Critique

Ruth Dorrit Yacoby : la porte vers le jardin secret

10.02.2023 |

Ruth Dorrit Yacoby: The Door to the Secret Garden, 2021-2022, vue de l’entrée de l’exposition, musée d’Art de Herzliya, Herzliya, photo : Dor Even Chen

J’ai fait la connaissance de l’artiste israélienne Ruth Dorrit Yacoby (1952-2015) à Arad, une ville dans le désert du Néguev, au sud d’Israël. J’y avais fondé le programme international de résidence Arad Art and Architecture et le lieu d’exposition Arad Contemporary Art Center, où j’exposais les œuvres de R. D. Yacoby et celles de nombreux·ses autres artistes israélien·ne·s et internationaux·ales. En 2015, le musée d’Art de Herzliya m’a proposé d’organiser la première exposition d’envergure consacrée à R. D. Yacoby depuis son décès prématuré. Mon lien personnel avec l’artiste a joué un rôle clé dans l’organisation de l’exposition Ruth Dorrit Yacoby: The Door to the Secret Garden (25 décembre 2021 – 18 juin 2022) [fig. 1]. Le cadre du musée et son public considérable m’ont offert les conditions idéales pour un réexamen de son œuvre.

Ruth Dorrit Yacoby : la porte vers le jardin secret - AWARE Artistes femmes / women artists

Fig. 1. Ruth Dorrit Yacoby: The Door to the Secret Garden, 2021-2022, vue de l’entrée de l’exposition, musée d’Art de Herzliya, Herzliya, photo : Dor Even Chen

La problématique principale à laquelle j’ai été confrontée en termes de commissariat d’exposition est le contraste entre la reconnaissance internationale de R. D. Yacoby et sa présence dans le discours israélien autour de l’art. À titre d’exemple, elle bénéficie au cours de la seule année 1996 d’expositions en Chine, en Thaïlande, à Singapour, à Taïwan, au Japon et en Allemagne, là où quelques années plus tard, dans son pays d’origine, elle n’est même pas mentionnée dans A Century of Israeli Art, l’ouvrage de référence le plus complet sur l’art israélien depuis trois décennies1. L’exposition de Herzliya explore la manière dont R. D. Yacoby aborde des questions majeures dans la société israélienne et juive, comme la naissance, la foi, la spiritualité, la procréation, la condition de la femme et la maternité, à travers son point de vue de femme artiste d’origine juive séfarade (du Maghreb) vivant en périphérie d’Israël, et la manière dont cette position marginale remet en cause à la fois la domination ashkénaze (venue d’Europe) et eurocentrique dans la culture israélienne et sa concentration au centre du pays, principalement à Tel-Aviv. L’exposition met en parallèle la domination patriarcale de la femme dans le contexte des rituels religieux et spirituels avec la prédominance du point de vue masculin et occidental dans le discours artistique en Israël. Dès ses origines au sein de la diaspora et bien avant la fondation de l’État d’Israël en 1948, le discours artistique israélien s’ancre en effet dans une conception occidentale de l’art et de la culture qui fait des artistes masculins ashkénazes ses principaux protagonistes. En abordant le contrôle du corps féminin dans la société patriarcale à travers le prisme de rituels de vie liés à la naissance, à la mort et aux obsèques, les questionnements artistiques de R. D. Yacoby remettent en cause la primauté des perspectives artistiques et culturelles ashkénazes et patriarcales, et leur mainmise sur le discours artistique israélien à ce jour.

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Fig. 2. Ruth Dorrit Yacoby: The Door to the Secret Garden, 2021-2022, vue de la première salle de l’exposition, musée d’Art de Herzliya, Herzliya, photo : Dor Even Chen

J’ai choisi d’ouvrir l’exposition sur une exploration en profondeur des représentations des rituels de vie dans l’œuvre de R. D. Yacoby à travers une sélection d’éléments iconographiques issus de systèmes de croyance tels que le polythéisme ou la monolâtrie [fig. 2]. Les dix œuvres mises en avant dans cette section font écho à l’intérêt de l’artiste pour les systèmes de croyance présents dans la région depuis l’Antiquité et qui, pour bon nombre d’entre eux, ont vu leur portée diminuer dans les récits historiques locaux face à l’ubiquité du judaïsme ashkénaze.

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Fig. 3. Ruth Dorrit Yacoby, Ruth is Holy, 2008, peinture, colle et céramique, 180 x 160 cm, photo : Yigal Pardo © Courtesy famille de Ruth Dorrit Yacoby

Dans l’œuvre Ruth is Holy [fig. 3], une silhouette féminine se dessine au fond d’une boîte aux bords étroits où sont disposés de petits récipients. Le tableau évoque les anciennes traditions funéraires de la région, au cours desquelles les défunt·e·s étaient enterré·e·s de telle sorte qu’ils et elles puissent emporter leurs biens dans l’au-delà. Il illustre la liberté avec laquelle R. D. Yacoby explore des thématiques habituellement contrôlées par les institutions religieuses du pays. En abordant la mortalité et l’enterrement du corps féminin, l’artiste met en lumière les notions de mort et de deuil, qui, bien que dissimulées dans la société israélienne, ont une histoire assez riche dans la région.

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Fig. 4. Michal Na’aman, A Kid in Its Mother’s Milk, 1974, peinture murale © Courtesy Michal Na’aman

Au cours de mes recherches, j’ai trouvé une exploration assez similaire de ces traditions religieuses dans l’œuvre de Michal Na’aman (1951-), une artiste israélienne de la même génération que R. D. Yacoby. Dans sa série A Kid in Its Mother’s Milk (1974) [fig. 4], M. Na’aman aborde l’institutionnalisation religieuse des sujets féminins en retirant la mention prohibitive « ne pas » du verset biblique « Tu ne cuiras pas le veau dans le lait de sa mère ». A Kid in Its Mother’s Milk dresse ainsi un parallèle entre la tradition juive de la séparation du lait et de la viande et la douloureuse séparation de la mère et de son enfant à la naissance. En déplaçant le contexte alimentaire du verset biblique, M. Na’aman met l’accent sur l’institutionnalisation religieuse du lien femme-nourrisson, qui retire au nouveau-né la protection naturelle que lui apporte le lait maternel. La manière dont les deux artistes associent féminisme et religion est assez unique. En effet, il était et il est encore très rare que des artistes femmes laïques abordent des problématiques liées au judaïsme à travers le prisme du féminisme. La masculinité prépondérante du projet sioniste et la politique de défense militaire du pays ont enraciné la société israélienne dans une perspective androcentrique, qui étend également son discours religieux et nationaliste aux domaines de l’art et de la culture.

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Fig. 5. Ruth Dorrit Yacoby, Sans titre, 2008, 47 x 24 cm, huile sur formica, photo : Yigal Pardo © Courtesy famille de Ruth Dorrit Yacoby

L’une des thématiques les plus passionnantes de l’œuvre de R. D. Yacoby est mise en avant au cœur de l’exposition. Ici, neuf créations s’articulent autour d’une période charnière dans la vie de l’artiste, lorsque celle-ci se réapproprie son prénom de naissance, Ruth, et le fait figurer dans nombre de ses œuvres [fig. 5]. Cette section montre la manière dont l’artiste, en revenant sur un événement de son enfance, lorsque sa mère change son prénom de Ruth en Dorrit, se sert de sa propre identité comme d’un matériau de création. En ajoutant son prénom de naissance à son identité d’adulte, elle tisse un lien féminin avec la figure biblique de Ruth. D’après la Bible, à la mort de son époux, Ruth se lie d’amitié avec sa belle-mère et se confronte à des questions importantes liées à la féminité et à la maternité dans la société patriarcale. Les œuvres regroupées autour du thème « Ruth » soulignent l’importance que prennent les constructions sociales de la féminité et de la maternité entretenues par la société patriarcale juive dans la pratique de R. D. Yacoby, qui, en se tournant vers la solidarité des figures féminines et la force qu’elles en retirent, entre en accord avec une lecture féministe des textes bibliques.

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Fig. 6. Ruth Dorrit Yacoby: The Door to the Secret Garden, 2021-2022, dernière salle de l’exposition, musée d’Art de Herzliya, Herzliya, photo : Dor Even Chen

J’ai choisi de consacrer la dernière partie de l’exposition à l’exploration des poèmes et fragments de phrases, mots, formules et syllabes que R. D. Yacoby intègre de manière répétée à son œuvre [fig. 6]. Avec cette répétition, l’artiste se livre à une déstabilisation constante du langage courant et consensuel. Dans le texte du catalogue, je compare le travail de sape des structures linguistiques consacrées qu’elle effectue dans ses œuvres textuelles au travail de Yona Wallach, une poète féministe israélienne qui expérimente avec l’art, la féminité et le mysticisme juif dans sa poésie en jouant librement sur les structures linguistiques. Comme R. D. Yacoby, Y. Wallach aborde la nature même de la créativité féminine dans le contexte de la construction sociale de la femme artiste dans la société israélienne. Mais, contrairement à Y. Wallach et à l’artiste israélienne Aviva Uri (1922-1989), qui affirmait que « pour créer, il faut être d’abord artiste et ensuite seulement femme2 », R. D. Yacoby ne renonce pas pour autant à la maternité pour privilégier son travail artistique. Son approche féministe progressiste inclut la possibilité d’allier un rôle genré féminin à la poursuite d’une carrière.

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Fig. 7. Ruth Dorrit Yacoby, Sans titre, 2010-2012, 180 x 120 cm, huile et tissu sur bois, photo : Yigal Pardo © Courtesy famille de Ruth Dorrit Yacoby

Cette approche est mise en évidence dans une série d’œuvres textuelles dans laquelle R. D. Yacoby inscrit des noms de figures féminines. Parmi elles, la scientifique grecque Pythias, qui rédige avec son époux Aristote une encyclopédie des espèces vivantes, ou l’artiste mexicaine Frida Kahlo (1907-1954), qui maintient une collaboration artistique avec son mari Diego Rivera (1886-1957) [fig. 7]. En mettant en avant d’importantes figures féminines qui font coexister leur rôle genré et leur carrière, R. D. Yacoby exprime son approche féministe progressiste du point de vue de sa propre vie d’épouse, de mère et d’artiste.

En conclusion, l’exposition personnelle consacrée à R. D. Yacoby à Herzliya, ainsi que son intégration dans une nouvelle installation d’art israélien supervisée par Dalit Matatyahu au département d’art israélien du musée d’Art de Tel Aviv constituent un tournant majeur dans la réception de l’artiste en Israël. À une époque où il devient populaire de mettre en valeur des artistes femmes oubliées ou peu connues à l’occasion d’expositions d’envergure sur la scène internationale3, l’inclusion des œuvres de R. D. Yacoby au sein de l’une des plus importantes expositions d’art israélien arrive à point nommé.

L’exposition Ruth Dorrit Yacoby: The Door to the Secret Garden a attiré un large public venu du centre d’Israël, qui a pu à cette occasion se (re)familiariser avec l’œuvre d’une femme artiste séfarade venue d’une région périphérique du pays et passée entre les mailles du discours artistique local. En traitant de son approche radicale de sujets restreints par la religion, comme la naissance, le deuil, les rituels funéraires et la douleur, et de sa façon de les associer aux notions de féminité, de maternité et de care, cette exposition exhaustive abordait les raisons pour lesquelles, malgré la reconnaissance internationale dont bénéficie R. D. Yacoby, son œuvre a été occultée par le discours dominant en Israël, corseté par la vision patriarcale ashkénaze de l’art et de la culture.

Traduit de l'anglais par Lucy Pons.

1
Yigal Zalmona, A Century of Israeli Art, Farnham, Lund Humphries, 2013 ; initialement publié en hébreu par le musée d’Israël en 2010.

2
Tal Dekel, « From First-Wave to Third-Wave Feminist Art in Israel : A Quantum Leap », Israel Studies, vol. 16, no 1, printemps 2011, p. 154.

3
L’exposition Ruth Dorrit Yacoby : The Door to the Secret Garden au musée d’Art de Herzliya coïncide ainsi avec la 59e Biennale de Venise, The Milk of Dreams, supervisée par Cecilia Alemani. Pour la première fois depuis ses cent vingt-sept années d’existence, la Biennale met à l’honneur une majorité d’artistes femmes et issu·e·s des minorités de genre, remettant ainsi en question la position centrale qu’occupent les hommes dans l’histoire de l’art et dans l’art contemporain.

Un article réalisé en partenariat avec Artis

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Pour citer cet article :
Hadas Kedar, « Ruth Dorrit Yacoby : la porte vers le jardin secret » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 10 février 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/ruth-dorrit-yacoby-la-porte-vers-le-jardin-secret/.

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