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Les femmes du British Black Arts Movement

20.08.2021 |

Lubaina Himid, The Carrot Piece, 1985, peinture acrylique sur contreplaqué, bois et carton, et ficelle, dimensions variable selon installation, Tate Collection

Le début des années 1980 inaugure une ère hautement politique pour les artistes plasticien·ne·s noir·e·s en Grande-Bretagne. Là où des artistes tels qu’Eddie Chambers (1960-) et Keith Piper (1960-) deviennent des figures de proue au sein de réseaux qui œuvrent au remodelage du discours culturel, des figures féminines importantes comme Sonia Boyce (1962-) et Lubaina Himid (1954-) gagnent également en visibilité. Le secteur public s’engage dans un programme censé favoriser l’égalité des chances dans un climat politique fortement marqué par le Women’s Liberation Movement [Mouvement de libération des femmes]. De nombreuses femmes noires, qui avaient déjà participé à des campagnes dans leurs communautés, bénéficient d’un regain d’influence grâce aux luttes antiracistes et pour l’égalité des droits. Suite au rapport The Art Britain Ignores [L’art que la Grande-Bretagne ignore] en 1976, l’Arts Council [Conseil britannique des arts] préconise aux institutions artistiques d’allouer au moins 4% de leur budget aux arts issus des diversités ethniques et noires, chiffre qui correspond à l’époque au pourcentage démographique des minorités en Grande-Bretagne. Toutefois, malgré cet effort, seule une poignée de grandes galeries s’attachent à organiser des expositions collectives ou individuelles mettant en avant les œuvres de femmes artistes noires. Ainsi, seules huit expositions individuelles leur sont consacrées entre 1980 et 1990.

Les femmes du British Black Arts Movement - AWARE Artistes femmes / women artists

Lubaina Himid, Freedom And Change, 1984, contreplaqué, tissu, techniques mixtes, peinture acrylique, 290 x 590 cm, Courtesy Lubaina Himid et Hollybush Gardens, © Photo Andy Keate

Lubaina Himid est l’une des figures centrales du courant qui sera connu sous le nom de British Black Arts Movement dans les années 1980. Outre l’importance de son travail de plasticienne, ce sont ses écrits et sa pratique du commissariat d’expositions qui apportent une visibilité inédite aux femmes artistes noires en Grande-Bretagne, à une époque où celles-ci ont une présence encore marginale dans les expositions collectives. En effet, les expositions consacrées aux femmes artistes valorisent presque exclusivement les femmes blanches, tandis que les expositions d’artistes noir·e·s mettent majoritairement en avant des hommes. L. Himid est à l’initiative de plusieurs expositions révolutionnaires, dont Five Black Women (Africa Centre, 1983), Black Woman Time Now (Battersea Arts Centre, 1983) et The Thin Black Line (Institute of Contemporary Art, 1985), qui présentent des femmes artistes noires et asiatiques et, ce faisant, offrent une plateforme qui leur permet de faire connaître leurs œuvres à un public plus large.
Désormais reconnue et lauréate du Turner Prize (en 2017), l’artiste britannique née à Zanzibar est connue pour ses tableaux figuratifs, souvent peints sur des supports en bois découpé grandeur nature, qui reflètent sa formation de scénographe et explorent les questions de pouvoir et d’impérialisme dans un style lumineux et dynamique. The Carrot Piece [Le morceau de la carotte, 1985] représente un homme blanc sur un monocycle qui tente d’appâter une femme noire en lui tendant une carotte, comme une métaphore des piètres et condescendantes propositions dont les artistes noir·e·s doivent se contenter de la part des institutions.

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Maud Sulter, Terpsichore (Delta Streete), 1989, from Zabat series, épreuve cibachrome, 152 x 122 cm © Edinburgh City Art Centre, © ADAGP, Paris

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Maud Sulter, Calliope, 1989, de la série Zabat, épreuve cibachrome, 152 x 122 cm, © Victoria & Albert museum, © ADAGP, Paris

Également écrivaine et éditrice, L. Himid fonde la maison d’édition Urban Fox Press avec sa consœur Maud Sulter (1960-2008). Ensemble, elles publient Passion: Discourses on Blackwomen’s Creativity1, à ce jour le seul ouvrage britannique dédié aux femmes artistes noires. M. Sulter est une écrivaine et photographe d’origine ghanéenne et écossaise dont les portraits prennent l’histoire de l’art à contrepied. Dans sa série Zabat (1989), elle représente les muses antiques sous les traits de femmes noires. Sa pratique, comme celle de nombre de ses contemporaines, s’ancre dans une approche collaborative, et elle met souvent en scène ses paires dans ses photographies, dont L. Himid et d’autres figures majeures comme l’écrivaine états-unienne Alice Walker (1944-).

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Ingrid Pollard, Pastoral Interlude, 1987, collection Victoria and Albert Museum, © ADAGP

M. Sulter cofonde le Black Women’s Creative Project avec Ingrid Pollard (1953-), une autre photographe noire proche du British Black Arts Movement. I. Pollard s’intéresse à la photographie depuis son plus jeune âge et, à travers sa pratique, documente la vie des communautés noires de Londres et du reste du pays. Son œuvre examine la manière dont se construisent les particularités ethniques dans la société britannique. Dans Pastoral Interlude [Interlude pastoral, 1987-1988], une série de portraits pris dans la campagne anglaise, elle remet en cause l’idée reçue selon laquelle les Noirs n’existent que dans les environnements urbains plutôt que ruraux.

Il est intéressant de noter que, bien que les femmes artistes associées au British Black Arts Movement dans les années 1980 aient exploré les notions d’histoire et d’identité noire, elles n’ont pas nécessairement produit d’œuvres explicitement politiques comme ont pu le faire leurs contemporains masculins. Sonia Boyce, dont les œuvres racontent le vécu des femmes noires dans une société blanche, a dit avoir été exhortée à créer une forme d’art explicitement engagée par ses pair·e·s, qui se sentent investi·e·s de la responsabilité de réagir et de lutter contre le racisme subi par la communauté noire dans la société britannique : « J’avais une conception très claire de qui j’étais et de mon rapport à la politique… The Pan-Afrikan Connection (Herbert Art Gallery, 1983) a, dans une certaine mesure, ouvert ce champ des possibles, mais je n’ai pas pu m’exprimer comme je le souhaitais.»2

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Sonia Boyce, Missionary Position II, 1985, aquarelle, pastel et crayon sur papier, 123,8 x 183 cm, Tate Collection

Pour de nombreuses femmes artistes noires de l’époque, il s’avère tout aussi important de remettre en cause par leur travail les idées et comportements patriarcaux. Les explorations introspectives que S. Boyce exprime à ses débuts au travers de dessins figuratifs monumentaux – dont un grand nombre fait désormais partie de collections nationales – comptent parmi ses œuvres les plus connues. Missionary Position II [La position du missionnaire II, 1985] tisse des liens entre religion et politiques sexuelles et raciales, tout en dressant des parallèles entre la soumission sexuelle et la passivité à l’égard d’une culture et d’une religion blanche imposées aux populations caribéennes.

Au fil des ans, S. Boyce développe sa pratique en y intégrant diverses techniques, en commençant par la photographie et l’assemblage, puis en se tournant davantage vers la performance contextuelle et l’installation. D’autres artistes de l’époque, comme Veronica Ryan (1956), avaient déjà commencé à produire de remarquables œuvres sculpturales in situ. Les bronzes de V. Ryan, exposés à même le sol, évoquent des formes végétales ou organiques. Sa commande publique Boundaries [Limites, 1985], exposée au Petersborough Sculpture Park, évoque des feuilles de monstera et produit un effet de contraste saisissant avec le gazon environnant.

Si la visibilité des femmes artistes noires semble alors s’améliorer, cela n’est en réalité pas tout à fait le cas. La décennie s’achève avec The Other Story, une exposition organisée par Rasheed Araeen (1935-) à la Hayward Gallery présentant les travaux d’artistes asiatiques, africain·e·s et caribéen·ne·s. Malgré les progrès faits dans les années 1980, l’exposition brille par la quasi-absence de femmes. En effet, elles sont seulement quatre sur un total de vingt-quatre artistes : Sonia Boyce, Mona Hatoum (1952-), Lubaina Himid et Kimiko Shimizu (1948-).

En fin de compte, la baisse des subventions accordées à l’Arts Council et la suppression du Greater London Council impactent de façon disproportionnée les artistes noir·e·s, et tout particulièrement les femmes. L’artiste Marlene Smith (1964-), commissaire d’exposition à la désormais disparue Black Art Gallery au Nord de Londres au début des années 1990, s’alarme de la baisse du nombre de femmes artistes noires exposées après une période de visibilité intense dans les années 1980. Nombre d’entre elles perdent leurs subventions pendant la récession économique et doivent se séparer de leurs ateliers. D’autres ont épuisé leurs forces durant la période d’activité foisonnante de la décennie précédente, au cours de laquelle elles assurent non seulement la production de leurs propres œuvres, mais jouent aussi le rôle d’agentes, de commissaires d’exposition et d’éditrices. M. Smith n’est pas la seule à faire le constat de ce déclin rapide, l’historienne de l’art Deborah Cherry écrit : « L’année 1989 a marqué un tournant en ce qu’elle correspond non seulement à la fin du Black Arts Movement, mais aussi à la naissance d’un marché artistique mondialisé, avec une prolifération des biennales et, en Grande-Bretagne, des débats sur le ‘‘nouvel internationalisme’’. »3

Dans les années 1990, une nouvelle génération de jeunes artistes britanniques est propulsée sur le devant de la scène médiatique, parmi lesquel·le·s plusieurs artistes noirs masculins – dont Chris Ofili (1968-) et Steve McQueen (1969-), tous deux lauréats du Turner Prize en 1998 et 1999 respectivement. À l’exception de la même poignée d’artistes qui ont rencontré un modeste succès la décennie précédente, les femmes artistes noires semblent quasi disparaître du monde de l’art britannique. En effet, bien que les nouvelles directives appliquées par l’Arts Council dans les années 1980 aient pu paraître importantes, elles n’étaient en réalité que superficielles. Le peu de progrès qui avait été fait en termes de visibilité n’a pas été étayé par un changement d’approche culturelle et structurelle de la part des organismes de financement et des institutions qu’ils soutenaient. Les opportunités d’exposer sont de moins en moins fréquentes et plusieurs des artistes mentionnées ici se voient contraintes d’enseigner dans les écoles d’art et les universités afin de subvenir à leurs besoins et à leurs pratiques artistiques.

La situation s’est progressivement améliorée ces dix dernières années, avec une redécouverte de femmes artistes du Black Arts Movement auparavant méconnues dans les milieux non spécialisés. Des projets de recherche et d’archivage tels que Making Histories Visible et Black Artists and Modernism, respectivement menés par L. Himid et S. Boyce, font en sorte d’assurer la postérité artistique et intellectuelle de ce mouvement au sein de l’histoire de l’art britannique.

En outre, les institutions artistiques britanniques commencent à reconnaître non seulement la ténacité et les efforts durables de ces femmes, mais aussi la valeur artistique de leurs œuvres, et tentent de rééquilibrer les inégalités dans leurs collections et dans leurs pratiques d’exposition. Ainsi, L. Himid devient la première femme noire lauréate du Turner Prize et bénéficiera d’une importante rétrospective à Tate Britain en 2021. La MK Gallery organisera une rétrospective consacrée à l’œuvre de I. Pollard en 2022 et S. Boyce exposera au pavillon britannique de la Biennale de Venise cette même année. Malheureusement, M. Sulter, décédée en 2008, n’a pas pu profiter de cette reconnaissance bien trop tardive, mais son œuvre et celles de ses paires – trop nombreuses pour être toutes mentionnées dans ce texte – marqueront l’histoire pour avoir ouvert la voie aux générations futures de femmes artistes, commissaires d’exposition et historiennes noires.

Traduit de l'anglais par Lucy Pons.

1
Lubaina Himid et Maud Sulter (dir.), Passion: Discourses on Blackwomen’s Creativity, Londres, Urban Fox Press, 1990.

2
Sonia Boyce et John Roberts, « Sonia Boyce in conversation with John Roberts », Circa Art Magazine, no 39, 1987, p. 24.

3
Angela Dimitrakaki et Lara Perry (dir.), Politics in a Glass Case: Feminism, Exhibition Cultures and Curatorial Transgressions, Liverpool, Liverpool University Press, 2013.

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