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Texture et fibre. Écriture du paysage et relations de dépendance : disponibilité et durabilité de la fibre végétale dans la pratique et les processus artistiques des femmes aché et nivacché au Paraguay

26.05.2023 |

Aché woman with nakó, 2007, réserve de Mbarakayú, département de Canindeyú © photo : Fernando Allen.

Les cueilleuses introduisent leur connaissance des matériaux dans un monde dont elles extraient les fibres ; et quand les tissus utilitaires qui en résultent expriment aussi des idées symboliques, les fonctions et les significations se troublent et se chevauchent. Au Paraguay, les femmes aché et nivacché associent des fibres végétales à des teintures minérales et végétales ainsi qu’à des plumes et des poils animaux et humains afin de créer des contrastes et de juxtaposer des oppositions. À l’aide de ces fibres et d’autres matériaux, elles produisent des tissus et des objets qui adoptent parfois des formes animales, avant de les décorer de motifs graphiques et chromatiques répétitifs. Ces tissus traduisent aussi le paysage environnant, non seulement dans la trame tissée mais aussi par le choix même des matériaux, qui exprime la vie qui prospère dans cet environnement.

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Dyeing caraguatá yarn, 2011, processus de teinture des fibres de caraguatá, communauté nivaclé de la Colonia 9, Boquerón, Paraguayan Chaco, © photo : Fernando Allen

Mais comment raconter l’histoire d’un paysage désormais aussi tragiquement altéré ? Ainsi l’artiste nivacché Siovsa Felicia Segundo de Valeriano évoque-t-elle le statut de ses terres ancestrales : « Je suis née dans le Tinjoque, dit-elle, à l’endroit aujourd’hui occupé par la ferme Estancia Margarita, dans la région appelée General Díaz1. » Le nom de son lieu de naissance a changé, comme le paysage. L’artiste a néanmoins eu l’opportunité d’apprendre un ensemble de motifs transmis par les femmes de génération en génération : « J’ai d’abord appris le motif du fruit du cactus (sôtóvai), puis celui de l’empreinte du jaguar (yiyôój lhaishivo) et celui du serpent à sonnette (ôclônilh)2. » Comme l’écriture, le tissage et la vannerie constituent ainsi un témoignage de l’existence du paysage et racontent la capacité du monde à donner naissance à des formes qui, en retour, rendent elles-mêmes possible l’existence de formes de vie et leurs relations dans le monde.
Dans les communautés autochtones du Paraguay, le tissage et la vannerie sont, historiquement, des pratiques féminines. Ces pratiques ont survécu à la colonisation et à ses conséquences : exploitation intensive du sol, transformations liées à l’extractivisme et disparition des modes de culture et de subsistance traditionnels. Des activités traditionnelles de ce type ont favorisé la production rémunératrice de paniers et de sacs par des artistes autochtones. Avec la transformation des conditions de vie matérielles, la fonction et parfois les matériaux de ces objets ont néanmoins été modifiés. Parallèlement, ces sacs et ces paniers expriment la transformation des modèles culturels et des rituels sociaux : les thèmes privilégiés de ces objets sont en effet désormais l’altération du paysage et des matériaux que celui-ci fournit à ces communautés ; reflet des changements subis par la terre, les motifs tissés revêtent des significations et des fonctions nouvelles. Le fonctionnalisme utilitaire d’un objet est susceptible d’exprimer la beauté, mais la disparition de ses usages originels tend à faire de sa forme le motif symbolique ou le souvenir d’une culture ancestrale, ainsi qu’un instrument d’affirmation à la fois collective et individuelle. Ainsi, les tissus et les paniers des femmes aché et nivacché sont aujourd’hui devenus des biens de consommation à destination d’acheteurs locaux et internationaux, exposés et mis en vente dans des galeries, des musées, des commerces et des foires.

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Clisá, 1990, sac à usage commercial fait de fibres de caraguatá, teintures naturelles et industrielles, 44 × 40 × 43 cm, communauté nivaclé de Paraguayan Chaco, Centro de Artes Visuales/Museo del Barro, © Photo : Susana Salerno et Julio Salvatierra

La pérennité des pratiques artistiques traditionnelles des femmes aché et nivacché dépend de la disponibilité biologique des ressources naturelles. Ces pratiques sont donc en lien avec l’accès au paysage. Derrière la perte de leur territoire se cachent la colonisation et le déplacement des populations autochtones. Et bien que ces terres aient été en proie à une déforestation continue tout au long du XXe siècle, ce processus a bel et bien connu une gigantesque accélération au cours de ces vingt dernières années, résultat de l’élevage de plus en plus intensif dans la région du Chaco et de la culture du soja dans la zone de la forêt atlantique du haut Paraná : chaque fois qu’un bulldozer s’attaque à une nouvelle parcelle de ce territoire, il emporte avec lui quelques mètres carrés de forêt supplémentaires. Le Paraguay est ainsi le deuxième pays latino-américain en termes de superficie déforestée par jour ; il passe parfois au premier rang3. Or la déforestation détruit les écosystèmes et met en danger un nombre toujours croissant d’espèces animales et végétales. L’anthropologue Ursula Regehr a ainsi identifié 279 espèces végétales en danger. De plus, les rares projets de reforestation dans la région tendent à y introduire des espèces exotiques qui concurrencent les espèces locales et menacent la biodiversité4.

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Clisá, 1997, sac à usage commercial fait de fibres de caraguatá, teintures naturelles et industrielles, 27,5 × 100 × 28 cm, communauté nivaclé de Filadelfia, Paraguayan Chaco, Centro de Artes Visuales/Museo del Barro, © photo : Susana Salerno et Julio Salvatierra

Menacée mais pas encore en danger, la caraguatá, de la famille des Broméliacées, est une matière première essentielle dont les Nivacché tirent le fil de leurs sacs clisá, tissés selon différents motifs. Ces tissus sont en relation étroite avec l’économie traditionnelle, largement fondée sur la chasse, la pêche et la cueillette5, pratiques aujourd’hui restreintes dans les communautés du Chaco. Selon l’anthropologue Miguel Chase-Sardi, les femmes ont toujours joué le rôle principal dans la cueillette et avaient aussi la responsabilité des sacs permettant de conserver et de transporter la nourriture et les ustensiles de cuisine6. Mais les aliments autrefois collectés sont aujourd’hui remplacés par des produits de consommation de masse tandis que les contenants traditionnels – les sacs en tissu – ont été supplantés par leurs équivalents industriels. De nos jours, c’est donc surtout dans un but commercial que les femmes nivacché continuent de tisser les fibres végétales. Parallèlement, les activités de cueillette ont décru, ainsi que la production d’objets destinés à cet usage. Comme l’explique U. Regehr, « cette transformation résulte de la diminution progressive des pratiques du partage et du don7. »
Selon l’anthropologue slovéno-paraguayenne Branislava Sušnik, autrice d’études sur la persistance de la production textile nivacché dans le contexte colonial du XXe siècle, bien que ces tissus soient produits à des fins utilitaires, ils ne se résument pas exclusivement à cela8. Mais lorsqu’il est devenu difficile de circuler dans les champs de caraguatá, les jeunes femmes, déjà en proie au processus de soumission à la culture du colonisateur, ont commencé à considérer avec mépris ces pratiques traditionnelles9. L’intérêt exprimé par des personnes extérieures à la communauté ainsi qu’un désir accru d’affirmation culturelle ont néanmoins favorisé le retour de certaines d’entre elles à cette activité. La production des sacs clisá a ainsi repris, stimulée par leur valeur commerciale en tant que produits artisanaux ou d’art populaire – toujours, toutefois, du point de vue de la civilisation occidentale. De forme rectangulaire, ces sacs sont ornés de motifs géométriques traditionnels. Certains motifs hexagonaux évoquent des peaux d’animaux, des coquilles, voire des empreintes de pas. Les sacs sont parfois réalisés de manière à évoquer des espèces rares ou éteintes.

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Kromi pia, 1997, bande ellipsoïdale pour porter les enfants, fait de pindó, de samu’ũ et d’orties sauvages, 42 × 68 cm, communauté aché de Yñarõ, Centro de Artes Visuales/Museo del Barro, © photo : Susana Salerno et Julio Salvatierra

Les femmes aché, quant à elles, tissent des sacs et fabriquent des paniers à partir de différents matériaux. Le conservateur et critique d’art Ticio Escobar les énumère : fibres de cocotier et de palmier pindó (palmier de la reine), d’ortiga brava (grande ortie) et de guembepi (philodendron), cire d’abeille, fibres de samu’ũ (Chorisia speciosa) et de takuarembo (Chusquea ramosissima), poils de singe et humains, charbon de bois. L’association de ces matériaux suscite des contrastes de couleurs, de textures et de fonctions – la valeur de ces objets est parfois principalement décorative, et B. Sušnik observe que « les vannières habiles sont tenues en grande estime dans leur communauté10 ». De la même manière, dans la culture aché, chaque pièce est associée à un usage spécifique. L’artiste et autrice Ysanne Gayet évoque ainsi divers objets produits à Puerto Barra, dans le haut Paraná : le pia’a (porte-bébé), le nako (grand panier porté dans le dos au moyen d’un bandeau frontal), le rawe (natte de pindó), l’ewichã (petit panier cylindrique), le güene (hotte en divers matériaux) et le deity (contenant à liquides)11.

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Deití, 1970, panier-vase avec fibres végétales, charbon de bois et cire d’abeilles, 31 × 27 cm diameter, communauté aché de Yñarõ, Centro de Artes Visuales/Museo del Barro, © photo : Susana Salerno et Julio Salvatierra.

La société aché traditionnelle était divisée en fonction des genres : les hommes chassaient tandis que les femmes portaient des paniers12. Elles étaient responsables de la confection de ces corbeilles qui leur servaient à cueillir et à transporter fruits, tubercules et vers, ainsi qu’à porter les enfants. Mais l’accès à la terre et aux matières premières est devenu de plus en plus difficile. Comme le signale l’artiste aché Teresa Karepakãpukúgi, la fabrication du rawe, natte autrefois de grandes dimensions, est aujourd’hui remise en cause par la déforestation : trop exposé au soleil, le palmier pindó ne fournit plus suffisamment de jeunes fibres. « À cause de l’excès d’ensoleillement, […] celles-ci se désagrègent13 », notent Brian et Reidar Fostervold.
Ces menaces qui pèsent sur la biodiversité s’ajoutent à l’érosion des pratiques culturelles sous l’effet de la colonisation et des structures néocoloniales à l’origine du génocide du peuple aché – les femmes ayant parfois été réduites en esclavage sexuel. Ce sont des survivant·e·s de cette histoire qui peuplent les communautés actuelles. Les échanges culturels se développent entre groupes aché, qui partagent l’expérience de la destruction de leurs pratiques et leur savoir traditionnels. Brian et Reidar Fostervold prennent pour exemple l’artiste aché Alicia Tokangi, née dans la forêt mais arrivée à l’âge adulte sous un régime néocolonial et qui a appris l’artisanat de la vannerie bien qu’elle n’en ait pas eu besoin pour survivre : « Même dans ces conditions, écrivent-ils, il y a des traditions qu’elle non plus n’a pas apprises ou qu’elle a oubliées14. »

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Ravé, 1990, natte de palme de pindó, 98 × 221 cm, communauté aché de Yñarõ, Centro de Artes Visuales/Museo del Barro, © photo : Susana Salerno et Julio Salvatierra

Cet écocide a profondément bouleversé le paysage. La perte de biodiversité a entraîné la disparition du gibier et des produits que collectaient les femmes, qui constituaient la base du régime alimentaire des Aché. Simultanément, celui-ci a subi les effets d’un processus d’acculturation. Les conséquences en sont à la fois pratiques et éthologiques : le manque de matières premières compromet la production d’objets, et ceux-ci, dont les usages traditionnels ont disparu et qui se voient remplacés par des produits industriels, perdent par ailleurs leur fonction.

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Clisá, 1997, sac à usage commercial fait de fibres de caraguatá, teintures naturelles et industrielles, 22 × 100 × 23,5 cm, communauté nivaclé du département de Boquerón, Paraguayan Chaco, Centro de Artes Visuales/Museo del Barro, © photo : Susana Salerno et Julio Salvatierra

Le panier nako, utilisé pour le transport des fruits et des enfants, présente diverses nuances de vert qui forment des lignes évoquant le territoire traditionnel des Aché : la forêt, entrecoupée de clairières, et la rivière. La rareté des matériaux et la perte de leur territoire s’expriment également par des lignes qui racontent des formes d’histoire alternatives. Mais, chez les tisserandes et les vannières aché et nivacché, le paysage ne fait pas seulement l’objet d’une traduction visuelle – ou, en d’autres termes, d’une écriture au gré de formes schématiques voire figuratives. C’est l’espace lui-même qu’elles transposent sur le tissu, au moyen de modèles et de formes géométriques réalisés à partir de fibres, de teintures, de poils, de plumes ou de minéraux collectés dans le paysage. Au moment où elles empoignent leurs sacs et leurs paniers pour y entasser les fruits qu’elles récoltent dans l’environnement, celui-ci est en fait déjà présent. Les femmes ont toujours joué un rôle important dans la pérennité économique de leurs communautés ; dans ces nouvelles conditions que leur impose l’économie moderne, ces formes d’écriture n’ont clairement pas perdu leur sens culturel. Leur iconographie est parfois tout à fait contemporaine, avec par exemple des représentations figuratives d’épices, de colons armés et de produits industriels. Certains de ces objets sont même produits à partir de matériaux industriels, conséquence de la difficulté à accéder aux fibres végétales. Ce choix peut être compris comme le marqueur d’une perte, mais aussi comme un témoignage de la survie d’une culture qui refuse de disparaître avec son paysage et persiste à s’affirmer dans un contexte dominé par d’autres matériaux.

Traduit De l’anglais par Laurent Perez.

1
Ursula Regehr, Simetría/asimetría : Imaginación y arte en el Chaco, Asunción, Fotosíntesis, 2011, p. 26.

2
Ibid.

3
Ashley Pechinski, « Deforestación massiva en Paraguay arrasa con parques nacionales », InSight Crime, 26 août 2021, https://es.insightcrime.org/noticias/deforestacion-masiva-paraguay-arrasa-parques-nacionales.

4
Ursula Regehr, Reconfiguraciones : Vida chaqueña en transición, Asunción, Fotosíntesis, 2018, p. 157.

5
U. Regehr, Simetría/asimetría…, op. cit., p. 16.

6
Miguel Chase-Sardi, ¡ Palavai Nuu ! Etnografía Nivacle, tome I, Asunción, CEADUC, 2003, p. 568.

7
U. Regehr, Reconfiguraciones…, op. cit., p. 34.

8
Branislava Sušnik, Artesanía indígena. Ensayo analítico, Asunción, Asociación Indigenista del Paraguay, 1998, p. 21.

9
Ibid.

10
Branislava Sušnik, Los aborígenes del Paraguay, tome IV, Cultura Material, Asunción, Museo etnográfico Andrés-Barbero, 1982, p. 185.

11
Brian et Reidar Fostervold, Catálogo de artesanos Aché de la Cuenca del Río Ñacunday/Catalogue of Aché Artisans of the Ñacunday River, Puerto Barra, 2022, p. 2.

12
Pierre Clastres, Chronique des Indiens guayaki [1972], Paris, Pocket, 1988, p. 206.

13
B. et R. Fostervold, Catálogo de artesanos Aché…, op. cit., p. 25.

14
Ibid., p. 28-29.

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Pour citer cet article :
Lia Colombino & Damián Cabrera, « Texture et fibre. Écriture du paysage et relations de dépendance : disponibilité et durabilité de la fibre végétale dans la pratique et les processus artistiques des femmes aché et nivacché au Paraguay » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 26 mai 2023, consulté le 20 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/texture-et-fibre-ecriture-du-paysage-et-relations-de-dependance-disponibilite-et-durabilite-de-la-fibre-vegetale-dans-la-pratique-et-les-processus-artistiques-des-femmes-ache-et-nivacche-au-paraguay/.
Article publié dans le cadre du programme
The Origin of Others. Rewriting Art History in the Americas, 19th Century – Today

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