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Younousse Seye : le devenir d’une artiste panafricaine dans le Sénégal de l’après-indépendance

15.12.2018 |

Younousse Seye, La Danse des cauris, 1974, huile sur toile et collage de cauris, 74 x 61 cm, © Photo : Éditions musées nationaux

Younousse Seye (née en 1940) joue un rôle particulier dans la première génération d’artistes qui apparaît au Sénégal après que le pays obtient son indépendance de la France en 1960. Elle compte parmi les artistes proches du poète, philosophe et premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, qui interrogent activement son ambitieuse politique culturelle. Dans une perspective qui lui est propre, en tant qu’autodidacte et seule femme à participer aux premières expositions de l’« école de Dakar », elle maintient une distance critique envers une création subventionnée par l’État.
Depuis la fin des années 1960, elle s’exprime sur l’art et la société dans des journaux et magazines. Lors d’un entretien avec l’auteure à Dakar en juin 2018, Y. Seye, alors âgée de 78 ans, raconte les débuts de son parcours dans les années 1960 et 1970 et parle du rôle politique et social de l’art contemporain au Sénégal et plus largement en Afrique après l’indépendance.

Younousse Seye : le devenir d’une artiste panafricaine dans le Sénégal de l’après-indépendance - AWARE Artistes femmes / women artists

Younousse Seye, Contestation, peinture sur marbre reconstitué, 130 x 160 cm, © Photo : Judith Rottenburg

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Younousse Seye, Contestation (détail), peinture sur marbre reconstitué, 160 x 130 cm, © Photo : Judith Rottenburg

En entrant dans la maison de Y. Seye à Dakar, on peut voir, appuyée contre le mur, l’œuvre La Contestation de 1980, réalisée en marbre reconstitué. Il s’agit d’un matériau auquel l’artiste recourt, en raison de sa résistance, pour créer ses pièces d’art architectural et celles qui sont destinées à l’espace public. La surface de l’œuvre est sillonnée de lignes dynamiques gravées dans le matériau encore humide. Dans la partie supérieure, on observe huit visages de profil, tournés vers la gauche. Dans la partie inférieure, cinq visages regardent droit devant eux. Entre les deux, on reconnaît l’inscription du mot « Apartheid » dont les dernières lettres se superposent. Les couleurs de cette peinture – vert, jaune, rouge et noir –, souvent utilisées comme des couleurs panafricaines, correspondent à celles de nombreux drapeaux nationaux africains, dont celui du Sénégal, qui, après l’indépendance, furent conçus d’après le modèle du drapeau éthiopien. Les visages sont caractérisés par des yeux et des bouches grands ouverts, représentés par des formes géométriques. « La bouche, c’est le symbole de la parole, de l’expression, de la contestation1 » commente l’artiste. « Quand on n’est pas satisfait dans la société, l’homme s’exprime. » Avec ce travail, elle dit avoir créé « une forme qui peut exprimer la colère, la colère de l’homme, la colère de la société ».

Le rôle social et politique de l’art figure au cœur de la pratique artistique de Y. Seye. En 1972, elle dit, dans un entretien au journal ivoirien Fraternité matin qui la présente comme « première artiste peintre africaine » : « Pour moi, la peinture est un moyen de m’exprimer, un moyen de dialoguer entre ma société et moi-même, un moyen de communication et de communion, car le rôle de l’artiste est très important dans la société2. » Lors d’une grande exposition individuelle dans le foyer du Théâtre national Daniel Sorano à Dakar en 1977, elle manifeste son engagement politique. Les 107 peintures qui y figurent traitent entre autres du thème de l’apartheid et interrogent la solidarité africaine. Dans un entretien du magazine Amina, elle déclare : « Tous, écrivains, poètes, peintres, etc., nous sommes engagés pour la cause africaine. Il n’y a pas d’autre issue. Nous sommes là pour dénoncer les drames de société, nous sommes un signal d’alarme3. » Y. Seye profite régulièrement de l’attention qu’on lui accorde en tant qu’artiste pour exprimer ses préoccupations politiques et pour évoquer la place de la femme dans la société. Elle fait la couverture du numéro de novembre 1972 d’Awa. La revue de la femme noire, pour laquelle elle est photographiée devant une de ses peintures, et explique dans un entretien : « Je crois à l’évolution de la femme et à sa participation au devenir de ce continent. […] Je voudrais que nous autres femmes, nous apportions notre participation effective à tout ce qui se fait de concret dans nos pays. […] Il ne suffit pas de le crier, il faut le mettre en pratique et essayer de donner une sorte d’homogénéité à notre société4. »

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Younousse Seye peintre devant une de ses toiles « Carcan », couverture de Awa : la revue de la femme noire, novembre 1972, n° 2

C’est aussi grâce à son parcours inhabituel que Y. Seye, tout en se positionnant au cœur de la scène artistique, élève une voix critique au Sénégal. En effet, contrairement à la plupart de ses collègues, elle n’a pas suivi de formation à l’École des arts du Sénégal, l’institution à la base de la production artistique du pays pendant les années 1960. À une époque où le monde de l’art sénégalais est dominé par des hommes, la seule femme à participer aux expositions est autodidacte. Selon elle, c’est avant tout sa mère, teinturière à Saint-Louis, qu’elle a assistée dès son plus jeune âge, qui a influencé son activité artistique. « Elle m’enseignait qu’il faut regarder la couleur du ciel, le bleu dégradé, qu’il faut […] composer avec l’environnement. » Après la teinture de tissus, l’adolescente se met alors à peindre et à fabriquer des toiles. « En grandissant, j’ai eu une autre vision du monde. Il y a une séparation entre le travail de batik qui est technique et le travail de l’artiste peintre qui cherche la matière. »

Au moment où Y. Seye doit choisir un métier, elle décide de suivre une formation de sténotypiste. Elle se marie, déménage à Dakar, fonde une famille et exerce le métier de secrétaire sténotypiste. Alors que ses œuvres d’art sont encore inconnues du public, Y. Seye se fait un nom en tant qu’actrice. Ousmane Sembène, qui obtient en 1966 le prix du Ier Festival mondial des arts nègres, à Dakar, ainsi que le prix Jean Vigo pour son film La Noire de…, lui offre un rôle dans son nouveau long-métrage, Mandabi (1968). Il s’agit du premier film en wolof d’O. Sembène. Cette collaboration se poursuivra avec le tournage de Xala (1976) et de Faat-Kiné (2000). En 1968, Mandabi remporte le prix de la critique internationale au Festival de Venise. Lorsque les journalistes se rendent chez Y. Seye pour l’interviewer sur son métier d’actrice, leur attention est attirée par ses œuvres d’art et ils en parlent dans la presse. L. S. Senghor lui propose alors de suivre une formation à l’École des arts du Sénégal où elle serait la première femme. Y. Seye, en tant qu’épouse et mère avec une activité professionnelle, se sent obligée de refuser cette offre : « Je ne pouvais pas retourner à l’institut des arts pour faire un stage et étudier, je n’avais plus le temps. J’avais mes enfants, j’avais mon travail […]. En plus je m’occupais de la maison, de mon mari […]. On a rigolé et puis j’ai continué mon chemin. »

L. S. Senghor devient un des interlocuteurs les plus importants de l’artiste. L’un comme l’autre considèrent que les arts plastiques peuvent contribuer de manière significative à l’édification des nations et à la création d’une Afrique indépendante. Y. Seye s’intéresse au concept de la négritude et au mouvement d’émancipation du même nom cofondé par L. S. Senghor dans les années 1930 à Paris et dont s’inspire la politique culturelle du Sénégal. Malgré leur proximité intellectuelle et ses échanges directs avec lui, l’artiste perçoit des limites dans la vision senghorienne de l’art contemporain sénégalais et sa subvention publique : « Le président, il parle de l’art, mais ne pratique pas l’art. Et quand on pratique l’art, on peut voir la différence entre le parler et la pratique. »

Les moments clés du positionnement de Y. Seye en tant qu’artiste sont les festivals panafricains de Dakar en 1966, d’Alger en 1969 et de Lagos en 1977. Ces événements culturels de grande envergure rassemblent des artistes d’Afrique et de la diaspora, de toutes disciplines, et présentent leurs œuvres à un public international. Ils permettent à Y. Seye de créer un réseau sur le continent africain et au-delà. Elle garde un souvenir particulièrement marquant du Ier Festival mondial des arts nègres qui a eu lieu à Dakar en 1966 et qui a accueilli environ 20 000 visiteurs et visiteuses. « C’était extraordinaire de réunir tant de personnalités du monde des arts en un seul endroit avec les musiques sonores de partout. Tout faisait vibrer la culture africaine. » Pas encore reconnue comme plasticienne à cette époque, Y. Seye travaille en tant qu’hôtesse lors de ce festival. Elle accueille les invités de marque à l’aéroport, organise rencontres et rendez-vous, et entre ainsi en contact avec eux. « J’ai reçu l’empereur Hailé Sélassié, j’ai reçu Aimé Césaire, beaucoup de personnes qui venaient au festival. […] Aimé Césaire était ébahi de rencontrer tout ce monde-là en même temps et de voir le dynamisme en marche dans notre culture. » Elle assiste avec un grand intérêt à la conférence internationale qui se déroule sur plusieurs jours et lors de laquelle chercheurs et chercheuses, plasticiens et plasticiennes débattent des questions historiques et contemporaines de l’art africain. C’est avec enthousiasme qu’elle suit les manifestations artistiques du festival – expositions, concerts, spectacles de danse et de théâtre – qui lui permettent de découvrir « non seulement l’Afrique, mais aussi le monde entier ». « Par exemple aller à Sorano voir la danse d’Alvin Ailey, c’était du jamais vu. » Le festival de Dakar l’aurait « renforcée dans les exécutions de [son] art ».

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Younousse Seye, Light Bearer, 1971, huile sur toile et collage de cauris, 171 x 129 cm

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Younousse Seye, Femme aux cauris, 1974, huile sur toile et collage de cauris, 148 x 78 cm, © Photo : Éditions musées nationaux

Trois ans plus tard, quand le Festival culturel panafricain d’Alger a lieu, Y. Seye est connue à Dakar. Le ministre de la Culture du Sénégal, Alioune Sène, l’invite à participer à l’exposition des artistes sénégalais. Elle trouve le festival d’Alger moins « dense » que celui de Dakar, mais se rappelle le succès remarquable qu’a eu l’événement consacré aux artistes sénégalais : « J’étais là-bas avec beaucoup d’hommes de culture, et ça affluait, le public venait voir, le public aimait. » L’artiste présente une peinture sur laquelle elle a fixé des coquillages cauris, caractéristiques de son œuvre depuis ses débuts. Elle se réfère aux différentes significations des cauris dans l’histoire de l’Afrique : moyen de paiement, symbole de la fécondité et de la féminité, ou encore à leur usage dans les masques ouest-africains. « C’est un symbole dynamique pour permettre à l’artiste que je suis la présence de l’Afrique dans l’art contemporain. »
Elle exposera des peintures comparables, avec des cauris, lors de la première exposition d’artistes contemporains sénégalais à Paris, qui aura lieu au Grand Palais en 1974, ainsi que dans une exposition itinérante ensuite présentée dans différents pays à travers le monde.
La manifestation d’Alger est une grande percée pour la carrière de Y. Seye. D’après Jean Brierre, directeur de la Culture au Sénégal à l’époque, elle représente « la consécration d’une femme qui bouleverse les canaux esthétiques5 ». Grâce à l’œuvre qu’elle montre à Alger, elle gagne un prix de l’UNESCO, ce qui lui donne l’occasion de bénéficier d’une bourse de voyage et d’exposer dans un lieu de son choix. Elle ne retient pas une métropole européenne ou américaine, mais, conformément à son intérêt pour les arts et les pratiques esthétiques du continent africain, elle décide de séjourner à Korhogo en Côte d’Ivoire. Elle y analyse l’usage des cauris dans différents domaines de la société et continue à développer son travail artistique avec ces coquillages. En 1972, elle présente les pièces produites lors de cette résidence à l’hôtel Ivoire à Abidjan6.

Alors que, durant toute sa carrière d’artiste, Y. Seye élabore une esthétique qui convoque l’idée d’une unité africaine et traduit visuellement des concepts comme la négritude, l’africanité ou le panafricanisme, elle maintient un regard critique quant à la situation politique du continent et son projet d’unité. Ainsi, en 1977, lors de son exposition personnelle à Dakar, elle montre parmi ses peintures une toile vide et non signée intitulée Solidarité africaine. La revue Amina publie, au sujet de cette œuvre, le commentaire de l’artiste suivant : « Qui signerait une toile sur la solidarité africaine ?7 » À la suite de la visite de l’exposition par L. S. Senghor, en décembre 1977, les journalistes qui étaient présents non seulement feront part de l’étonnement du président face à la toile vide et à son titre, mais rapporteront aussi les mots que Y. Seye lui aurait glissés avec un sourire malicieux : « Moi je comprends que la solidarité africaine est négative. » « C’est le vide » aurait à son tour ajouté L. S. Senghor8.

 

Judith Rottenburg est collaboratrice scientifique au sein du projet Developing Theatre: Building Expert Networks for Theatre in Emerging Countries after 1945, soutenu par l’European Research Council (ERC), à la Ludwig-Maximilians-Universität, à Munich, où elle fait des recherches sur les festivals panafricains des années 1960 et 1970. Elle est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art et a rédigé une thèse sur l’histoire de la peinture et de la tapisserie au Sénégal dans les décennies qui suivent l’indépendance du pays. Son travail porte sur des histoires de l’art interconnectées ainsi que sur la circulation des idées, des objets et des acteurs entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques aux XXe et XXIe siècles.

1
Sauf indication contraire, toutes les citations de l’artiste dans ce texte sont issues d’un entretien avec l’auteure, le 3 juin 2018, à Dakar.
L’auteure tient à remercier cordialement Younousse Seye pour la générosité de partager ses histoires, ainsi qu’Ibrahima Wane pour la mise en relation avec l’artiste.

2
« Première artiste peintre africaine, Younousse Seye : “Le langage des génies se transmet dans le secret des cauris…” », Fraternité matin, 11 juillet 1972, p. 8.

3
« Peintre engagée, Younousse Sèye chante les joies et les peines de l’Afrique », Amina, mars 1978, no 64, p. 3.

4
Erneville Annette d’, « Younousse Seye peintre », AWA. La revue de la femme noire, novembre 1972, no 2, p. 24.

5
Cité d’après Fall Youma, « De quelques femmes dans l’histoire de l’art au Sénégal », dans Dak’Art 2006. 7e biennale de l’art africain contemporain, Dakar, Secrétariat général de la biennale de l’art africain contemporain de Dakar, 2006, p. 70.

6
Ibid., p. 74.

7
« Peintre engagée, Younousse Sèye chante les joies et les peines de l’Afrique », op. cit.

8
Diedhiou Djib, « Senghor à l’exposition Younousse Seye : “Le génie est d’exprimer simplement des idées fortes” », Le Soleil, 9 décembre 1977.

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Pour citer cet article :
Judith Rottenburg, « Younousse Seye : le devenir d’une artiste panafricaine dans le Sénégal de l’après-indépendance » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/younousse-seye-le-devenir-dune-artiste-panafricaine-dans-le-senegal-de-lapres-independance/.

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