Entretiens

De l’identité, de la guerre, du féminisme et de la méthode autobiographique dans la démarche d’Ursula Reuter Christiansen

12.11.2021 |

Ursula Reuter Christiansen, vue de l’exposition TO THE BLUE HELL, installation totale, 2020, Bizarro, Copenhague

Cet entretien a été mené par Mai Dengsøe le 8 mars 2021 à l’atelier d’Ursula Reuter Christiansen à Askeby, sur l’île de Møn au Danemark.

De l’identité, de la guerre, du féminisme et de la méthode autobiographique dans la démarche d’Ursula Reuter Christiansen - AWARE Artistes femmes / women artists

Ursula Reuter Christiansen, détail de l’exposition TO THE BLUE HELL, installation totale, 2020, Bizarro, Copenhague

Mai Dengsøe : Votre dernière exposition, TO THE BLUE HELL [Vers l’enfer bleu], à l’espace Bizarro à Copenhague est une exploration identitaire et une réflexion sur la condition de l’artiste femme. En partant d’un scénario semi-autobiographique que vous avez écrit récemment, vous vous penchez sur des thèmes tels que le genre, la génération, l’histoire, la guerre, le traumatisme, l’alcoolisme, la solitude et l’espoir grâce à une méthode caractéristique de votre œuvre : le recours à votre propre histoire.1

Ursula Reuter Christiansen : Mon art repose sur la dialectique, la métamorphose de la vie en art. C’est cela que j’appelle transformation. Tout ce que je fais, c’est transformer en art, surtout les histoires des femmes. Des femmes auxquelles je m’identifie. C’est ce qui me motive dans mon travail. Je m’identifie et je transforme. Les questions du type « Est-ce un bon ou un mauvais tableau ? » ne m’intéressent pas.

MD : Vous étiez une élève de Joseph Beuys (1921-1986) à l’académie des beaux-arts de Düsseldorf. Lui-même soutenait ardemment l’idée que l’art et la vie devraient fusionner.

URC : Bien sûr ! À cet égard, Beuys a tout changé. De plus, il affirmait que tout le monde peut être un artiste. Beaucoup le croyaient fou, mais ce qu’il voulait dire est que chacun possède un capital et que ce capital, c’est la créativité. L’important, c’est comment on utilise ce capital. Tout était chamboulé : qu’est-ce qu’une communauté, qu’est-ce qu’un État, qu’est-ce qu’une démocratie ? Et il revenait toujours à ceci : vous avez le pouvoir de les transformer. À ce moment, je me suis dit : « Bien sûr, c’est ma vie. Peu m’importent l’art et le reste. Je vais me servir de ma vie et de mon histoire. »

MD : En tant qu’artiste féminine, vous sentez-vous aussi privilégiée que lui dans ce processus de transformation de la vie en art ?

URC : Pas du tout. Il y a un gros, gros problème. Lorsque je suis tombée enceinte et que j’ai dû aller au Danemark, je lui ai demandé : « Oh, Beuys, qu’est-ce que je vais pouvoir faire en quittant tout ce qu’il y a ici ? » Je travaillais beaucoup et je voulais continuer. Il m’a répondu : « Il vaut beaucoup mieux devenir mère. Les artistes… on en a plein, le mieux c’est d’être une bonne mère. » Ça m’a rendue folle ! Je l’ai pris comme un camouflet. Puis j’ai pensé : « Il va voir ce qu’il va voir ! Je ne plierai pas, pas après tout ce que j’ai appris. »

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Ursula Reuter Christiansen, détail de l’exposition TO THE BLUE HELL, napperon avec dédicace écrite, 15 x 15 cm, 2020, Bizarro, Copenhague

MD : Dans votre exposition TO THE BLUE HELL, vous avez écrit une dédicace sur un petit napperon que vous avez posé par terre. On peut y lire « À Marguerite Duras, Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann, Françoise Sagan et toutes les autres ». Vous avez dit que vous vouliez lever le tabou de la femme alcoolique. Dédier votre œuvre à des femmes qui se sont senties seules, honteuses et désespérées est un geste particulièrement attentionné. Est-ce aussi un geste militant ?

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De gamle mænd [The old men], 1970, collage, 40 x 47 cm, Collection de Ursula Reuter Christiansen

URC : C’est une question de stigmatisation. Vous entrez dans une bodega [NDLT : l’équivalent danois du pub ou du bar] et voyez une femme assise entre deux hommes complètement soûls, mais c’est elle qui est méprisable, allez savoir pourquoi. Ma tante était alcoolique, ce qui était humiliant parce que tout le monde le savait et en parlait derrière son dos. Je me disais : il n’y a rien de pire qu’être une femme alcoolique car, quand les hommes boivent, ça va, mais si une femme s’enivre, c’est une paria répugnante. J’ai écrit cette dédicace pour les femmes que vous mentionnez et pour toutes celles qui sont anonymes et cachées. Vous pouvez parler de geste militant, bien sûr, mais il y a une différence. Lorsque j’étais très active politiquement dans les années 1960 et 1970 – j’étais alors membre à la fois du Parti communiste et du mouvement féministe Rødstrømpe – je défilais dans les rues, j’argumentais, je parlais : je militais. Nous avons mené à bien tant de projets : des manifestations artistiques, des actes politiques, des films, l’organisation de la première exposition féministe du Danemark (Kvindeudstillingen, Charlottenborg, 1975). Être dans la rue, c’est très politique, dialoguer avec d’autres personnes sur leur situation, participer. Je ne dirais pas de cette exposition qu’elle est militante, mais elle est tout de même participative. C’est plus une question d’internalisation.

MD : Votre enfance a également joué un rôle tout au long de votre carrière et en particulier dans votre installation à l’espace Bizarro, où vous l’avez abordée de façon très directe.

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Bertha, 1988, technique mixte, 130 x 130 cm, Collection de Ursula Reuter Christiansen

URC : Je suis née pendant la guerre, sous les bombardements. Lorsque l’alarme a sonné, nous avons dû quitter ma Trier natale et nous avons été évacués à la campagne pour nous réfugier dans des caves à vin. Notre maison, l’église, tout a été bombardé. Ce sont des expériences traumatisantes, sans compter que nous avons retrouvé notre maison à moitié détruite. Nous ne savions pas où était mon père, parti sur le front Est quelque part en Russie soviétique. Ces images me reviennent maintenant que je prends de l’âge. Des images perturbantes, que j’ai commencé à coucher sur le papier. Alors, quand j’ai vu la cave de l’espace Bizarro, j’ai voulu réaliser une installation sur la base de ces textes.

MD : Certains aspects de votre œuvre, qui s’appuie beaucoup sur votre propre biographie, traitent de l’histoire et du traumatisme allemands. En tant qu’artiste d’origine allemande, qu’est-ce que cela vous a fait d’émigrer au Danemark ?

URC : À l’adolescence, je vivais en Allemagne de l’Ouest. Plus tard, j’ai découvert comment ceux qui avaient grandi en Allemagne de l’Est ont dès le départ su ce que les Allemands avaient fait et connaissaient la culpabilité. J’étais adolescente lorsqu’un professeur nous a montré un film sur les camps d’extermination en nous disant : « Vous devez savoir ; vous êtes coupables, et c’est une culpabilité collective. » Je me rappelle très bien avoir couru chez moi. Mes parents étaient à table et j’ai hurlé : « Ihr seid Schweine [Vous êtes des porcs] ! J’ai vu ce que vous avez fait. Je ne veux rien avoir à faire avec vous. » Ils se sont bornés à répéter : « On ne savait pas, on ne savait pas. » Après quoi, j’ai commencé à haïr. Dès lors, je n’ai cessé de penser : « Je veux partir, je veux quitter ce pays. »
Quand je me suis fiancée avec mon futur mari, le compositeur danois Henning Christiansen (1932-2008), que j’ai rencontré lors d’une collaboration sur une performance à la galerie Schmela à Düsseldorf à laquelle J. Beuys l’avait invité, je lui ai dit : « Je ne veux pas rester en Allemagne, je partirai avec toi. » C’est comme ça que je suis arrivée au Danemark. Je venais d’obtenir mon diplôme et suis rapidement tombée enceinte. À l’époque, il était impossible d’avoir la double nationalité, aussi, quand les autorités m’ont demandé de choisir, j’ai décidé de devenir danoise. Je ne voulais pas de mon nom non plus et j’ai pris celui de mon mari, Christiansen. Je trouvais ce nom magnifique, jusqu’à ce que, dans les années 1970, des féministes me disent : « Comment peux-tu prendre le nom de ton mari, tu es un individu, tu as ton propre nom. » J’ai répondu : « Je déteste mon nom, je veux une autre identité. »

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Ursula Reuter Christiansen, image de Skarpretteren [Le bourreau], 1971, film, 16 mm, couleur, son, 35 minutes, Statens Museum for Kunst – Galerie nationale du Danemark

MD : En un sens, votre propre histoire – vos questionnements sur l’identité et l’appartenance – et le mouvement féministe dont vous faisiez partie – qui valorisait l’indépendance – créaient de la friction. Vous sentant dans un entre-deux, vous avez réalisé votre film féministe emblématique Skarpretteren [Le bourreau, 1971], qui dépeint l’enchevêtrement de la situation de l’artiste prisonnière d’une structure familiale. C’est un travail profondément personnel, que vous avez écrit, réalisé et où vous avez joué le rôle principal, exprimant vos attentes et vos déceptions par rapport à…

URC : … où j’ai joué tous les rôles féminins : la mère, l’épouse, vivant sur l’île pour subvenir aux besoins des autres. Plus tard, tandis que j’étais en train de monter le film, j’ai reçu une lettre. J’étais alors amie avec Dieter Roth (1930-1988) et Dorothy Iannone (née en 1933). Cette dernière m’avait écrit : « Le prochain grand moment de l’histoire sera le nôtre. » J’ai intégré cette phrase dans le film. Ça l’a vraiment ouvert. Cette phrase reflétait l’espoir que je plaçais dans les générations futures.

MD : À l’époque, votre film a été critiqué par d’autres féministes. Pourquoi ?

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Ursula Reuter Christiansen, image de Skarpretteren [Le bourreau], 1971, film, 16 mm, couleur, son, 35 minutes, Statens Museum for Kunst – Galerie nationale du Danemark

URC : Parce qu’il était trop désert, trop mélancolique, trop désespéré, trop féminin en fait. J’ai été invitée à projeter mon film au Frauen Film Festival de Berlin [le premier festival international de cinéma réalisé par des femmes], j’y ai été huée. J’étais sous le choc. La plupart des films projetés étaient très violents envers le patriarcat. Surtout les collectifs italiens : elles faisaient des films où elles coupaient les pénis de statues de marbre, etc. Elles me trouvaient beaucoup trop faiblarde. Ressaisis-toi, m’ont-elles dit. À ce moment-là, ma mélancolie ne cadrait pas avec la scène féministe.

MD : Pourtant, vous étiez une personnalité importante du mouvement féministe danois dans les années 1970 et la première femme professeure à l’académie des beaux-arts de Hambourg (1992-1997), ainsi que la première femme professeure du département de peinture de l’Académie royale des beaux-arts du Danemark à Copenhague (1997-2006). Vous considérez-vous comme féministe ?

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Rosa Luxemburg foran of Møns Klint [Rosa Luxemburg devant Møns Klint], 1975, laque sur Isorel, 2 pièces, 189 x 117 cm, Collection du Arbejdermuseet – The Workers Museum of Denmark

URC : Pour moi, le féminisme n’est pas une question isolée, c’est aussi une histoire de classes. On ne peut pas se contenter de combattre la structure hiérarchique des genres. Il faut s’organiser, travailler en groupes et créer de nouveaux systèmes. Il ne s’agit pas d’un remplacement, on doit travailler selon un système différent. J’ai été très inspirée tout au long de ma vie par la militante communiste et fondatrice de la Journée internationale des droits des femmes Clara Zetkin (1857-1933), qui était profondément opposée au concept de « féminisme bourgeois », dont elle disait qu’il était un outil pour diviser les classes laborieuses.
Donc, quand les gens me demandent si je suis féministe, je réponds : « Oui, mais. » Nous ne pouvons pas nous isoler en disant : « Oh, je suis féministe, j’œuvre pour mes droits. » Nous devons y aller ensemble. Sinon, nous ne changerons jamais rien. Tout commence toujours par une coalition et une forte volonté de changement.

Traduit de l'anglais par Charlotte Matoussowsky.

1
Bizarro est un collectif de recherche en conservation d’art hébergé dans une cave de Copenhague. En août 2020, U. R. Christiansen y a présenté l’exposition TO THE BLUE HELL, une installation totale composée de peintures murales, sculptures, sons, textes, textiles et objets évoquant ses récents écrits semi-autobiographiques.

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