Critique

Les avant-gardes féministes des années 1970 à Karlsruhe : une exposition manifeste

16.02.2018 |

Ulrike Rosenbach, Art is a criminal action No. 4, 1969-70, photomontage noir et blanc et feutre sur papier baryté, 23,7 x 31 cm, © The Sammlung Verbund collection, © ADAGP, Paris

Depuis 2010, la collection Verbund voyage à la rencontre, sans cesse renouvelée, du public des institutions européennes qui l’accueillent. Chacune opère sa propre sélection parmi les 600 œuvres de 48 femmes artistes rassemblées par Gabriele Schor, directrice de la collection du principal fournisseur autrichien d’électricité depuis sa fondation en 20041.

C’est au tour du Zentrum für Kunst und Medien (ZKM) de Karlsruhe de présenter 400 œuvres de 47 artistes de son choix, affirmant ainsi l’orientation curatoriale empruntée depuis 2014, avec notamment l’exposition virtuelle Frauen Video Arbeiten (2015).

Les avant-gardes féministes des années 1970 à Karlsruhe : une exposition manifeste - AWARE Artistes femmes / women artists

Annegret Soltau, Selbst [Soi], 1975, photographies noir et blanc sur papier baryté, 38 x 28 cm chacune, © The Sammlung Verbund collection, © ADAGP, Paris

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Lorraine O’Grady, Untitled (Mlle Bourgeoise Noire shouts out her poem), 1980-1983, épreuve gélatino-argentique, 24,6 x 19 cm, © The Sammlung Verbund collection, © ADAGP, Paris

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Francesca Woodman, Untitled, 1977-1978, épreuve gélatino-argentique sur papier baryté, 25,1 x 20,2 cm, © The Sammlung Verbund collection

Feministische Avantgarde der 1970er-Jahre aus der Sammlung Verbund, Wien [Les avant-gardes féministes des années 1970] soutient les ambitions de Gabriele Schor qui, « d’une part, cherche à établir une conjonction entre féminisme et avant-gardes dans la conscience collective et, d’autre part, […] à attirer l’attention sur des positions esthétiques jusqu’alors inconnues et à les replacer dans le contexte international2 », au moyen de cinq sections égrainant les thèmes communément abordés par les artistes femmes durant cette décennie emblématique3 de part et d’autre de l’Atlantique. La première, intitulée « Mère, femme au foyer et épouse », relativise les rôles qui les définissent socialement et montre d’emblée des actions à dimension performative, réalisées pour la caméra seule (ou devant une audience très restreinte), de Martha Rosler, Letícia Parente, Annegret Soltau et Ulrike Rosenbach. « Enfermée-évasion » met ensuite en perspective, essentiellement au moyen de la photographie, le sentiment d’enfermement ressenti par ces artistes et leurs tentatives de libération ; on retrouve, dans la section « Jeu de rôle », les premières séries photographiques de Cindy Sherman (Bus Riders et Murder Mystery, 1976) ou encore A Portfolio of Models (1974) de Martha Wilson, qui ancre la réinvention de soi dans une nécessité vitale4. Puis, « Le beau corps » est l’occasion d’interroger la place des femmes au regard des canons artistiques élaborés par les hommes, en présentant les subtiles réappropriations de l’iconographie classique de Francesca Woodman, ou encore le strip-tease d’Hannah Wilke derrière l’iconique Grand Verre – sans oublier de revendiquer une place pour les femmes artistes dans ce panthéon, avec Some Living American Women Artists/Last Supper (1972) de Mary Beth Edelson. Enfin, la dernière thématique, « Sexualité féminine », souligne les difficultés des femmes artistes à envisager leur sexualité propre, indépendamment des attentes masculines, dans des tentatives répétées d’appropriation des organes sexuels des deux sexes – on y retrouve notamment plusieurs œuvres provocantes des jeunes ORLAN et VALIE EXPORT.

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Birgit Jurgenssen, Nest, 1979, photographie noir et blanc, 29,1 x 40,1 cm, © The Sammlung Verbund collection, © ADAGP, Paris

L’exposition parvient, au-delà des sections qui assurent sa clarté, à dégager une esthétique commune où la violence symbolique et physique (avec Gina Pane) exercée sur l’identité et le corps féminins est incarnée par des artistes qui n’hésitent pas à se saisir des nouveaux médiums et à « différencer le canon5 », en ancrant pleinement leur art dans leur époque.

 

Feministische Avantgarde der 1970er-Jahre aus der Sammlung Verbund, Wien, du 18 novembre 2017 au 8 avril 2018, au Zentrum für Kunst und Medien (Karlsruhe, Allemagne).

1
Les avant-gardes féministes des années 1970 étant l’un des deux thèmes, choisis en 2004, autour desquels se développe la collection du leader autrichien de l’énergie électrique, Verbund AG, il s’agit d’une collection vivante qui s’enrichit chaque année de nouvelles pièces. Ainsi, l’état numéraire avancé ici date de 2016 et peut avoir évolué depuis ; le catalogue qui s’y rattache se veut néanmoins être à la fois celui de l’exposition itinérante dans ses géographies les plus variables, ainsi qu’une « documentation complète de la collection Verbund sur l’art des avant-gardes féministes ». Voir Schor Gabriele, « On the Identity of the Sammlung Verbund Collection, Vienna », dans Feminist Avant-Garde. Art of the 1970s. The Sammlung Verbund Collection, Vienna, Munich, Prestel, 2016, p. 13-15.

2
Ibid., p. 13.

3
Lucy R. Lippard discutait déjà de la « contribution [du féminisme] à l’avant-garde et/ou aux arts modernistes des années 1970 » alors que cette décennie se refermait à peine. Tout comme Gabriele Schor et Peter Weibel (directeur du ZKM), elle partait du principe que la plus grande révolution fut « l’insistance féministe sur le fait que le personnel (et donc l’art lui-même) est politique ». Voir Lippard Lucy R., « Un changement radical : la contribution du féminisme à l’art des années 1970 » (1980), dans Dumont Fabienne (dir.), La Rébellion du Deuxième Sexe. L’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), Dijon, Les Presses du réel, 2011, p. 77-89 (p. 77-78).

4
Dans l’œuvre, elle incarne les figures de la déesse, de la femme au foyer, de celle qui travaille, de la professionnelle, de la Terre mère et de la lesbienne, et précise : « À un moment ou à un autre, je les ai toutes essayées pour voir si elles étaient à ma taille, mais aucune n’allait. » De cette inadéquation avec les attentes socialement définies pour elle, Martha Wilson tire matière à création ; elle ajoute : « L’artiste opère à partir du vide qu’il reste lorsque toutes les autres valeurs ont été rejetées. »

5
Nous empruntons l’expression et sa signification au titre de l’ouvrage de Griselda Pollock Differencing the Canon. Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories (Londres / New York, Routledge, 1999), dont le premier chapitre, « Des canons et des guerres culturelles », a été traduit en français et publié dans les Cahiers du genre en 2007 (no 42).

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Pour citer cet article :
Aurélie Arena, « Les avant-gardes féministes des années 1970 à Karlsruhe : une exposition manifeste » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 16 février 2018, consulté le 25 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/gardes-feministes-annees-1970-a-karlsruhe-exposition-manifeste/.

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