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Devenir artiste dans la Varsovie de l’entre-deux-guerres. Enquête sur les débuts artistiques de trois femmes juives : Mary Litauer, Bella Natanson et Resia Schor

26.04.2024 |

Étudiantes de l’Institut des beaux-arts de Varsovie, où Resia Schor (assise sur une chaise à droite) s’est préparée aux examens de l’Académie des beaux-arts de Varsovie en 1929, photographie en noir et blanc, courtesy Mira Schor

Les femmes ont été parties prenantes de la renaissance artistique de Varsovie après la Première Guerre mondiale. Mary Litauer (1900-1992), Bella Natanson (1902- ?) et Resia Schor (1910-2006) venaient de milieux différents, mais partageaient une même ambition, celle de devenir artistes. Pour atteindre ce but, elles ont adopté des stratégies dissemblables, se frayant, chacune à sa façon, un chemin dans le monde artistique de Varsovie. Leurs situations personnelles et leurs origines socioéconomiques ont affecté les décisions qu’elles ont prises, notamment celle de s’inscrire dans le milieu de l’art juif ou, au contraire, de prendre leurs distances avec celui-ci.

La Première Guerre mondiale marque un tournant pour la condition sociale et politique des femmes. En 1918, les citoyennes de la Deuxième République polonaise obtiennent le droit de vote. Un nombre croissant d’entre elles prennent un emploi et s’engagent dans des études supérieures. Les études d’art, en particulier, sont populaires auprès des jeunes femmes qui, dans le cas de l’Académie des beaux-arts de Varsovie, représentent environ 45 % des candidatures ; 10 % d’entre elles sont juives1. Cependant, l’égalité des droits juridiques n’est pas suivie d’une égalité de traitement : en effet, les femmes sont absentes du sommet des hiérarchies académiques et elles sont minoritaires parmi les artistes qui exposent leurs œuvres.

M. Litauer, B. Natanson et R. Schor appartiennent à une génération qui, en raison de la modernisation et des évolutions de la société juive depuis le milieu du xixesiècle, a davantage accès à l’éducation et à la possibilité de choisir sa propre voie. Les filles sont plus nombreuses à recevoir une instruction dans des écoles publiques et privées, ce qui élargit leurs centres d’intérêt et les ouvre au monde au-delà de la diaspora juive2. Cette génération assimilée à la culture polonaise grandit dans un climat sociopolitique qui lui est de plus en plus hostile. Dans les années 1930, la situation politique des Juives et Juifs se détériore et l’antisémitisme augmente.

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Portrait de Mary Litauer, 1923, photographie en noir et blanc, Archives de l’Académie des beaux-arts, Varsovie

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Mary Litauer, Pejzaż z kuźnią [Paysage avec une forgerie], sans date, 16,1 x 20,7 cm, gravure sur bois en couleur sur papier, Musée national de Varsovie

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Mary Litauer, Uliczka w Markach [Rue à Marki], sans date, 19,5 x 25,4 cm, gravure sur bois en couleur sur papier, Musée national de Varsovie

Mary Litauer postule à l’Académie des beaux-arts de Varsovie en 19233. La photographie de son dossier nous donne un aperçu du statut social de la jeune femme, qui arbore un luxueux manteau de fourrure et un élégant chapeau à franges. L’artiste naît en 1900 à Vilnius dans une famille juive intégrée, suffisamment aisée et moderne pour encourager leur fille à poursuivre des études d’art. À 23 ans, M. Litauer est déjà riche d’expériences artistiques, telles qu’un voyage à Berlin pour étudier sous la houlette d’Alexander Archipenko (1887-1964). À l’Académie de Varsovie, elle demande à rejoindre l’atelier de Tadeusz Pruszkowski (1888-1942), dont les élèves jouissent d’une position privilégiée au sein de l’établissement : en effet, c’est là que sont nés des groupes d’artistes tels que la Confrérie de Saint-Luc [Bractwo Świętego Łukasza], qui, depuis la fin des années 1920, attirent l’attention et ouvrent des perspectives professionnelles à leurs membres. Cependant, M. Litauer n’a pas accès aux mêmes chances, car la Confrérie ne compte dans ses rangs que des artistes hommes qui s’inspirent de la tradition chrétienne. M. Litauer décide alors, avec deux autres élèves juives – Gizela Hufnaglowna (1903-1997) et Elzbieta Hirszberzanka (1899- ?) –, de lancer son propre groupe. En 1929, elles fondent Couleur, qui constitue vraisemblablement le seul groupe de femmes artistes de Pologne dans l’entre-deux-guerres. Les trois camarades affirment leur autonomie tout en s’entraidant pour se faire une place sur la scène artistique polonaise. Elles subissent des discriminations, comme le montre leur exclusion d’une réunion du Syndicat des associations d’arts. Dans les années qui suivent, elles exposent leurs œuvres dans trois galeries polonaises, à savoir le Syndicat des artistes et créateurs polonais (1929), le salon Czesław Garliński (1930) et l’Institut de propagande artistique (1931, 1933). Les artistes peignent surtout des sujets universels, tels que des natures mortes et des paysages. M. Litauer se concentre sur des scènes du village de Kazimierz Dolny et de Vilnius, sa ville natale. Il est rare qu’elle intègre des éléments de la culture juive dans ses œuvres, à l’exception notable du tableau sans date Tashlikh. À la suite de la dissolution du groupe en 1933, M. Litauer poursuit sa carrière seule et participe à des expositions polonaises et internationales. En 1935, elle épouse l’architecte Roman Schneider. Elle passe la guerre en exil et rejoint les rangs de l’armée polonaise. Finalement, en 1950, les époux s’installent à Toronto au Canada, où M. Litauer poursuit ses activités artistiques.

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Portrait de Bella Natanson, 1935, photographie en noir et blanc, Archives de l’Académie des beaux-arts, Varsovie

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Bal du Printemps de l’art juif à Bristol, dans Nasz Przegląd Ilustrowany, 10 avril, 1932, p. 5, Bella Natanson se trouve dans la photo à droite, troisième femme de gauche à droite, débout

Bella Natanson naît en Russie en 19024. On sait peu de choses de sa jeunesse, à l’exception des renseignements qu’elle fournit dans son dossier de candidature à l’académie : elle parle russe, polonais, français et allemand ; son père est entrepreneur ; elle a étudié les sciences naturelles dans une université russe. Autant d’éléments qui suggèrent qu’elle venait probablement d’une famille riche, soucieuse de l’éducation de leur fille. En Russie, elle épouse J. Natanson, avocat de son métier. Le jeune couple s’installe à Varsovie, où il s’implique dans le monde de l’art juif, principalement en tant que membres de la Société juive pour la promotion des beaux-arts. Début 1930, B. Natanson est amatrice d’art et mécène. Comme d’autres épouses de personnalités juives en vue, elle intègre le Comité des dames, où elle organise des bals et s’adonne à la philanthropie. Sur une photo publiée dans le journal Nasz Przegląd en 1932, on peut la voir au bal du Printemps de l’art juif parmi les autres membres du comité5. Toute de noir vêtue, cheveux indisciplinés et sans bijoux, elle se distingue des autres femmes aux tenues luxueuses et minutieusement étudiées. En 1935, à la suite du décès de son mari dans un accident de voiture, elle postule à l’Académie des beaux-arts de Varsovie. Elle n’a pour cela suivi aucune préparation, s’étant formée à l’art seule au cours de l’année précédente. Sa candidature est rejetée, mais B. Natanson continue de se perfectionner, profite de sa position au sein de la Société et, entre 1935 et 1939, se met à exposer ses tableaux aux manifestations de l’organisation. Dans la seconde moitié des années 1930, elle rejoint le conseil d’administration de la Société juive pour la promotion des beaux-arts, où elle est la première et seule femme. Bien que sa carrière d’artiste soit étroitement liée à cette organisation, elle parvient à se faire connaître au-delà de ce cercle. En octobre 1937, elle participe à une double exposition avec l’artiste Józef Śliwniak (1899-1942) au salon de C. Garliński, particulièrement réputé, où elle présente 28 peintures à l’huile, en majorité des paysages et des natures mortes de fleurs. Les informations sur son devenir après la guerre sont rares : selon toute vraisemblance, elle aurait survécu et serait partie à l’étranger.

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Portrait de Resia Schor, 1930, photographie en noir et blanc, Archives de l’Académie des beaux-arts de Varsovie

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Resia Schor, Kobieta z kwiatami [Femme aux fleurs, portrait de la mère de l’artiste], 1937, aquatinte, 18 x 14 cm, reproduit dans le journal Nasz Przegląd Ilustrowany, 7 février, 1937, p. 6

Resia Schor (née Ajnsztajn), née en 1910 à Leczna, près de Lublin, vient d’un milieu moins favorisé que ses deux consœurs6. L’artiste voit le jour dans une famille juive très pratiquante et nécessiteuse. Son ambition de poursuivre des études d’art ne correspond pas à ce qui est attendu d’une jeune fille de son milieu ; toutefois, grâce à sa détermination et au soutien de sa mère, elle s’installe à Varsovie et postule à l’Académie des beaux-arts en 1930. Elle écrit dans sa candidature : « Depuis ma naissance, j’ai un talent pour la peinture et c’est à l’art que je souhaite me consacrer. » Elle est admise et commence l’étude de la peinture dans l’atelier de T. Pruszkowski.

R. Schor se distingue de la majorité des élèves juives de l’Académie de l’époque, qui sont pour la plupart issues de riches familles « polonisées ». Elle a des difficultés chaque année pour payer les frais de scolarité et, en 1933, elle s’endette pour poursuivre ses études. Ses problèmes financiers pourraient constituer une des raisons pour lesquelles elle abandonne la peinture, alors même que son talent est reconnu et qu’elle reçoit un prix lors d’une exposition de l’atelier de T. Pruszkowski en 1932. Les années suivantes, elle se consacre essentiellement aux arts graphiques et expérimente avec la gravure sur bois, l’aquatinte et la lithographie. Cette évolution de sa pratique artistique lui offre des sources de revenus. De 1937 à 1939, elle participe au projet « Œuvres graphiques pour nos lecteurs » organisé par le journal Nasz Przegląd pour soutenir les jeunes artistes juifs et juives et promouvoir l’art juif. Des reproductions des œuvres imprimées dans le journal sont proposées à la vente pour la modeste somme de dix zlotys. R. Schor commence à être reconnue pour ses estampes et est mentionnée dans un article sur « Les arts graphiques juifs » en 19387. Elle représente des paysages et des portraits, qui sont deux genres courants chez les élèves de l’Académie. Les sujets qu’elle choisit proviennent de ses souvenirs de jeunesse : des scènes de vie dans un village et des portraits de proches, qui confèrent à ses œuvres une qualité intimiste. Peu avant la guerre, elle s’installe à Paris, où elle épouse l’artiste Ilya Schor (1904-1961). Le couple s’enfuit vers New York en 1941. R. Schor consacre les années qui suivent à sa vie de famille. À la mort de son mari, elle reprend l’art, d’abord pour subvenir à ses besoins : elle crée des bijoux en argent, des mezouzahs et, enfin, des objets mixtes à grande échelle qui intègrent de la peinture.

Chacune de ces trois artistes a, en tant que Juive dans la Varsovie de l’entre-deux-guerres, été pénalisée. Elles ont bénéficié de chances différentes lors de leurs débuts artistiques du fait de leurs statuts sociaux et financiers disparates. Chacune a adopté une démarche singulière pour mener sa carrière. M. Litauer a su orienter de manière consciente son éducation et son activité artistiques, prenant le plus souvent ses distances avec le milieu juif de l’art. C’est, en revanche, au sein de ce dernier que B. Natanson a développé sa pratique en mettant à profit ses relations. R. Schor a été contrainte de faire des compromis et de composer avec ses finances. Leur point commun, c’est leur identité de femmes juives, qui les rendait doublement vulnérables face à l’exclusion. Leurs trajectoires, quoique distinctes, ont des éléments en partage : leurs prometteuses carrières à Varsovie ont été coupées net par la guerre, les forçant à un nouveau départ à l’étranger.

Traduit de l'anglais par Charlotte Matoussowsky.

1
Archives de l’Académie des beaux-arts de Varsovie, collection de dossiers antérieurs à septembre 1939. Les documents mentionnés plus loin dans cet article proviennent de cette ressource.

2
Renata Piątkowska, « A Shared Space. Jewish Students at the Warsaw Academy of Fine Arts (1923-1939) », dans Jerzy Malinowski, Renata Piątkowska, Małgorzata Stolarska-Fronia, Tamara Sztyma (dir.), Art in Jewish Society, Varsovie / Toruń, Polish Institute of World Art Studies / Tako Publishing House, 2016, p. 17.

3
Les informations biographiques sur Mary Litauer proviennent des sources suivantes : Archives de l’Académie des beaux-arts de Varsovie, fichier étudiant no 773 ; Renata Piątkowska, « Malarki warszawskiej grupy “Kolor” », Aspiracje, 2009, p. 2-9 ; Joanna Sosnowska, Materiały do dziejów Instytutu Propagandy Sztuki (1930-1939), Varsovie, Instytut Sztuki Polskiej Akademii Nauk, 1992 ; Jola Gola, Maryla Sitkowska, Agnieszka Szewczyk (dir.), Sztuka Wszędzie. Akademia Sztuk Pięknych w Warszawie 1904-1944, cat. exp., National Gallery of Art, Zachęta, 5 juin – 26 août 2012, Varsovie, Académie des beaux-arts de Varsovie, 2012 ; Marika Kuźmicz, Z Wilna do Warszawy. Przez Teheran do Toronto. Historia Mary Schneider, conférence, 11 novembre 2021, https://www.youtube.com/watch?v=riYD_tuLbWA.

4
Les informations biographiques sur Bella Natanson proviennent des sources suivantes : Archives de l’Académie des beaux-arts de Varsovie, fichier no 927 ; Hanna Garlińska-Zembrzuska, Działalność wystawowa Salonu Czesława Garlińskiego w latach 1922-1939, Wroclaw, Zakład Narodowy im. Ossolińskich / Wydawnictwo Polskiej Akademii Nauk, 1963 ; Jerzy Malinowski, Malarstwo i rzeźba Żydów Polskich w XIX I XX wieku, Varsovie, PWN, 2000 ; Renata Piątkowska, « Artystki i miłośniczki sztuki – kobiety w żydowskim życiu artystycznym międzywojennej Warszawy. W kręgu Żydowskiego Towarzystwa Krzewienia Sztuk Pięknych », Studia Judaica, no 1, 2021, p. 175-211 ; Małgorzata Biernacka, Katarzyna Mikocka-Rachubowa (dir.), Słownik artystów polskich i obcych w Polsce działających: malarze, rzeźbiarze, graficy, vol. 6, Wroclaw, Zakład Narodowy im. Ossolińskich / Wydawnictwo Polskiej Akademii Nauk, 1998.

5
« Spring Art Ball in “Bristol” », Nasz Przegląd Ilustrowany, 10 avril 1932, p. 5.

6
Les informations biographiques sur Resia Ajnsztajn proviennent des sources suivantes : Archives de l’Académie des beaux-arts de Varsovie, fichier étudiant no 1 ; archives d’Ilya Schor et Resia Schor, avec l’aimable autorisation de Mira Schor ; journal Nasz Przegląd Ilustrowany. Voir aussi : Mira Schor (dir.), Abstract Marriage, Sculpture by Ilya Schor and Resia Schor, cat. exp., Provincetown Art Association and Museum, Provincetown, 16 août – 29 septembre 2013, Provincetown, Provincetown Art Association and Museum, 2013 ; ou écouter en podcast une interview de Mira Schor sur Radio Kapital : https://radiokapital.pl/shows/kocham-w-zyciu-trzy-rzeczy/2-resia-schor/.

7
Adam Herszaft, « Grafika żydowska », Nasz Przegląd, 1er mai 1938, p. 16.

Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM international academic network: Teaching, E-learning, Agency and Mentoring.

Pour citer cet article :
Katarzyna Ewa Trzeciak, « Devenir artiste dans la Varsovie de l’entre-deux-guerres. Enquête sur les débuts artistiques de trois femmes juives : Mary Litauer, Bella Natanson et Resia Schor » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 26 avril 2024, consulté le 9 mai 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/devenir-artiste-dans-la-varsovie-de-lentre-deux-guerres-enquete-sur-les-debuts-artistiques-de-trois-femmes-juives-mary-litauer-bella-natanson-et-resia-schor/.

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