Critique

30,6 % d’artistes femmes à la documenta 14 de Cassel

19.09.2017 |

Bia Davou, Sails, 1981, tissus, collection National Museum of Contemporary Art, Athènes (EMST), vue d’installation, ANTIDORON. The EMST Collection, Fridericianum, Cassel, © Photo : Nils Klinger

Emblématique de cette quatorzième édition de la documenta, l’installation de l’Argentine Marta Minujín, The Parthenon of Books, transforme la Friedrichsplatz de Cassel en une étrange acropole dominée par une structure métallique couverte de livres qui ont été censurés dans des parties du monde et à des époques différentes. Il s’agit sans doute du plus grandiose des liens tissés, tout au long de cette édition, entre Athènes et Cassel.

La documenta s’exporte en effet pour la première fois hors de Cassel, où elle siège depuis 1955 ; le choix de ce dédoublement avec la capitale d’un pays en crise, qui est aussi un des berceaux de la civilisation occidentale, annonçait un propos très politique, confirmé par la mission qui a été assignée à Adam Szymczyk et le titre que celui-ci a donné à cette manifestation : apprendre d’Athènes. À Cassel se dessine une sélection exigeante d’artistes d’horizons variés, qui reflètent l’histoire des États actuels et les enjeux des conflits ethniques, religieux, identitaires et sociaux des dernières décennies, au sein desquels la crise migratoire qui secoue l’Union européenne occupe une grande place. Peu de ludique et de légèreté dans cette édition qui privilégie le documentaire à la fiction et les voix des minorités à celles des vedettes du marché.

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Pélagie Gbaguidi, The Missing Link. Dicolonisation Education by Mrs Smiling Stone, 2017, matériaux divers, vue d’installation, Neue Galerie, Cassel, documenta 14, © Photo : Mathias Völzke

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Erna Rosenstein, vue d’installation, Neue Galerie, Cassel, documenta 14, © Photo : Mathias Völzke

Selon Paul B. Preciado, commissaire responsable des programmes publics, poser la question du nombre d’artistes femmes représentées au sein de la documenta, « aujourd’hui, n’est plus épistémologiquement valide1 ». Il estime ainsi qu’il « n’est plus possible de continuer à se baser sur les [mêmes] paramètres » qu’avant, et qu’il « faut commencer à penser des processus critiques qui rassemblent sur le même plan les corps, sans distinction de nationalité, de genre ou de domaine d’activité2 ». Cette volonté d’entrer dans un nouveau paradigme, qui correspond aux positions de Preciado en tant qu’activiste, constitue un concept révolutionnaire et passionnant, qui n’empêche toutefois pas de laisser parler les statistiques. La part des artistes femmes dans la documenta ne suit pas nécessairement, comme on pourrait le supposer, une lente mais régulière progression vers la parité. Depuis l’édition de Harald Szeemann en 1972, acclamée comme manifestation séminale de l’art contemporain mais dénigrée parce qu’elle comprenait seulement 10 % d’artistes femmes, la proportion a progressivement augmenté, jusqu’à atteindre 47 % lors de la documenta 12 de Roger M. Buergel en 2007. Les chiffres sont depuis en baisse : l’édition de Carolyn Christov-Bakargiev, en 2012, comptait moins de 40 % de femmes3 ; cette année, 61 des 199 artistes figurant dans l’exposition casseloise sont des femmes, soit 30,6 %4.

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Bia Davou, Sails, 1981, tissus, Collection National Museum of Contemporary Art, Athènes (EMST), vue d’installation, ANTIDORON. The EMST Collection, Fridericianum, Cassel, © Photo : Nils Klinger

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Annie Sprinkle & Beth Stephens, sculptures, photographies, vidéos, magazines et documents d’archives (1973-2017), vue d’installation Neue Galerie, documenta 14, Cassel, © Photo : Mathias Völzke

Indépendamment du sexe des participant·e·s, cette quatorzième édition ne laisse pas une place importante aux jeunes générations : beaucoup d’artistes actif·ive·s au XXe siècle sont présent·e·s, avec souvent des parcours atypiques, en marge des histoires de l’art traditionnelles et des grands centres de création ; il·elle·s sont documenté·e·s dans l’exposition autant par leurs œuvres que par leurs archives. Mais cela permet de belles découvertes d’artistes femmes. Le Fridericianum accueille une partie de la collection du musée national d’Art contemporain d’Athènes (EMST) : les Cycladic Books réalisés à New York à la fin des années 1950 par Chryssa y sont rapprochés d’un très bel accrochage des voiles de Bia Davou, faisant écho aux mythes homériques, de même que le métier à tisser de Janine Antoni. À la documenta Halle, on trouve des photographies d’archives de la danseuse et chorégraphe Anna Halprin, également exposées cette année à la Biennale de Venise. Elles retracent la création de son dance deck en Californie en 1953-1954, plateforme de développement de la postmodern dance, ainsi que plusieurs de ses performances et actions communautaires.

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Britta Marakatt-Labba, Historja, 2003-2007, broderie, impression et laine sur lin, documenta Halle, Kassel, © Britta Marakatt-Labba/VG Bild-Kunst, Bonn 2017, documenta 14, © Photo : Roman März

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Lorenza Böttner, dessins, pastels, peinture, vidéo et documents d’archives, 1975-1994, vue d’installation, Neue Galerie, Cassel, documenta 14, © Photo : Mathias Völzke

Le majestueux quipu réalisé par Cecilia Vicuña pour l’exposition, évocation anatomique autant que rappel mythologique du fil d’Ariane, contraste par sa verticalité avec l’œuvre de Britta Marakatt-Labba, artiste sámi. Sur plus d’une dizaine de mètres de long, la broderie figure l’histoire et la cosmologie de ce peuple indigène de l’Arctique, qui combat depuis plusieurs décennies les pouvoirs publics norvégiens pour la propriété de ses terres et la reconnaissance de sa culture. Máret Ánne Sara présente à la Neue Neue Galerie un corpus d’œuvres, d’une grande puissance visuelle, dénonçant les réformes qui mettent en danger l’élevage de rennes de cette même communauté.

Quant à l’espace de la Neue Galerie, il comprend une enfilade de salles dédiées à plusieurs artistes femmes. L’une concerne les carrières d’Annie Sprinkle et de Beth Stephens, activistes américaines militant pour les droits des travailleur·euse·s du sexe et performeuses d’un amour terrestre et cosmique. Dans un corridor lumineux d’un blanc immaculé, Pélagie Gbaguidi présente une installation aérienne, où des dessins d’enfants côtoient des photographies prises pendant l’apartheid. Elle questionne la part de l’éducation dans la transmission de l’histoire. Mais l’un des moments de grâce se vit sans doute dans la salle qui confronte une sélection d’archives et d’œuvres de Lorenza Böttner, danseuse et artiste transgenre, amputée des deux bras, qui explore la mise en scène, la métamorphose et l’érotisation de son corps dans des actions publiques, des photographies et des tableaux, aux séries de sculptures en résine Tumeurs et Souvenirs réalisées par Alina Szapocznikow pendant les dernières années de sa vie, entre 1970 et 1973 : il résulte en un très beau rapprochement de ces deux corps mis à l’épreuve, de ces deux destins hors du commun.

La documenta participe d’une tendance constatée dans la plupart des biennales et foires de ces dernières années : l’inclusion croissante d’artistes femmes âgées, en fin de carrière ou à titre posthume. Ces personnalités font souvent l’objet d’une « redécouverte » : le monde de l’art commence à leur accorder l’importance qu’elles méritent et à les intégrer dans les histoires de l’art, qui s’étaient jusqu’ici écrites sans elles. Ce processus historiographique, s’il rend justice à de nombreuses plasticiennes, se fait aussi, à Cassel, au détriment de jeunes artistes femmes, dont les pratiques plus expérimentales sont bien moins représentées.

documenta 14, du 8 avril au 16 juillet 2017 à Athènes, Grèce, et du 10 juin au 17 septembre 2017 à Cassel, Allemagne.

1
Ingrid Luquet-Gad, « Pourquoi la documenta 14 s’annonce comme l’un des événements artistiques les plus polémiques de l’année », Les Inrocks, 4 avril 2017, http://www.lesinrocks.com/2017/04/04/arts/paul-b-preciado-il-faut-penser-des-processus-critiques-qui-rassemblent-les-corps-sans-distinction-de-nationalite-de-genre-ou-de-domaine-dactivite-11929527, consulté le 7 septembre 2017.

2
Ibid.

3
Maura Reilly, « Taking the Measure of Sexism : Facts, Figures, and Fixes », Art News, 26 mai 2015, http://www.artnews.com/2015/05/26/taking-the-measure-of-sexism-facts-figures-and-fixes, consulté le 7 septembre 2017.

4
Statistiques réalisées par AWARE, août 2017.

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