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De l’art et du care

09.07.2021 |

Jessie Boylan, The Smallest Measure, capture d’écran vidéo, détail, 2021

En tant que théoricienne, écrivaine et éducatrice dans le domaine de l’art, j’ai abordé l’éthique du care comme un moyen de penser la relation entre les pratiques artistiques et le politique. Issue des philosophies et des pratiques féministes, l’éthique du care, ou éthique de la sollicitude, postule que la transformation de l’ordre capitaliste existant nécessite l’abolition de la hiérarchie (genrée) entre le « care » – les activités de reproduction sociale qui prennent soin des individus et entretiennent les liens sociaux – et la production économique1. L’éthique du care met la relation au premier plan, s’intéresse autant aux processus qu’à leurs effets et nous demande de révolutionner les valeurs qui régissent notre société : passer de la valorisation de l’accumulation de capital à la valorisation de la vie, seule manière de résoudre les crises existentielles que nous affrontons aujourd’hui. La mutation des valeurs est un processus émotionnel, qui prend du temps et de l’espace ; elle suppose d’entremêler des incursions matérielles et conceptuelles et de créer des conditions où nous pourrons reconnaître notre relationnalité sociale. Elle exige également de nous que nous imaginions des possibilités hors des conventions profondément ancrées et défendues par notre société. Parce qu’elles et ils imaginent et créent ces havres émotionnels, les artistes ont beaucoup à apporter, d’autant plus que pour beaucoup, maintenir une pratique dans des contextes néolibéraux implique de protéger la collectivité, les sensibilités et l’ingéniosité, qui sont des aspects essentiels du care. C’est dans ce contexte qu’a été créé The Care Project, qui explore l’éthique de la sollicitude en intégrant l’art, la conservation, les pédagogies et la recherche académique interdisciplinaire.

De l’art et du care - AWARE Artistes femmes / women artists

Jessie Boylan, The Smallest Measure, capture d’écran vidéo, détail, 2021

The Care Project consiste dans des activités interdisciplinaires diverses et variées dans des centres régionaux et urbains à travers l’Australie, privilégiant les relations transsubjectives fondées sur l’attention et le soin, le temps consacré, la place réservée. Il vise notamment à animer un réseau de chercheurs, chercheuses, praticiennes et praticiens pour favoriser la solidarité tout en créant des œuvres et des écrits qui prônent la transformation des valeurs par la sollicitude. Le Care Network a ainsi fait naître un programme d’exposition consacré aux artistes de l’État de Victoria, leur réservant un espace pour développer leur œuvre. Ces artistes s’intéressent à des thèmes disparates, allant de la protection des espèces et des milieux menacés à la préservation du patrimoine culturel et de la démocratie en passant par le soin aux autres, mais la diversité de leurs centres d’intérêt souligne le rôle fondateur de la sollicitude dans toutes les dimensions de la vie. Dans ce texte, j’examinerai trois projets exposés dans le cadre du programme de The Care Project : The Smallest Measure [La plus petite mesure, 2021] de Jessie Boylan, Treetment [jeu de mots entre les mots tree, arbre, et treatment, traitement, 2020] de Jane Polkinghorne et The Language My Mother Speaks: The Elements (iteration 2) [La Langue que parle ma mère : les éléments (version 2), 2021] de Samantha Bews.2

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Jane Polkinghorne, Treetment, installation vidéo sur 3 canaux, vue d’installation, 2020

Care et urgence climatique

À l’été 2020, les prévisions et les craintes des climatologues se sont réalisées. L’Australie a illustré que le changement climatique catastrophique était une réalité ici et maintenant : près de cinq millions d’hectares calcinés, y compris des forêts pluviales qui n’avaient jamais brûlé ; plus de trois milliards d’animaux endémiques tués ou évacués, l’une des pires catastrophes de l’histoire moderne pour la faune sauvage ; plus de 70 % de la population affectée par la fumée tandis que les grandes villes subissaient la pire pollution atmosphérique au monde ; quant aux pertes économiques, qu’il faut encore comptabiliser, elles sont estimées à plus de 500 milliards de dollars australiens. Ces incendies étaient inédits et constituaient clairement un héritage de l’impasse politique en matière climatique créée par les gouvernements successifs de l’Australie, qui n’ont pas su ou pas voulu imaginer l’avenir du pays au-delà de sa dépendance aux énergies fossiles. L’état critique de l’environnement australien se superpose de la pire des façons aux effets persistants du colonialisme, à savoir la spoliation des Premières Nations, l’imposition de l’agriculture et des industries d’extraction occidentale et le mépris des pratiques éprouvées des autochtones pour prendre soin des terres. Tel est le contexte immédiat de l’œuvre des artistes de la région de Victoria centrale Jessie Boylan (næ en 1986) et Jane Polkinghorne (née en 1967).
Depuis plusieurs années, J. Boylan consacre son activité photographique et vidéographique à l’exploration du phénomène des urgences lentes, ces dommages qui ne sont pas aigus, mais se produisent de manière graduelle et imperceptible au plus grand nombre, comme le changement climatique, la pollution et les radiations. Si les incendies de 2020 ont accru le sentiment d’urgence chez certains et certaines, beaucoup préfèrent encore envisager les lents effets violents et incessants du changement et du réchauffement climatique comme s’ils étaient encore à venir ou qu’ils pouvaient ne pas se produire. Dans sa dernière série d’œuvres, J. Boylan adopte la perspective du care pour rendre hommage à celles et ceux qui réalisent le travail de surveillance et d’entretien qui permet de suivre le changement climatique : les scientifiques. L’artiste s’est particulièrement intéressée à un élément essentiel et tenu pour acquis, mais généralement invisible : l’air. La santé de l’espèce humaine et des espèces non humaines et la qualité de l’air sont en effet interdépendantes : son œuvre cherche à saisir comment les mutations à l’échelle mondiale de cette matière invisible à l’œil nu affectent toutes les formes de vie. Elle nous fait voir le rigoureux travail à long terme des climatologues, qui participe des pratiques de soin nécessaires pour répondre à cette lente urgence et assurer la vie future. J. Boylan représente l’importance fondamentale de l’air en visualisant le travail de care des climatologues, qui étudient, enregistrent, mesurent, observent et comparent des échantillons de différents gaz à effets de serre et des données météorologiques dans l’un des lieux les plus isolés de la planète, à savoir Cape Grim, en Iutruwita/Tasmanie. La station de surveillance de la pollution atmosphérique, dirigée conjointement par le service météorologique australien et par l’agence scientifique fédérale, le CSIRO, se trouve sur un site historique où a eu lieu le massacre d’Aborigènes. Le vent qui arrive à Cape Grim après avoir soufflé sur l’océan Indien, vierge de tout contact avec la terre, est considéré comme un air « de référence », l’un des plus purs au monde ; il permet de comprendre les forces à l’œuvre dans le changement climatique anthropique3. L’œuvre de J. Boylan insuffle émerveillement et amour dans ces procédures et nous connecte à l’éthique de sollicitude qui imprègne chacun des actes des scientifiques : la plus modeste mesure qu’elles et ils prennent contribue à un avenir durable pour nous tous. L’artiste nous fait voir ces relations entre les gestes techniques au niveau micro et les effets au niveau macro, entre l’intégrité scientifique et la sollicitude envers la planète, tout en rappelant qu’il s’agit d’une terre aborigène dont la souveraineté n’a jamais été cédée.

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Jane Polkinghorne, Treetment, installation vidéo sur 3 canaux, capture d’écran, détail, 2020

Cette attention, cette sensibilité et cette responsabilité que J. Boylan met en avant, à la fois dans le travail des climatologues et dans sa propre pratique, J. Polkinghorne les transpose dans les milieux ravagés par le réchauffement climatique du mallee du nord-ouest de l’État de Victoria. Comme l’artiste l’a découvert, vivre dans une grande métropole peut rendre insensible à l’immédiateté du changement climatique comme à la violence persistante de la colonisation ; mais dans les régions isolées de l’Australie, il est plus difficile de nier ces réalités. Après avoir quitté Sydney pour Mildura début 2019, J. Polkinghorne longe l’un des fleuves emblématiques du pays, le Murray, révélant progressivement la lente dévastation au milieu de laquelle elle vivait : des forêts apparemment naturelles, autrefois remplies de majestueux gommiers rouges, en train de mourir du cerclage. Cette destruction offre un contraste saisissant avec les pelouses verdoyantes et les champs luxuriants de la monoculture, qui prospèrent dans cette ville aride grâce aux soins et aux efforts des exploitations agricoles et des entreprises locales. L’ironie apparaît avec la manne touristique qu’offre la vénération des arbres anciens, à travers des plaques, des brochures et des repères Google. Il en émerge une hiérarchie des arbres : certains « autorisés » à vivre, voire révérés, alors que la plupart sont tués pour que la terre puisse être instrumentalisée aux fins de la production humaine. La suite vidéo Treetment est une rencontre spéculative et une réflexion sur la dissonance culturelle, qui nous demande de nous confronter à notre propre complicité et d’imaginer ce qu’il faudrait faire pour briser le cycle. Comme l’écrit l’artiste : « Les arbres, vivants et morts, sont des mémoriaux dressés au monde et des histoires dont nous avons dû mal à reconnaître que nous avons été complices de leur écriture. La salinité est un fléau mortel pour les arbres, pourtant la ténacité des êtres qui survivent aux marges de l’existence est merveilleuse. Dans la dévastation, le monde continue de réagir. »4

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Sam Bews, The Language My Mother Speaks, installation sonore et vidéo, détail, 2021, Photo Leonie Van Eyck

Care et subjectivités alternatives

J. Boylan et J. Polkinghorne incarnent le care dans leurs pratiques : ces artistes prennent le temps, ajustent leur attention pour écouter différemment, soulignent le lien intégral entre sollicitude et bien-être dans nos vies et associent leur éthique personnelle à la révolution des valeurs dont nous avons besoin pour guérir de la maladie néolibérale. Samantha Bews (née en 1969) incarne également le care dans sa pratique en observant le monde naturel – le centre d’intérêt des autres artistes – pour comprendre la conscience de sa mère, bouleversée par la démence. S. Bews a élaboré l’installation vidéo/performance The Language My Mother Speaks [2019] au côté de sa mère, qui était atteinte d’une démence avancée, incapable de parler, de voir ou de gérer ses besoins corporels. L’artiste a progressivement admis que, contrairement aux valeurs occidentales conventionnelles, sa mère était bien dotée d’une conscience ; qu’elle vivait cette réalité que nous ne sommes, en essence, ni plus ni moins qu’aucun autre être sur la planète, tous faits des mêmes composés chimiques qui parlent en nous et à travers nous, manifestant la vie et se décomposant jusqu’à la mort. Comme l’écrit l’artiste :
Son corps continuait, au niveau le plus simple, de parler le langage des composés : les globules rouges qui tirent des nutriments des intestins et charrient de l’oxygène vers les poumons ; la peau qui sèche, qui pèle et qui se reconstitue. Elle parlait le langage des choses minuscules : scarabées et fourmis, microbes et bactéries, composantes vitales de notre existence terrestre. Désormais incapable de se construire une identité, elle gisait sur son lit simplement telle qu’elle était, un être doté de vie pour une raison inconnue. Son cœur continuait de battre au rythme d’un lézard paressant sur un rocher. Elle absorbait l’eau comme la mousse jaune pâle sur un arbre.5

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Sam Bews, The Language My Mother Speaks, installation sonore et vidéo, détail, 2021, Photo Leonie Van Eyck

L’installation de S. Bews exprime cette réalité pluridimensionnelle dans laquelle sa mère continuait de vivre. Dans sa vulnérabilité, l’artiste a trouvé une vérité opportune : « Dans un monde qui se précipite vers l’effondrement écologique, attirer notre attention vers ce qui est brisé est un acte radical d’une valeur inestimable, un acte d’amour. »

Les œuvres de ces trois artistes apportent toutes une forme d’amour attentionné à un monde au bord du gouffre, qui préfigure ce que serait une révolution des valeurs privilégiant la sollicitude à l’accumulation de richesse. Leurs pratiques intègrent un temps et un engagement pour l’écoute de ce qui est défavorisé, créant des espaces pour qu’émergent d’autres façons d’être.

Traduit de l'anglais par Charlotte Matoussowsky.

1
Joan Tronto, Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethics of Care (London : Routledge, 2009) ; Carol Gilligan, « Moral Injury and the Ethic of Care: Reframing the Conversation about Differences », Journal of Social Philosophy, vol. 45, no. 1 (2014); Virginia Held, « The Ethics of Care as Normative Guidance: Comment on Gilligan », Journal of Social Philosophy, vol. 45 (2014).

2
Jessie Boylan, The smallest measure (2021), Stanley Street Gallery, Sydney, installation photo et vidéo, son de Linda Dement et Jessie Boylan ; Jane Polkinghorne, Treetment (suite #1–4), installation vidéo, Lot 19, Castlemaine, décembre 2020 ; Sam Bews en collaboration avec Denise Martin et Neal Harrison, The Language My Mother Speaks : Elements (iteration 2), installation photo et vidéo, George Paton Gallery, University of Melbourne, 2021.

3
Jessie Boylan, The Smallest Measure, déclaration de l’artiste, 2021.

4
Jane Polkinghorne, Treetment, déclaration de l’artiste, 2020.

5
Sam Bews, The Language My Mother Speaks: Elements (iteration 2), déclaration de l’artiste, 2021

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