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Les artistes femmes autochtones des États-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle

18.08.2023 |

Jean LaMarr, Some Kind of Buckaroo, 1990, sérigraphie, 66,04 x 96,52 cm, Collection du Nevada Museum of Art © Jean LaMarr

Cet article offre un bref aperçu des contributions apportées par les femmes autochtones des États-Unis aux arts plastiques dans la seconde moitié du XXe siècle. Durant cette période, les artistes autochtones n’ont pas hésité à mélanger des formes d’art modernistes à celles issues de leurs traditions démontrant ainsi que leurs œuvres étaient dignes d’être exposées dans les institutions artistiques les plus prestigieuses du monde. Ce foisonnement de l’art autochtone des États-Unis n’est pas né du néant. Il a été façonné en profondeur par le mouvement Red Power dans les années 1960 et 1970, mouvement qui a favorisé le renouvellement de la politisation, de la fierté et du dynamisme culturel des Autochtones. Les artistes autochtones des États-Unis ont reflété cette prise de conscience politique dans leur art ainsi que par la création d’associations d’artistes, tel le Grey Canyon Group, ou d’institutions artistiques, comme le Gorman Museum of Native American Art de la University of California, à Davis.

Il est primordial de reconnaître que les femmes autochtones des États-Unis ont eu, depuis des temps immémoriaux, une pratique artistique expérimentale et innovante. En effet, la majeure partie de l’art autochtone a été et continue d’être créée par des femmes. Cependant, les institutions artistiques renommées peinent à reconnaître cette réalité. L’art produit par les femmes autochtones des États-Unis va même jusqu’à être dénigré. Ces artistes sont considérées comme extérieures au canon et leurs innovations ne sont pas reconnues. Le fait que ces créatrices soient à la fois femmes et autochtones a abouti à une double marginalisation, raison pour laquelle, bien souvent, leurs œuvres sont vendues en guise de souvenirs ou utilisées uniquement à des fins d’étude ethnographique. Jusqu’à présent, les artistes autochtones d’Amérique du Nord, hommes et femmes confondus, ont dû se résigner à exposer leurs œuvres dans des commerces plutôt que dans des galeries d’art ou des musées1.

Dans les années 1960 et 1970, le vent a commencé à tourner avec l’éclosion du Red Power, mouvement politique intertribal visant la reconnaissance de la souveraineté et de l’autodétermination autochtones, la garantie des droits humains aux Autochtones et la restauration des modes de vie traditionnels et des territoires définis par les traités2. Ce mouvement, à la fois urbain et rural, a vu le jour dans la région de la baie de San Francisco, en Californie, où s’était récemment concentrée une communauté autochtone urbaine. Des milliers d’Autochtones, en quête d’opportunités économiques et éducatives, ont pris part au programme de relocalisation mis en place par le gouvernement fédéral. Ce programme visait l’assimilation des peuples autochtones à la société américaine en les encourageant à quitter leurs réserves pour aller vivre dans les métropoles et les villes états-uniennes. Comme d’autres communautés marginalisées, de nombreux·ses Autochtones ont dû faire face à la pauvreté, à des contraintes sur le plan de la mobilité sociale, au racisme et à la violence policière. Le Red Power est devenu un mouvement politique farouchement anticolonial, dont les actions ont pris des formes très diverses. La forme la plus connue est l’occupation par des groupes tels que Indians of All Tribes et l’American Indian Movement de l’île d’Alcatraz, de l’immeuble du bureau des Affaires indiennes à Washington et du site où le massacre de Wounded Knee fut perpétré en 1890. Pour la première fois peut-être au cours du XXe siècle, il n’était plus question d’ignorer les Autochtones ni leurs critiques à l’encontre de l’État colonial. Ces actions ont notamment abouti à la création de programmes d’études autochtones dans les universités, à la liberté juridique de pratiquer les religions et cérémonies autochtones et à la création d’établissements d’enseignement supérieur et de musées tribaux. Un autre effet indéniable de ce mouvement a été la revitalisation des cultures autochtones, qui s’est manifestée dans les choix vestimentaires, les choix de modes de vie et d’éducation des enfants ainsi que dans la création artistique.

Les artistes femmes autochtones des États-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

Jean LaMarr, Urban Indian Girls, 1982, gravure, 55,88 x 60,96 cm, Nevada Museum of Art, Reno © Jean LaMarr

Dans le sillage de cette effervescence politique, de plus en plus d’artistes autochtones ayant reçu une formation, dont de nombreuses femmes, ont commencé leurs carrières. Certaines femmes, comme Jean LaMarr (née en 1945), artiste paiute du Nord (de la région de la rivière Pit), ont directement utilisé leur art pour servir la cause du Red Power. J. LaMarr, relocalisée à Berkeley, a appris la peinture murale auprès d’activistes chicanos. Elle a ensuite créé des peintures murales, des affiches et des prospectus pour les diverses organisations, manifestations et activités menées par le Red Power3. Sa carrière porte la marque distinctive de son engagement politique. Elle enseigne actuellement l’art à de jeunes Autochtones de sa communauté à Susanville, en Californie. J. LaMarr, comme de nombreuses artistes autochtones femmes de cette époque, a aussi relaté dans ses œuvres les expériences autochtones de la vie urbaine. Sa gravure Urban Indian Girls (1982) représente ainsi deux femmes autochtones souriant ; elles portent des éléments de leur costume traditionnel en signe de fierté culturelle, avec le pont du Golden Gate en arrière-plan. Cette œuvre et d’autres du même genre reflètent des mondes sociaux en pleine mutation pour les Autochtones au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

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Kay WalkingStick, Chief Joseph Series (détail), 1975–1977, acrylique et cire sur toile, 50,8 x 38,1 cm chacun, National Museum of the American Indian, Washington © Kay WalkingStick

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Kay WalkingStick, Orilla Verde at the Rio Grande, 2012, huile sur panneau en bois, 101,6 x 203,2 cm, Smithsonian American Art Museum, Washington © Kay WalkingStick

La peintre Kay WalkingStick (née en 1935), d’origine cherokee, diplômée d’un Master of Fine Arts du Pratt Institute, a aussi commencé sa carrière artistique au début des années 1970. Elle a principalement représenté des corps humains sous forme de silhouettes, s’inspirant du pop art. Après s’être familiarisée avec la deuxième vague féministe et avec le Red Power, elle a commencé à explorer son identité autochtone à travers ses peintures4. L’une des premières œuvres dévolue à ce thème est la série Chief Joseph (1974-1977), qui offre une méditation sur la mémoire, la résistance et la souffrance historiques autochtones. Par la suite, les thèmes liés à l’autochtonie ont continué d’apparaître dans sa production, tout particulièrement dans ses peintures de paysages américains, qui intègrent des motifs traditionnels tribaux. Ces œuvres réaffirment la souveraineté politique et culturelle des Autochtones vis-à-vis de leurs terres et invitent le public à repenser sa relation à ces espaces naturels.

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Jaune Quick-to-See Smith, Celebrate 40,000 Years of American Art, 1995, collagraphie, 1,94 x 1,34 m, Whitney Museum of American Art, New York © Jaune Quick-to-See Smith

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Jaune Quick-to-See Smith, Gifts For Trading Land With White People, 1992, huile et technique mixque,  4,32 x 1,52 m, Chrysler Museum of Art, Norfolk© Jaune Quick-to-See Smith

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Emmi Whitehorse, Fire Weed, 1998, craie, graphite, pastel et huile sur papier monté sur toile, 97,8 x 127 cm, Brooklyn Museum, New York, don de Hinrich Peiper et Dorothee Peiper-Riegraf en l’honneur d’Emmi Whitehorse © Emmi Whitehorse’s estate

Certaines créatrices, comme Jaune Quick-to-See Smith (née en 1940), célèbre artiste salish et kootenai, ont fondé des associations d’artistes autochtones afin de constituer une communauté et d’obtenir un meilleur pouvoir de négociation. Lorsqu’elle était étudiante à la University of New Mexico dans les années 1970, J. Smith a fondé le Grey Canyon Group, réunissant des artistes autochtones contemporain·es. Le groupe, dont le nom fait référence aux « canyons » des villes en béton, réunissait notamment Emmi Whitehorse (née en 1957), artiste navajo, et Felice Lucero-Giaccardo (née en 1946), originaire du Pueblo de San Felipe. Ensemble, ces artistes ont relevé le défi de répondre aux attentes eurocentriques des écoles d’art et œuvré pour que leur travail soit remarqué par des galeries et des institutions artistiques. J. Smith et E. Whitehorse furent confrontées à de vrais dilemmes. Leurs professeurs décrétèrent que leurs œuvres étaient « trop indiennes5 ». Pour réussir leurs examens, les deux femmes se sont donc conformées à l’abstraction moderne européenne afin de « faire leurs preuves6 ». Par la suite, quand elles ont cherché des lieux d’exposition pour le Grey Canyon Group, leurs œuvres ont alors été qualifiées de « pas assez indiennes7 ». Dans une interview récente, J. Smith raconte : « Ce commentaire était un désaveu de qui nous étions en tant que peuple. Cela voulait dire que d’autres avaient le pouvoir de décider du mérite ou de la valeur de notre travail artistique en se basant sur des stéréotypes raciaux8. » Les membres du Grey Canyon Group ont néanmoins réussi à exposer leurs œuvres au niveau local, national et international. Tout au long de sa carrière, J. Smith s’est efforcée de repousser les limites de l’art autochtone à travers ses activités artistiques et curatoriales. Parmi ses œuvres les plus politiques, on compte Gifts for Trading Land with White People (1992), Tribal Map (2000) et Celebrate 40,000 Years of American Art (1995). Son engagement en faveur d’une plus grande représentation des femmes autochtones dans le monde de l’art est parfaitement illustré par l’exposition qu’elle a organisée en collaboration avec Harmony Hammond (née en 1944), Women of Sweetgrass, Cedar, and Sage (1985), qui présentait les travaux d’une trentaine d’artistes autochtones contemporaines9.

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Hulleah J. Tsinhnahjinnie, Vanna Brown, Azteca Style, 1990, collage de photographies argentiques, 38,4 x 57 cm, Museum of Modern Art, New York © 2022 Hulleah J. Tsinhnahjinnie

D’autres artistes encore, comme Hulleah J. Tsinhnahjinnie (née en 1954), créatrice séminole, muscogee et navajo, ont eu recours à la photographie comme moyen d’expression. H. J. Tsinhnahjinnie a commencé sa carrière à la fin des années 1970 ; depuis, elle utilise des clichés originaux ainsi que des photographies historiques retouchées de peuples autochtones. Ses photographies, destinées au regard autochtone, servent d’outils de revendication du point de vue historique et contemporain. L’œuvre du photographe sud-africain Ernest Cole (1940-1990) est à la source de son inspiration. C’est lui qui l’incitera à établir des liens entre les différentes manifestations du colonialisme de peuplement à travers le monde. Parmi ses œuvres les plus connues, on compte Vanna Brown, Azteca Style (1990), ainsi que la captivante série Portraits Against Amnesia (2003). Depuis 2004, H. J. Tsinhnahjinnie est directrice du Gorman Museum of Native American Art.

Un nombre important d’autres artistes femmes autochtones de cette génération ont proposé un art innovant. Parmi ces précurseuses, on compte l’artiste wasco-yakama Lillian Pitt (née en 1944), l’autrice et artiste mi’kmaq et onondaga Gail Tremblay (1945-2023) et l’artiste hopi et choctaw Linda Lomahaftewa (née en 1947). Ces femmes ont utilisé une multitude de médiums, de la sculpture aux techniques mixtes, pour asseoir leurs capacités artistiques, leur souveraineté culturelle et leurs réflexions identitaires. Toutes ces femmes ont suivi des formations artistiques, mêlé les canons artistiques européens aux formes d’art autochtones et concentré leurs efforts afin que le monde de l’art considère à juste titre leurs travaux. Plusieurs générations d’artistes femmes autochtones ont suivi leur exemple, de Teri Greeves (née en 1970), artiste kiowa dont les tissages de perles intriqués représentent la vie autochtone contemporaine, à Wendy Red Star (née en 1981), photographe apsáalooke connue pour ses images poignantes au niveau historique. Les efforts de ces artistes ont donné lieu à des expositions novatrices, comme Hearts of Our People: Native Women Artists, qui présentait les réalisations d’artistes femmes autochtones sur plus de deux millénaires.

Cette plus grande acceptation de l’art autochtone dans les institutions artistiques officielles est aussi due aux changements radicaux, politiques et sociaux qui ont permis la création ou la refonte de musées et de galeries. Le Smithsonian National Museum of the American Indian, à Washington, n’a, par exemple, ouvert ses portes qu’en 2004. Artistes, curateurs et curatrices, galeristes, directeurs et directrices de musées ont tous contribué à une meilleure représentation de l’art créé par les femmes autochtones. Celles-ci continuent cependant d’être marginalisées par rapport à leurs pairs masculins cisgenres, blancs et hétérosexuels au XXIe siècle. Des expositions telles que Hearts of Our People et les rétrospectives majeures récemment consacrées à K. WalkingStick, à J. LaMarr et à J. Quick-to-See Smith commencent à mettre en valeur et à célébrer de manière appropriée les contributions apportées par les femmes autochtones à l’art d’hier et d’aujourd’hui10.

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
Jill Ahlberg Yohe et Teri Greeves, Hearts of Our People: Native American Women Artists, Minneapolis, Minneapolis Institute of Art, 2019, p. 12-15.  

2
Kent Blansett, A Journey to Freedom: Richard Oaks, Alcatraz, and the Red Power Movement, New Haven, Yale University Press, 2018, p. 4.

3
Ann M. Wolfe, The Art of Jean LaMarr, Reno, Nevada Museum of Art, 2020, p. 12-14.

4
Smithsonian NMAI, « Kay WalkingStick: An American Artist », vidéo, YouTube, 25 novembre 2015, voir entre 1:50 et 3:36, https://youtu.be/_TOI7kAh3pg.

5
Jaune Quick-to-See Smith, « Jaune Quick-to-See Smith – Salish and Kootenai », entretien avec Shilo George, Contemporary North American Indigenous Artists, 9 juin 2011, https://contemporarynativeartists.tumblr.com/post/6346633044/jaune-quick-to-see-smith-salishkootenai.

6
Ibid.

7
Ibid.

8
Ibid.

9
Jaune Quick-to-See Smith, Women of Sweetgrass, Cedar, and Sage: Contemporary Art by Native American Women, New York, American Indian Community House, 1985.

10
Hearts of Our People: Native Women Artists, Minneapolis Institute of Art, Minneapolis (2 juin – 18 août 2019) ; Kay WalkingStick, Kay WalkingStick: An American Artist, National Museum of the American Indian, Washington, D.C. (7 novembre 2015 – 18 septembre 2016) ; Jaune Quick-to-See Smith, Jaune Quick-to-See Smith: Memory Map, Whitney Museum of American Art, New York (19 avril – 13 août 2023).

Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM international academic network: Teaching, E-learning, Agency and Mentoring.

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Pour citer cet article :
Raven Manygoats, « Les artistes femmes autochtones des États-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 18 août 2023, consulté le 2 décembre 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/les-artistes-femmes-autochtones-des-etats-unis-dans-la-seconde-moitie-du-xxe-siecle/.

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