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Yoko Ono et la poétique de l’éphémère

04.10.2016 |

Yoko Ono, Play It by Trust (Valencia version), 1966/1997, vue de l’installation dans l’exposition En Trance – Ex It, Lonja del Pescado, Alicante, Espagne, 23 juin – 25 juillet 1997. Photo : Miguel Angel Valero © Yoko Ono

Des clous, des bocaux, des échelles, des portes, des chiffons, des tas de terre et puis oui bien sûr une pomme. C’est le paysage qui s’offre à nous lorsque nous découvrons la première rétrospective européenne de Yoko Ono, conçue par le MAC de Lyon1 en étroite collaboration avec l’artiste et Jon Hendricks.

Nous parcourons avec émotion la carrière de l’artiste, des œuvres réunies lors de sa première exposition monographique à l’AG gallery de New York, en 1961, jusqu’aux pièces actuelles. Nous plongeons dans un univers composé de matériaux humbles, accompagnés de mots simples, de phrases succinctes et à la fois très éclairantes.

Les mots traversent toutes ses créations depuis, Secret Piece [Pièce secrète] datée de 1953. Née de l’expérience insatisfaisante de la transcription en musique des chants d’oiseaux, cette œuvre est une partition où dans la portée en clé de sol figure la phrase : « with the accompaniment of the birds singing at dawn » [avec l’accompagnement des oiseaux, chantant à l’aube] et en clé de fa, la note fa qui se répète. Quelques années plus tard, l’introduction d’une phrase expliquant les conditions dans lesquelles la pièce doit être créée, précède la portée en précisant que la note choisie se répète avec l’accompagnement musical du chant des oiseaux et des bois en été entre 5h et 8h. La partition, tout en indiquant le type de son, celui des oiseaux, laisse la mélodie à l’imagination et aux situations diverses qui se produiront. Et dans le langage concis et élusif utilisé, l’artiste brouille les règles et fait en sorte qu’on ne sache plus si les oiseaux nous accompagnent ou vice-versa. Avec cette première instruction, l’artiste modifie l’attitude à adopter devant la partition. Les mots permettent la réalisation de la pièce en ajoutant une dimension poétique et plastique à l’écriture musicale. Yoko Ono donne ainsi un autre but au texte, œuvre en soi, lieu de la conception d’une œuvre qui peut être construite concrètement ou mentalement, activée à maintes reprises et éternellement par quiconque et, à chaque fois, de façon différente.

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Yoko Ono, Painting to Hammer a Nail, 1961/1966. Photo : John Bigelow Taylor © Yoko Ono

Cette démarche caractérisera toute l’œuvre de l’artiste qui fera de l’instruction le moyen d’offrir à tous un cadre de réalisation d’actes ou pensées qui peuvent prendre à l’infini des traits divers, selon l’interprétation de chacun. Cette liberté perpétuelle rend possible l’élargissement des caractéristiques traditionnelles de l’objet artistique

Elle-même dira : « les instructions m’ont donné la liberté de faire toutes sortes de choses que je ne pouvais pas faire dans le monde matériel. Par exemple, mélanger trois peintures dans sa tête. Tu ne peux pas réussir à faire cela dans le réel. Avec des instructions, tu peux faire une peinture en quatre dimensions, cinq dimensions, et même six dimensions. L’essentiel étant que tu peux voler dans ta tête. Ainsi j’ai trouvé beaucoup d’avantage à instructionnaliser des peintures2. »

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Yoko Ono, We Are All Water, 2006. L’artiste dans son installation, We Are All Water, YOKO ONO: BETWEEN THE SKY AND MY HEAD, Kunsthalle Bielefeld, Bielefeld, Allemagne, 24 août – 16 novembre 2008. Photo : Stephan Crasneanscki © Yoko Ono

Les premières Instructions Paintings [Pièces à instruction] (dont certains remakes sont montrés à Lyon) ont d’abord été présentées dans son loft de Chamber Street au cours de l’hiver 1960, puis lors de sa première exposition personnelle à l’AG Gallery de George Maciunas et d’Almus Salcius sur Madison Avenue3 en 1961. Il s’agit de treize peintures ou objets incluant une toile, dont trois sont accompagnés d’une note tapuscrite ou manuscrite4 où sont indiquées les actions à réaliser. Yoko Ono était présente lors des événements dans le loft et à l’AG Gallery et, à travers ses instructions écrites et orales, elle invitait les spectateurs à accomplir des actions physiques ou mentales. Parfois le titre suffisait à orienter le public, comme pour Painting Until It Becomes Marble [Peindre jusqu’à ce que cela se marbre], parfois la note était indispensable pour stimuler sa participation. C’est le cas de Painting to Be Stepped On [Peinture pour marcher dessus] où Yoko Ono incite le public à entrer dans l’espace pictural en piétinant un morceau de toile découpée de façon irrégulière et posée au sol5. Certaines se réalisent seulement mentalement comme Painting to See in the Dark [Peinture à voir dans le noir] ou Painting to Let the Evening Light Go Through [Peinture pour laisser la lumière du soir passer au travers]. En général, les Instructions Paintings sont « des peintures à construire dans sa tête »6, des œuvres qui rendent possible l’exploration de l’invisible. Voilà pourquoi l’année suivante au Sogetsu Art Center, Yoko Ono ne montre que les directives écrites. Aucune toile, aucun objet n’accompagne les 38 Instructions for Paintings [Instructions pour des peintures] qui suggèrent donc une vision, une réflexion libre de toute limitation. En même temps, en ne proposant que des textes écrits à la main en japonais par son mari de l’époque, le compositeur Toshi Ichiyanagi, l’artiste montre des objets dont la forme a été donnée par quelqu’un d’autre qu’elle, tout en suivant la transcription de son idée.

Ces instructions et d’autres similaires7 (Instructions for Photographs, etc.) sont publiées seulement en 1964, au Japon, dans le volume Grapefruit par une maison d’édition, la Wunternaum Press, qu’elle avait fondée dans ce but. Des éditions successives présentent un ensemble augmenté et organisé en sections. Comme l’écrit justement Mathieu Copeland8, il s’agit d’un manuel pour que tout le monde puisse produire de l’art, « un manuel de bricolage », qui permet, par son ouverture, une large interprétation. Cette capacité lui fournit le pouvoir d’abolir l’aura de l’art et d’en conforter le caractère éphémère. Pour Yoko Ono d’ailleurs, « l’art n’est pas une chose spéciale. Tout le monde peut en faire […] Si tout le monde devenait artiste, ce que nous appelons art disparaîtrait9. » Ce concept, qui était dans l’air du temps et avait été formulé aussi par d’autres, comme les artistes de Fluxus et Joseph Beuys entre autres, aboutit, selon Yoko Ono, à l’idée que la démocratisation de l’art conduirait, au-delà de la dématérialisation de l’art en tant qu’objet, à la disparition de l’art. L’art serait un geste, un élément immatériel, un instantané du flux de la vie. À travers les mots, l’artiste donne donc la clé pour accéder à cet éphémère qui depuis toujours tient dans la culture japonaise un rôle important, dû à la valeur positive que le pays confère à l’impermanence10.

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Vue de l’exposition Yoko Ono, Lumière de l’aube, © Yoko Ono 2016

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Vue de l’exposition Yoko Ono, Lumière de l’aube, © Yoko Ono 2016

Dans ses Instructions, ses œuvres participatives, ses environnements statiques, ses performances, elle formule le concept d’« instructure11 ». Ses « instructures » sont des points de départ jamais construits définitivement. Elles se fondent sur la participation, la superposition d’actes et de pensées ou la communion de l’action et de la pensée. Il s’agit donc d’architectures éphémères qui s’inscrivent dans l’espace seulement pour un temps limité, parfois un très bref instant, et qui meurent et renaissent en se renouvelant sans cesse.

Comme d’autres instructions inactives, Blue Room Event est censée nourrir l’esprit. Réalisée pour la première fois dans son appartement de New York durant l’hiver 1965-1966 dans un espace petit et entièrement blanc, cette pièce est composée de phrases écrites par l’artiste directement sur le mur. Les mots amènent le visiteur à percevoir autrement l’espace qui l’entoure et le temps qu’il destine à cette exploration. Parmi les phrases lisibles, reproduites à Lyon, figurent par exemple « this line is a part of a very large circle » [cette ligne fait partie d’un très grand cercle], « this room is bright blue» [cette pièce est bleu vif], « there is not here » [ceci n’est pas ici]. Et au plafond, on peut lire le mot « YES ». Un an plus tard, en 1966, à l’Indica Gallery de Londres, une loupe et une échelle permettaient d’aller voir de près le « YES ».

L’exposition à l’Indica Gallery réunissait par ailleurs plusieurs Unfinished Objects [objets inachevés]. Au premier abord, ils avaient l’air d’être terminés. Érigés sur des socles en plexiglas transparent, qui souligne leur caractère fragile et immatériel, ils se présentent néanmoins comme des emblèmes. Sur chaque socle, une instruction très succincte. Le mot « APPLE » qui accompagne une pomme verte n’exprime pas un simple constat, surtout dans la perspective d’une présentation prolongée dans le temps de l’œuvre. La pomme, avec le temps, se décompose devenant méconnaissable et le mot sera le seul vestige de son existence. Un mot dans toute son immatérialité qui détient néanmoins un pouvoir évocateur très concret.

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Yoko Ono, Apple, 1966, socle en Plexiglas, plaque en laiton, pomme, 114,3 × 17 × 17,6 cm, vue de l’exposition Yoko Ono, Lumière de l’aube, © Yoko Ono 2016

Ainsi par la seule présence du titre Box of Smile [Boîte à sourire], l’image furtive d’un sourire peut rester symboliquement imprimée dans une boîte contenant des surfaces réfléchissantes renvoyant le sourire de la personne qui en ouvre le couvercle. L’éphémère est ce moment fugitif, de passage, où l’on perçoit la complexité du temps présent et de l’instant vécu. Les manifestations éphémères, qui se dessinent grâce à des coordonnées spatio-temporelles fuyantes, sont, par leur nature, instables et vouées à la disparition.
La destruction, tout comme la modification ou la recomposition sont des thèmes souvent intégrés dans l’œuvre de l’artiste comme dans Mend Piece [Pièce réparée] composé de morceaux de vaisselle cassée que le public est exhorté à recoller. Cette œuvre est aussi un symbole de la participation du geste individuel à la vie collective. Une communion qui célèbre l’éphémère et de l’art comme moment du flux de la vie, et s’exprime aussi dans d’autres pièces comme Half a Room [Moitié d’une pièce], où tous les éléments d’un salon sont coupés en deux, du placard à la chaise, du tableau à la fourchette. Emblématique d’un monde où l’un est complément de l’autre. Et encore dans Promise Piece [Pièce de promesse], un vase est brisé et les morceaux sont emportés par les membres du public qui promettent de se retrouver 10 ans après pour recomposer le vase. Une autre pièce encore évoque cet échange perpétuel : le Air Dispenser [Distributeur d’air] distribue des capsules d’air nous rappelant la préciosité de cet élément invisible et intangible, « la seule chose que nous partageons12 » et qui nous unit.

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Yoko Ono, Play It by Trust (Valencia version), 1966/1997, vue de l’installation dans l’exposition En Trance – Ex It, Lonja del Pescado, Alicante, Espagne, 23 juin – 25 juillet 1997. Photo : Miguel Angel Valero © Yoko Ono

Au cœur de cette poétique de l’éphémère, qui est à la croisée de l’éthique et de l’esthétique, se situe l’opposition du continu et du discontinu que traduit l’« instant de vie », à la fois ponctuel et éternel, entre fulgurance épiphanique et flux de conscience. Elle suggère donc la tension entre présence et absence.

Dans les travaux de Yoko Ono, l’objet s’évapore, disparaît à l’aide du mot. Alors que la réalité tend à devenir insaisissable et s’évanouit peu à peu, les mots évoquent des images mentales qui paradoxalement persistent quelques instants, de façon tangible, par leur communion avec le flux de vie. Bien sûr, l’évanescence touche l’objet comme le mot. Au cours du symposium « Dias (The Destruction in Art Symposium) » de Londres en 1966 où elle avait été invitée, Yoko Ono réalise la performance Whisper Piece: To Destroy a Word [Pièce de soupir : pour détruire un mot]. Elle chuchote un mot qui circule de bouche à oreille dans la salle, jusqu’à se modifier et peu à peu s’effacer. Son œuvre en devenir constant se fonde sur le mot et sur cette opposition que ce dernier lui autorise entre réel et mental, matériel et immatériel. Précocement par rapport à la naissance de l’art conceptuel, Yoko Ono s’est servie de la capacité expansive du mot dans toute son ambiguïté, son pouvoir allusif, pour construire un monde évanescent et irréel, composé principalement d’images mentales qui restituent une sorte de flux commun de vie, en créant une architecture imaginaire éphémère et puissante.

1
8 mai-17 juillet 2016.

2
Yoko Ono dans Julia Peyton-Jones et Hans Ulrich Obrist, « Interview with Yoko Ono », Yoko Ono, Londres : Serpentine Gallery, p. 34-40 : “the instructions gave me the freedom to do all sorts of things that you can’t do in the material world. For instance, to mix three paintings in your head; you can’t do that successfully in reality. With instructions, you can make a painting of four dimensions, five dimensions, even six dimensions. The point is, you can fly in your head. So I got a lot of benefit from intructionalising paintings.

3
Paintings and Drawings by Yoko Ono, AG gallery, New York, 17-30 juillet 1961.

4
Painting to Be Stepped On, Painting in Three Stanzas, Painting for the Wind. La note tapuscrite accompagne la première pièce alors que les deux autres sont manuscrites. Les notes manuscrites ont été écrites par Ichiyanagi Toshi.

5
Elle préannonce cette pièce dans une instruction datée de l’hiver 1960 : “Leave a piece of canvas or finished painting on the floor or in the street” [Laisse un morceau de toile ou une peinture achevée sur le sol ou dans la rue].

6
Yoko Ono, conf. 13 janv. 1966, « Aux gens de l’Université de Wesley », accompagnant l’exposition The Stone, Judson Memorial Church, New York.

7
Il y en a 151.

8
Mathieu Copeland, « De Bouche à oreille », in Yoko Ono Lumière de l’aube, Lyon, Paris : MAC Lyon, Somogy, 2016, p. 23-27.

9
Yoko Ono, 1964 reprise et traduite par Midori Yoshimoto, « Some Young People – From Non Fiction Theater », Review Of Japanese Culture and Society, déc. 2005.

10
Christine Buci-Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Paris : Galilée, 2003.

11
Jon Hendricks, « À propos d’Instructure de Yoko Ono » in Yoko Ono Lumière de l’aube, Lyon, Paris : MAC Lyon, Somogy, 2016, p. 17-20.

12
Yoko Ono, “Some notes on the Lisson Gallery Show”, cat. Yoko Ono at Lisson, 1967 : “It is sad that the air is the only thing we share”

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Pour citer cet article :
Annalisa Rimmaudo, « Yoko Ono et la poétique de l’éphémère » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 4 octobre 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/yoko-ono-et-la-poetique-de-lephemere/.

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