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Le rôle majeur des artistes femmes dans l’histoire de l’art des Antilles françaises en contexte esclavagiste et post-esclavagiste

12.04.2024 |

Germaine Casse travaillant dans son atelier, photographie prise par François Antoine Vizzavona. © Ministère de la Culture – Médiathèque du patrimoine et de la photographie, Dist. GrandPalaisRmn / Franck Raux

La vogue de l’éducation artistique et des arts d’agrément qui saisit dans les années 1780 l’aristocratie et la classe moyenne françaises amène à la présence de femmes dans les ateliers « de demoiselles » professés par des artistes de renom. Cependant, l’absence d’une académie d’art en Guadeloupe et en Martinique oblige la jeunesse à quitter leur colonie pour se former aux métiers d’art en métropole. Cette migration depuis la Caraïbe renforce l’élitisme culturel de la société coloniale esclavagiste car seuls les individus juridiquement libres et socialement privilégiés entreprennent ce voyage d’apprentissage et vivent ensuite en pratiquant les beaux-arts1.

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Jenny Prinssay, Vue d’une baie sur l’île de la Martinique, 1814, huile sur toile, 64,1 cm x 86,9 cm.

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Jenny Prinssay, Vue de la Martinique, non datée, huile sur panneau, 28 cm x 40 cm, musée du Nouveau Monde de La Rochelle.

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Jenny Prinssay, Vue de la Guadeloupe, 1813, huile sur toile, 33 cm x 43,4 cm, musée du Nouveau Monde de La Rochelle.

À Paris, la première peintre native des Antilles françaises évolue possiblement autour du cercle de l’artiste guadeloupéen Guillaume Lethière (1760-1832), qui possède un atelier de femmes. Jeanne Pauline Bouscaren (née en 1771), connue sous son nom d’épouse, Jenny Prinssay, fait partie de ces rares femmes dont la pratique artistique est reconnue dans les Salons. Baptisée à Goyave, elle est membre de la famille Bouscaren, habitant propriétaire, installée en Guadeloupe et en Martinique depuis le XVIIIe siècle. Sous l’Empire, ses Vues de la Guadeloupe et Vues de la Martinique ouvrent la voie à l’école du paysage pittoresque caribéen dans les Antilles françaises. La présence en Martinique d’un carnet de quarante et un dessins réalisés entre 1840 et 1843 par les jeunes filles du pensionnat de Saint-Pierre témoigne de l’importance de l’apprentissage du dessin dans l’enseignement des petites filles dans les écoles primaires. À la fin du XIXe siècle, deux autres peintres se distinguent également au Salon : la Martiniquaise Inès de Beaufond (née vers 1850, active entre 1880 et 1900) et la Guadeloupéenne Clotilde Marie Geneviève Fournier (née en 1869), toutes deux portraitistes.

Un long combat pour la « déracialisation » et la féminisation des pratiques artistiques

Si les premières artistes natives des Antilles appartiennent majoritairement à l’élite blanche, les artistes afro-caribéennes ne sont pas totalement absentes de l’art officiel du XIXe siècle. Toutefois, l’accès à la formation aux beaux-arts reste alors complexe et fortement soumis au préjugé de race. En effet, en Guadeloupe et en Martinique, les enfants noir·e·s ne sont pas autorisé·e·s à suivre des cours de dessin dans les ateliers privés et dans les écoles primaires avant l’abolition de l’esclavage en 1848. Des pressions sont exercées sur les artistes insulaires, dépendant·e·s des riches commanditaires, pour maintenir l’interdiction. C’est sous la IIIe République que la réforme de l’école publique par Jules Ferry permet une lente démocratisation et « déracialisation » des pratiques artistiques insulaires, avec le recrutement de professeur·e·s de dessin républicain·e·s dans les lycées de Guadeloupe et de Martinique. Les premières jeunes filles appartenant à la « bourgeoisie de couleur » commencent ainsi leur apprentissage à la fin du XIXe siècle. Mais elles ont, comme les autres femmes de leur temps, des difficultés à être acceptées dans les écoles des beaux-arts de France. Dès 1893, Gaston Gerville-Réache, député de la Guadeloupe, est l’un des rares hommes politiques à se positionner à la Chambre des députés en faveur de l’admission des femmes à l’École nationale des beaux-arts2. Ainsi, la miniaturiste Marguerite-Marie Télèphe (née en 1870), issue de la « bourgeoisie de couleur », est établie à Paris, dans le quartier des Batignolles. Elle est l’élève de Mme Latruffe-Colomb, directrice d’un cours libre de dessin subventionné par la ville. Son nom est associé à un cadre de trois miniatures (portraits) de créoles réalisées en 1893. En Martinique, Charlotte Tavi (dates ?) est maîtresse de dessin au Pensionnat colonial de jeunes filles de Saint-Pierre en 1897. Elle encourage sa fille Alice (1871-1971) à s’affirmer en tant qu’artiste en suivant les cours de l’École des beaux-arts de Paris. De retour à la Martinique, Alice Albane (de son nom d’épouse) est ainsi la première femme métissée professeure de dessin certifiée au même pensionnat à partir de 1899. Toute sa carrière, elle forme, avec d’autres enseignantes engagées, la future élite artistique et intellectuelle de la Martinique : les sœurs Debuc, Nardal, Marie-Thérèse Julien Lung-Fou (1909-1981) ou encore Suzanne Roussi, qui épousera Aimé Césaire.

Mais c’est véritablement à partir de l’entre-deux-guerres que les artistes femmes vont jouer un rôle déterminant dans la construction d’un imaginaire antillais assimilationniste. En 1925, la nomination d’Henry Bérenger, sénateur de la Guadeloupe, à la tête de la Société coloniale des artistes français (SCAF) a un impact sur la popularité des sujets antillais. Il nomme, pour la première fois, deux femmes dans le comité de direction ainsi que le premier homme noir, le député guadeloupéen Gratien Candace. La participation de nombreuses artistes européennes et caribéennes (peintres, sculptrices et musiciennes) à la construction d’un imaginaire post-esclavagiste, désormais imprégné de l’esthétique « beaux-arts », contribue à la valorisation de la femme – la beauté noire antillaise et guyanaise – tout en créant en contrepoint, depuis Paris, un nouvel imaginaire colonial, perçu par ses détracteurs comme exotique et élitiste, déconnecté des réalités sociales insulaires.

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Germaine Casse, Affiche du Premier Salon de la Société des artistes antillais, qui s’est tenu à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) du 15 au 31 janvier 1924, 120 x 80 cm

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Germaine Casse, Mimi, non daté, œuvre reproduite dans l’ouvrage La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, imprimé à Paris en 1922 au chapitre « La Guadeloupe illustrée par Germaine Casse »

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Germaine Casse, Édoualine, portrait de jeune fille, non daté, œuvre reproduite dans l’ouvrage La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, imprimé à Paris en 1922 au chapitre « La Guadeloupe illustrée par Germaine Casse »

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Germaine Casse, Portrait de M. Alidor Dorvil, conseiller municipal de Petit-Bourg, 1921. Oeuvre reproduite dans l’ouvrage La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, imprimé à Paris en 1922 au chapitre « La Guadeloupe illustrée par Germaine Casse ».

Germaine Casse (1881-1967), cheffe de file de l’école antillaise de Paris

Née à Paris, elle est la fille du député guadeloupéen Germain Casse, fervent abolitionniste et républicain, et de Julie John, originaire du Sénégal. Sa grand-mère, Marie John, est issue du métissage d’un officier britannique et d’une Peule. Elle semble avoir passé son enfance aux Antilles à partir de 1889, lorsque son père arrive de métropole comme gouverneur de la Martinique, avant d’être nommé en 1890 trésorier-payeur général à la Guadeloupe. Dans le cadre d’une mission financée par la SCAF, l’artiste crée en 1924 à Pointe-à-Pitre une Société des artistes antillais ayant pour dessein de porter l’art moderne dans les deux « vieilles colonies ». L’affiche est un appel à la femme noire à exceller dans toutes les formes d’art : peinture, sculpture, musique et littérature. Le retour de G. Casse à Paris est l’occasion de faire découvrir au public ses cent quarante-cinq tableaux réalisés en Guadeloupe. Une exposition patronnée par le ministère des Colonies lui est entièrement consacrée en août 1925 à la galerie Georges Petit. Le tableau Édoualine, portrait de jeune fille, choisi pour illustrer le catalogue, montre une jeune Guadeloupéenne coiffée d’un grand foulard en madras. Sa tête inclinée et son corps légèrement en torsion rendent la composition dynamique. La touche est large et spontanée, comme si le portrait était peint sur le vif. La volonté de G. Casse d’identifier son modèle en précisant son prénom, Édoualine, suggère une proximité avec la jeune fille. De même, le Portrait de M. Alidor Dorvil, conseiller municipal de Petit-Bourg ou bien Mimi montrent les visages d’hommes et de femmes antillais·es volontairement nommé·e·s et humanisé·e·s, qui gravitent dans l’entourage de la peintre.

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Stand de Germaine Casse « artiste peintre, chargée de mission par le Ministère des Colonies » au Concours – Exposition agricole et artistique de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), qui s’est tenu du 12 au 14 mai 1923.

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Germaine Casse, Le bassin de la Madeleine, 1921, œuvre reproduite dans l’ouvrage La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, imprimé à Paris en 1922 au chapitre « La Guadeloupe illustrée par Germaine Casse »

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Germaine Casse, Fruits : Ananas, acajous, mangues, corossols, non daté. Oeuvre reproduite dans l’ouvrage La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, imprimé à Paris en 1922 au chapitre « La Guadeloupe illustrée par Germaine Casse ».

Dès 1923, Alain Locke, principal théoricien de la Renaissance de Harlem3 et porteur de l’esthétique du New Negro, identifie dans la revue Opportunity l’apport émergent de G. Casse dans le nouveau traitement de la représentation des personnes noires4. A. Locke souligne « le dépassement progressif de l’intérêt occasionnel, qu’il soit exotique ou de genre », réalisé par quelques artistes européens, en incluant G. Casse dans le « développement d’un intérêt mûri » pour la représentation des Noir·e·s. En 1928, un article élogieux du journal The Afro American of Baltimore, qui met en avant le « black blood » de l’artiste coulant dans ses veines, témoigne de cette période où les États-Unis débattent de la question de la représentation plastique des Noir·e·s. Toutefois, le discours assimilationniste et colonial porté par G. Casse la dissocie de la démarche militante et engagée des artistes afro-américain·e·s tout comme de celle de la négritude. Son nom est cité à nouveau en 1940 par l’historien Joel Augustus Rogers parmi les personnalités noires et métisses qui ont marqué l’histoire de France5.

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Marie-Thérèse Julien Lung-Fou, L’Offrande, 1938, plâtre © Famille Lung-Fou

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Paule Charpentier, Bèlè, Courtoisie de la Famille Charpentier

 

Vers les premiers ateliers appartenant à des femmes d’ascendance africaine en Martinique

C’est aussi dans l’entre-deux-guerres que commence la carrière des artistes martiniquaises Paule Charpentier (1910-2004) et M.-T. Julien Lung-Fou. À partir de la Seconde Guerre mondiale, l’art antillais se conceptualise dans la rupture, la contestation, le rejet du modèle occidental et de l’art colonial, avec l’affirmation de la négritude. Cette rébellion esthétique et thématique s’exprime dans la volonté des artistes afro-caribéen·ne·s de se réapproprier leur identité culturelle africaine. Artiste prolifique issue de la bourgeoisie noire de Fort-de-France, P. Charpentier, née Jacques Joseph, cherche par sa peinture à représenter l’essence de la culture antillaise. En 1945-1950, elle possède deux galeries avec son époux, Hector. M.-T. Julien Lung-Fou, quant à elle, est née aux Trois-Îlets. Elle est d’origine française, noire martiniquaise par ses grands-mères et chinoise. Elle fait sa scolarité au Pensionnat colonial de Fort-de-France avant de partir se former tardivement, faute d’argent, à l’École nationale des beaux-arts de Paris, en 1934. Elle est la première sculptrice des Antilles françaises. Talentueuse, elle évolue en marge des salons des artistes coloniaux, ce qui freine sa carrière nationale. Dans son atelier situé route de Didier, à Fort-de-France, elle forme à partir des années 1950 la jeunesse, et notamment les femmes, à la sculpture, à la céramique et à la peinture. Fondatrice et présidente du Salon des réalités martiniquaises de 1952 à 1959 et inspiratrice de la revue Dialogue, elle anime avec énergie le Groupement des artistes martiniquais, lui-même auteur d’un manifeste du monde noir caribéen célébrant le métissage culturel, le dialogue et l’égalité entre tous les peuples.

1
Christelle Lozère, Histoire de l’art des Antilles françaises en contexte esclavagiste et post-esclavagiste (XIXe siècle-1943). Pratiques, réseaux et échanges artistiques, habilitation à diriger des recherches, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023, 434 p.

2
Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambres des députés, compte rendu, 15 février 1895, p. 346.

3
Denise Murrell (dir.), The Harlem Renaissance and Transatlantic, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, Londres, Yale University Press, 2024.

4
Alain Locke, « More of the Negro in Art », Opportunity, vol. 3-4, 1923, p. 363.

5
Joel Augustus Rogers, Sex and Race. Negro-Caucasian Mixing in All Ages and All Lands. The Old World, vol. II, 1940.

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