Recherche

Soun Gui Kim, une artiste coréenne en France. L’art comme résistance

03.06.2022 |

Soun Gui Kim au MMCA de Séoul en 2019, Courtesy de l’artiste

Soun Gui Kim, artiste naturalisée française née en Corée du Sud, est installée en France depuis 1971. Née en 1946, un an après la décolonisation japonaise, elle entre dans une école primaire spéciale qui met en avant les activités extrascolaires, fondée par l’ONU sur les ruines du pays dévasté par la guerre de Corée (1950-1953). Au cours de ses études, la jeune fille se révèle douée pour la peinture et, lorsque son enseignant en arts plastiques lui raconte Paris, où d’après lui « sans-abri et peintres vivent ensemble »,1 elle s’imagine déjà artiste là-bas. Dès lors, elle commence à se former, de manière insatiable, aussi bien aux procédés qu’à la théorie artistique et entreprend d’apprendre le français avant son entrée dans le supérieur. Vers la fin de ses études de master à l’Université nationale de Séoul, l’étudiante cherche ardemment à sortir du cadre bidimensionnel pour libérer le champ plastique et se rapprocher de la temporalité dans l’art. Elle saisit alors l’occasion de bénéficier d’une bourse internationale du gouvernement français instaurée par son ministère de la Culture. Esprit rebelle, elle trouve Paris trop conventionnel et s’installe en 1971 en tant qu’artiste invitée au Centre artistique de rencontres internationales (aujourd’hui Villa Arson) à Nice, attirée par le bouillonnement avant-gardiste du sud de la France. S. G. Kim s’y fait vite remarquer par les artistes comme par les professeurs. Le critique Jacques Lepage découvre son œuvre en extérieur et met en avant l’affinité entre son travail et les productions du groupe Supports/Surfaces. Il les fait ensuite se rencontrer. Elle fréquente alors ce réseau d’avant-gardiste, parmi lesquel Claude Viallat (né en 1936), Vincent Bioulès (né en 1938), Patrick Saytour (né en 1935), Jean-Pierre Pincemin (1944-2005) et Ben Vautier (né en 1935). La maison de J. Lepage devient, selon son témoignage, « le cœur de la création méditerranéenne ». Sur l’incitation d’Alain Hiéronimus, directeur de l’École nationale d’art décoratif de Nice, elle passe son agrégation et devient professeure seulement trois ans après son arrivée en France. Artiste et enseignante, elle entretient des relations intellectuelles plus poussées avec certains de ses pairs, comme C. Viallat, Christian Jaccard (né en 1939) et Toni Grand (1935-2005), dans la même situation et expérimente de nombreux procédés techniques.

Soun Gui Kim, une artiste coréenne en France. L’art comme résistance - AWARE Artistes femmes / women artists

Soun Gui KIM, Forêt I, 1998-1999, sténopé, 180 x 120 cm et Forêt II, 1998-1999, sténopé, 180 x 120 cm, Courtesy de l’artiste

Le travail de S. G. Kim s’appuie essentiellement sur des pensées métaphysiques. Éprise de philosophie, elle étudie en Corée des ouvrages classiques orientaux, notamment le taoïsme de Tchouang-tseu, datant du IVe siècle avant notre ère. Le non-agir (wu-wei), qui en est un concept principal – à savoir la spontanéité naturelle en action, libérée de toute sorte de normes –, constitue par la suite un grand axe théorique de son art. Ses œuvres en sténopé, dont Forêt I et II, aujourd’hui conservée au musée national d’Art moderne – Centre Pompidou, et celles en calligraphie jouent ainsi sur la collaboration des contingences de l’action de la nature et de celle de l’artiste. Selon le taoïsme, l’état de nature est brouillé par tout ce qui est artificiel et qui relève donc de l’humain (notions, idées, langage…). S. G. Kim se laisse la liberté de choisir les médiums adaptés à ses réflexions pour briser les codes qui nous enferment et d’exposer dans des lieux expérimentaux, parmi lesquels la galerie J. & J. Donguy, à Paris.

Soun Gui Kim, une artiste coréenne en France. L’art comme résistance - AWARE Artistes femmes / women artists

Soun Gui KIM, Nabiya, 1999, encre sur papier coréen, 68,5 x 62,5 cm, Courtesy de l’artiste

La vidéo devient rapidement son médium de prédilection, ce qui pousse à s’interroger sur le rapport entre cette artiste d’origine coréenne et son compatriote Nam June Paik (1932-2006), considéré comme l’un des pionniers de cette pratique. Mais si la démarche originelle de ce dernier avec le téléviseur se rapporte principalement à la manipulation des images à l’écran et à la transcription du son en image, les œuvres de S. G. Kim résultent plutôt d’une quête obsessionnelle d’un médium libérateur, plus précisément un « contenant vide tissé de temps et de lumière ».2 Après plusieurs tentatives avec la photographie ou le film, elle est encouragée par ses pairs avant-gardistes niçois à se saisir du téléviseur et de l’art vidéo, et ils l’informent sur les artistes qui pratiquent ce médium, tels que le groupe Signe (1971-1974) de Monaco ou N. J. Paik, qu’elle ne connaît alors que de nom. Elle réalise pour la première fois des œuvres filmées en 1973, avec une caméra empruntée au groupe monégasque : elle organise un événement où les participant·e·s sont invité·e·s à fabriquer des cerfs-volants et ce moment est filmé conjointement par l’artiste, les participant·e·s et le public. Ces deux œuvres s’intitulent Situation plastique II et III. En 1977, S. G. Kim rencontre John Cage lors d’un festival au monastère de la Sainte-Baume, puis, l’année suivante, N. J. Paik, lors d’une performance au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. S’ensuivent échanges et collaborations entre ces trois créateurs.3 En tant que professeure, S. G. Kim ressent la nécessité d’équiper les écoles d’art en matériel vidéo et de sensibiliser les étudiant·e·s à ce médium alors peu connu, et sollicite avec obstination le ministère de la Culture pour que la France mette en place cette formation. Devenue la première boursière de ce projet, elle a l’occasion de retrouver N. J. Paik à New York et en profite pour réaliser son œuvre Bonjour Nam June Paik I (1982) sous la forme d’un entretien filmé. Elle présente le travail de son compatriote en France dans la Revue d’esthétique en 1983.4

Soun Gui Kim, une artiste coréenne en France. L’art comme résistance - AWARE Artistes femmes / women artists

Soun Gui KIM, Situation plastique II – Manifestation Cerfs-volants, 1971-1973, installation vidéo, film super 8 mm, Courtesy de l’artiste

Outre ces artistes, S. G. Kim fréquente le plus souvent des penseurs comme Jacques Derrida, Jérôme Sans, Yves Michaud et Jean-Luc Nancy, avec lequel elle échange régulièrement et qui écrit à plusieurs reprises sur son travail. En France, sa passion pour la philosophie la pousse à reprendre des études en sémiologie et en esthétique, qui l’amènent à s’intéresser aux analogies entre le taoïsme de Tchouang-tseu et la pensée de Ludwig Wittgenstein. Les conférences et entretiens font aussi partie de son activité principale. C’est d’ailleurs lors d’une table ronde à la Slought Foundation, à Philadelphie, en 2013 avec Thierry de Duve et Jean-Michel Rabaté que cette artiste-philosophe affirme que « l’une des choses les plus importantes de l’art est la résistance ».5 Cependant, elle précise que l’anarchisme taoïste comme forme de résistance n’est pas voué à « nier l’autre, mais l’écouter et le faire advenir, et enfin renaître dans la chose ; d’où l’absence d’obstruction dans l’interprétation ».6 C’est ainsi qu’elle se donne pour mission, en tant que créatrice, d’ouvrir de nouveaux chemins.

Soun Gui Kim, une artiste coréenne en France. L’art comme résistance - AWARE Artistes femmes / women artists

Soun Gui KIM, Situation plastique III, 1973, installation, vidéo monocanal (4:3), film 16 mm, 10 min. 37 s., Courtesy de l’artiste

S. G. Kim n’a jamais adhéré aux mouvements féministes, ce qui s’explique par le refus d’être cantonnée à un quelconque domaine, y compris à une identité sexuelle. La sienne disparaît face au taoïsme, lequel vise à la fusion du moi et du monde. Si certaines femmes ont souhaité se réunir pour une meilleure visibilité et une plus grande solidarité, d’autres, dont l’artiste, se sont inquiétées d’une possible ghettoïsation ou victimisation, et ont préféré se voir reconnues au-delà de leur genre. S. G. Kim revendique par exemple une histoire coréenne fondée sur la coexistence entre matriarcat et patriarcat, toujours ancrée dans la mentalité des habitants, dont les ancêtres antérieurs à la doctrine confucéenne du royaume de Chosŏn (1392-1897) ont mis sur le trône des reines souveraines entre les VIIe et IXe siècles et donné lieu à une culture plus égalitaire ; par ailleurs, la naissance tardive de la République de Corée a systématiquement doté les femmes des droits de vote et de travail. Interrogée lors d’un entretien récent sur le fait qu’elle ne fréquente pas les créatrices féministes, S. G. Kim répond en insistant sur le fait qu’elle est une humaniste plutôt qu’une féministe, voire même une anarchiste plutôt qu’une humaniste.7

Soun Gui Kim, une artiste coréenne en France. L’art comme résistance - AWARE Artistes femmes / women artists

Soun Gui Kim avec John Cage et Gérard Fremy au festival Vidéo & Multimédia à la Vieille Charité, à Marseille en 1986, Courtesy de l’artiste

Il n’en demeure pas moins que cette artiste a rencontré des obstacles du fait de son genre. Malgré la démocratie libérale instaurée en Corée en 1948, le pays est imprégné de cinq cents ans de mœurs profondément confucianistes, caractérisées par une stricte hiérarchie et un patriarcat tenace. Peu d’étudiants en arts s’éloignaient de l’art traditionnel et encore moins d’étudiantes. Au moment de quitter son pays, la jeune femme a été confrontée à une très vive opposition et à des violences physiques de la part de sa famille, qui souhaitait qu’elle se marie aussitôt après ses études. Elle témoigne aussi de ses difficultés en France : les clichés persistants sur les femmes asiatiques, la réticence des marchands à travailler avec une femme artiste revendiquant un travail nourri de théorie philosophique, l’infériorité numérique des enseignantes en écoles d’art. Aujourd’hui, S. G. Kim reconnaît discrètement que, si elle avait été un homme, les choses auraient été plus faciles pour sa carrière.

Soun Gui Kim, une artiste coréenne en France. L’art comme résistance - AWARE Artistes femmes / women artists

Soun Gui KIM, Chemin de lumière, 1998, sténopé, C-print analogique, 123 x 173 cm, Courtesy de l’artiste

Nous pouvons aisément imaginer que le parcours artistique de cette femme asiatique dans un pays occidental n’a pas été simple. En se proclamant anarchiste, elle n’a pas cherché à s’appuyer sur une solidarité ou une sororité quelconque, ni à transiger avec l’arrivisme. Toutefois, la France lui a servi de lieu d’émancipation, d’abri et de résistance. S. G. Kim a d’ailleurs été défendue institutionnellement, et certaines de ses œuvres sont aujourd’hui conservées dans des lieux de visibilité importants, comme le MNAM et la Maison européenne de la photographie à Paris ou le FRAC Franche-Comté. Demeurer en France, choisir d’y être artiste, était en soi un acte de résistance pour elle, affirmant que son désir était non pas de résister par les arts, mais de prouver que faire de l’art était déjà une sorte de résistance.8

1
Toutes les citations non sourcées proviennent d’un entretien mené à Paris avec Soun Gui Kim entre octobre 2021 et février 2022.

2
Rachel Heidenry, « Soun Gui Kim in Conversation with Cage, Derrida and Nancy », artblog, 17 décembre 2013 [en ligne].

3
Kim Soungui Studio, Bonjour Paik II, 7 octobre 2021 ; Kim Soun Gui Studio, John Cage, Empty Words – Mirage Verbal, 1986, 10 novembre 2019.

4
Soun Gui Kim, « Note sur Nam-June Paik / Temps et vidéo », Revue d’ésthétique, nouvelle série, n°5, éd. Private, 1983.

5
 Ibid.

6
Soun Gui Kim, « 예술이란 의미가 아닌 의미의 곳인가 ? » [L’art est-il le lieu du sens sans signification ?], dans 虛, 無, 靜에 대한 동양과 서양 사상의 비교 고찰, 성균관 유교문화연구소, 성균관 대학교, 서울 [Approches comparatives du vide, du néant et du silence en Orient et en Occident], Séoul, Institut de philosophie et de culture confucéennes, Université de Sungkyunkwan, septembre 2016.

7
アンスティチュ・フランセ日本/アンスティチュ・フランセ東京 [Institut français du Japon/Institut français de Tokyo], キム・スンギへのインタビュー―社会やアートにおける老女の表象 [Entretien avec Kim Sun Ki-Représentation d’une vieille femme dans la société et l’art], 29 mai 2021 [en ligne],  ; entretien avec Soun Gui Kim, 28 octobre 2021.

8
Hara Ban, « 나비처럼 날다 ‘작가 김순기’ » [Voler comme un papillon, Kim Soon-Gi], Womennews, 13 décembre 2019 [en ligne].

Artistes
Découvrir les artistes
Ressources
Appel à projet lié
Pour citer cet article :
Sujin Kim, « Soun Gui Kim, une artiste coréenne en France. L’art comme résistance » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 3 juin 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/soun-gui-kim-une-artiste-coreenne-en-france-lart-comme-resistance/.

Archives
of Women Artists
Research
& Exhibitions

Facebook - AWARE Twitter - AWARE Instagram - AWARE
Villa Vassilieff - 21, avenue du Maine 75015 Paris (France) — info[at]aware-art[.]org — +33 (0)1 55 26 90 29