives.

Fascinées par les bijin idéalisées par les femmes peintres, de nombreuses jeunes filles vinrent rejoindre un gajuku, où elles se plaisaient à reproduire ces images de jolies femmes hors du réel : en d’autres termes, elles venaient apprécier le bijingaau sein d’un univers purement féminin – un univers protégé, loin de la réalité d’une société dominée par les hommes. La sororité, cette solidarité entre femmes qui en résultait, joua aussi un rôle clé pour soutenir les femmes peintres tant dans leur vie que dans leurs recherches créatives.

Cet article suit « De l’ère Edo au début du XXe siècle : l’éducation artistique des femmes peintres », publié le 13 octobre 2023.

Traduit du japonais par Camille Ogawa.

1
Sur Kurihara Gyokurō, voir Kaoru Kashima, « Kurihara Gyokurō, femme peintre : la féminité comme identité », dans Toshiaki Gomi (dir.), Kurihara Gyokurō, Nagasaki, Nagasaki Bunkensha, 2018, p. 228-239.

2
Hanrei Yoshioka, Teikoku Kaiga Hōten [Dictionnaire des trésors de la peinture de l’Empire], Tokyo, Teikoku Kaiga Kyoka [Association impériale de peinture], 1918.

3
Sansui Sakai , « Scènes de genre à Tokyo par les femmes peintres », Bijutsu Shimpō [Nouvelles des beaux-arts], vol. 13-6, 13 avril 1914, p. 216.

4
À propos de la « salle des peintures de belles femmes », voir Noriyuki Nagano, « Nouvelles réflexions sur la salle des peintures de belles femmes : évaluation des femmes peintres selon leur représentation de la femme », dans Kindai Gasetsu [Analyse de la peinture moderne], no 27, 2018, p. 32-53 ; Tamaki Itō, « Avant et après le 9e salon Bunten : autour du bijinga », dans Kurihara gyokuyō, op. cit., p. 256-271.

5
Josei Nihongaka Kitani Chigusa – sono shogai to sakuhin [Kitani Chigusa, femme peintre de nihonga : sa vie et son œuvre], cat. exp., 25 octobre – 1er décembre 2002, Ikeda, Ikeda City Museum of History and Folklore, 2002.

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Pour citer cet article :
Kojima Kaoru, « Premières femmes peintres de bijinga » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 13 octobre 2023, consulté le 2 mai 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/premieres-femmes-peintres-de-bijinga/.

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