Toshiko Akamatsu, Les autre saison de Moscou (saison du dégel), 1944, huile sur toile, Collection privée
Quelle artiste vient à l’esprit en premier quand on parle de « femmes peintres japonaises qui s’expatrient » ? Pour celui ou celle qui est au fait de l’art contemporain japonais, ce sera sans doute Yayoi Kusama (née en 1929), qui partit aux États-Unis en 1957, ou encore Yoko Ono (née en 1933), qui s’installa avec sa famille aux États-Unis dans les années 1950 et y exerça son activité artistique à partir des années 1960. Ces femmes démarrèrent leurs carrières après la Deuxième Guerre mondiale et acquirent incontestablement une notoriété internationale.
Mais qu’en est-il des périodes précédentes ? Les Japonaises restèrent-elles sagement enfermées sur l’archipel ?
Des analyses récentes ont mis en avant des femmes comme Rin Yamashita (1857-1939), qui partit étudier les icônes en Russie en 1880, ou encore Fujio Yoshida (1887-1987), qui suivit son mari Hiroshi aux États-Unis en 1903 à l’âge de 16 ans, mais il faut bien reconnaître que les Japonaises qui allèrent étudier la peinture à l’étranger étaient des exceptions.
Dans cet essai, nous nous intéresserons à trois femmes – Haruko Hasegawa (1895-1967), Toshiko Akamatsu (Toshi Maruki, 1912-2000) et Mitsuko Arai (Mitsu Yashima, 1908-1988) – actives au Japon dans les années 1930, et qui voyagèrent hors du Japon ou s’expatrièrent pour continuer leurs activités pendant les années de guerre1.
Commençons par H. Hasegawa2. Après un séjour en France, elle rejoignit l’armée japonaise, se rendit dans ce cadre en Mandchourie et en Chine, et fonda à la fin de la guerre le Corps auxiliaire des femmes artistes, une association de soutien aux soldats. T. Akamatsu3, quant à elle, voyagea sur l’archipel micronésien des Palaos, qui faisait alors partie des îles dites du Pacifique Sud (Nanyō) sous mandat japonais, et eut également l’occasion de séjourner à plusieurs reprises en Union soviétique. Enfin, M. Arai4, très engagée dans le mouvement d’art prolétarien d’avant-guerre, fut la cible d’une répression sans merci et choisit de fuir aux États-Unis où elle vécut jusqu’à la fin de ses jours.
Si leurs lieux d’activités et leur façon d’appréhender la guerre différaient, ces trois femmes avaient en commun, d’une part, de se déplacer fréquemment en divers endroits de la planète, et d’autre part, d’être en perpétuelle quête d’un mode d’expression personnelle qu’elles pouvaient affirmer en tant que femmes peintres, avec tout ce que cela comportait de contradictions et de conflits. Or cette expression ébranlait la conception du rôle de la femme qui avait cours alors.
Les années 1920 et 1930 furent au Japon une période de vaste démocratisation de l’art. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la culture populaire se développa rapidement dans les zones urbaines, entraînant des changements importants dans les modes de vie et dans les habitudes culturelles. On vit apparaître des mouvements réclamant le droit de vote pour les femmes, mais également de nouveaux métiers féminins, comme celui de receveuse sur les lignes de bus (les « bus girls ») ou de « demoiselle du téléphone », qui actionnait le standard pour établir les communications. De la civilisation moderne des années 1920, on passa progressivement à une culture de la consommation dans les années 1930, touchant une population toujours plus large. Mais l’économie japonaise, durement atteinte par la Grande Dépression qui frappa le monde entier, ne se redressa qu’après l’incident de Mukden en Mandchourie en 1931, entraînant une droitisation fascisante de la politique et l’entrée du pays dans une longue période de guerre.
À l’époque, les femmes étaient soit exclues, soit marginalisées du monde de l’art et de l’éducation artistique5. L’École des beaux-arts de Tokyo (l’actuelle Université des arts de Tokyo), créée en 1887 et considérée comme le summum de l’éducation artistique au Japon, ne fut accessible aux femmes qu’à partir de 1946. Avant cela, elles ne pouvaient se former qu’à l’École des arts pour jeunes filles, plus connue sous son abréviation Joshibi (et devenue aujourd’hui l’université Joshibi des arts et du design), dans quelques autres institutions officieuses ou auprès d’un maître lors de cours particuliers. On attendait d’elles qu’elles illustrent des sujets « féminins », comme les fleurs ou les enfants, mais on ne les encourageait nullement à s’intéresser à l’autoportrait, qui sous-entendrait de se questionner, ou au paysage, nécessitant un travail d’ébauche en plein air. Pour devenir peintre, une femme devait non seulement être issue d’une couche sociale moyenne ou supérieure permettant de payer des études poussées à une fille, mais également s’assurer l’indulgence et la compréhension de ses parents. C’était le cas de nos trois artistes, qui grandirent dans des familles aisées et un environnement culturel privilégié, et qui bénéficièrent du soutien de leurs parents pour étudier l’art. Mais après leur mariage, qui entraînait un changement de nom, elles se retrouvèrent souvent dans l’ombre de leur mari, et en quittant le Japon, elles tombèrent vite dans l’oubli ou furent marginalisées.
Portrait d’Haruko Hasegawa à Hanoi, 1939
Haruko Hasegawa, Hélène et Paris, 1936-37, huile sur toile, Ⓒ editorial republica collection, Tokyo, 2024
Haruko Hasegawa, Coutumes traditionnelles du sud de la Chine, 1939, aquarelle, Collection privée
Haruko Hasegawa : sur le front avec l’armée japonaise
Dans les années 1930, H. Hasekawa se démarqua en enchaînant les séjours à l’étranger, et en se plaçant au centre d’un vaste réseau d’artistes, notamment en créant plusieurs associations de femmes peintres.
Née à Tokyo en 1895, H. Hasegawa termina ses études secondaires dans un lycée pour jeunes filles et apprit la peinture auprès de deux artistes de renom, le peintre de style japonais (nihonga) Kiyokata Kaburaki (1878-1972) et le peintre de style occidental (yōga) Ryūzaburō Umehara (1888-1986). Elle partit en 1929 pour la France qui la faisait tant rêver, et où elle eut la chance de pouvoir organiser deux expositions personnelles grâce au soutien de Tsuguharu Fujita (Léonard Foujita, 1886-1968). Elle emprunta le Transsibérien pour rentrer au Japon en 1931, ce qui lui fit traverser l’Union soviétique et le tout jeune État fantoche du Manchoukouo, contrôlé par le Japon. Elle prit alors conscience de ce que l’invasion de la Mandchourie impliquait pour le Japon et du rôle que son pays entendait jouer en Asie. En même temps, elle éprouvait une déception vis-à-vis de la France, qu’elle voyait comme un ensemble de villes désuètes. Ce mélange de rêve et de complexe envers la vieille Europe est sans doute ce qui poussa H. Hasegawa à se tourner vers le nationalisme et à soutenir l’expansionnisme japonais.
H. Hasegawa réalisa ensuite des peintures de guerre en accompagnant l’armée japonaise en Mandchourie, dans le sud de la Chine ou sur l’île de Hainan. En 1939, elle alla même à Hanoï sous domination française, dans un climat de fortes tensions politiques alors que la plupart des Japonais avaient déjà évacué la zone. Dans son récit de voyage Terres vierges du sud (1940)6, elle se place du point de vue des peuples colonisés et compare le Vietnam à une « demoiselle qui se réveille de son sommeil » : son essai illustré exprime toute sa sympathie pour les femmes ethniques opprimées et critique vertement les Français.
Vers la fin de la guerre du Pacifique, H. Hasegawa rassembla les femmes peintres restées au Japon dans un Corps auxiliaire des femmes artistes fondé en 1943 et qui visait à soutenir l’effort de guerre de l’arrière.
Toshiko Akamatsu, Dessin de Moscou n°75, (cuisine russe), 1937, aquarelle
Toshiko Akamatsu, Les autre saison de Moscou (saison du dégel), 1944, huile sur toile, Collection privée
Toshiko Akamatsu, Île Yap, 1940, huile sur toile, 60,6×72,7 cm, Collection privée
Toshiko Akamatsu (Toshi Maruki) : en Union soviétique et en Micronésie
Le nom de T. Akamatsu apparaît aussi dans la liste des bénévoles du Corps auxiliaire des femmes artistes, mais on ne peut dire qu’elle y fut un membre très actif. Née en 1912 sur l’île septentrionale de Hokkaidō où son père était le supérieur d’un temple bouddhique, T. Akamatsu étudia la peinture à l’huile à Joshibi. À deux reprises, en 1937 et en 1941, alors qu’elle était dans sa vingtaine, elle saisit l’occasion de partir vivre à l’étranger en tant que préceptrice d’enfants en accompagnant un interprète, puis un diplomate japonais en poste à Moscou, la première fois pour un an, et la seconde pour six mois. Cela lui permit d’admirer des œuvres qu’elle n’aurait jamais pu voir si elle n’avait pas été sur place, un moment privilégié qu’elle mit à profit pour développer son art. Fascinée par Paul Gauguin, elle choisit ensuite en 1940 de partir pendant six mois dans le Pacifique Sud, sur les archipels des Palaos et de Yap, alors sous mandat japonais. T. Akamatsu y observa la vie des habitants de ces mers du sud, réalisant de nombreux croquis et toiles, s’enrichissant personnellement aussi de cette expérience en partageant les chants et les danses des indigènes. Or l’image des îles Nanyō que ses tableaux transmettaient contribua aussi à entretenir la doctrine d’expansion vers le sud promue par le gouvernement japonais.
L’énergie qu’elle consacra à dessiner chaque jour lors de ses séjours moscovites et l’inspiration des mers du sud où elle apprit à maîtriser les couleurs vives et à représenter le nu formèrent la base de ses futures expériences pour transcender le cadre qui définissait jusque-là le nihonga et le yōga en les opposant, aboutissant au grand projet entrepris en collaboration avec son mari Iri Maruki, Peintures de la bombe atomique.
Mitsuko Arai à San Francisco, 1975, tous droits réservés
Mitsu Yashima, Dou Age, en couverture de New Dawn: Asian American News monthly /J-Town Collective (novembre 1974)
Mitsuko Arai (Mitsu Yashima): l’expatriation aux États-Unis en guise de seconde vie
Née en 1908 dans une famille chrétienne avec un père qui travaillait dans la construction navale, M. Arai eut une enfance insouciante sans difficulté particulière. Après des études secondaires au lycée pour jeunes filles de Kobé terminées en 1926, elle monta à Tokyo pour étudier les beaux-arts. C’est au Bunka Gakuin, l’établissement où elle était inscrite, qu’elle découvrit le socialisme : elle rejoignit alors la Ligue japonaise des artistes prolétariens et se mit à représenter vigoureusement dans sa peinture la lutte des paysans et des ouvriers.
Mouvement artistique s’inspirant de la pensée socialiste ou communiste, l’art prolétarien fleurit au Japon entre les années 1920 et le milieu des années 1930, mais il devint ensuite la cible d’une persécution sans merci qui mena à son anéantissement complet. En 1933, M. Arai, enceinte, et son époux Jun Iwamatsu (plus tard Tarō Yashima), furent arrêtés, puis relâchés quelque temps après, mais placés sous constante surveillance de la police politique Tokkō. Craignant pour leur vie, le couple parvint à s’enfuir aux États-Unis, où ils prirent les noms de Mitsu et Tarō Yashima. Ce dernier devint plus tard un auteur à succès de livres illustrés pour enfants.
Dans les années difficiles, M. Arai faisait vivre sa famille en travaillant à la pièce, et supporta longtemps en silence les violences conjugales dont elle était l’objet. Elle finit cependant par quitter son mai en 1968, quand sa fille atteignit l’âge de la majorité. Elle déménagea alors de Los Angeles à San Francisco pour commencer une nouvelle vie en enseignant la peinture afin de subvenir à ses besoins. Elle milita contre la guerre du Vietnam, s’investit au sein de la communauté des Américains d’origine japonaise pour bâtir des ponts entre les première et troisième générations d’immigrés, et à la fin de sa vie, joua même dans un film où l’action se passait dans le camp d’internement des Nippo-Américains de Manzanar7. Partageant sa vie entre New York et la côte ouest, M. Arai s’éteignit à l’âge de 80 ans. Ses actions et sa peinture, trait d’union entre le Japon et les États-Unis, suscitent ces dernières années un intérêt grandissant dans une perspective transnationale8.
Bien que leurs idées aient été totalement différentes, M. Arai, T. Akamatsu et H. Hasegawa vécurent les années 1930 en observant de leur regard de femme et de peintre cette société japonaise qui se militarisait. Toutes les trois issues de familles aisées, elles eurent les moyens d’être formées aux techniques picturales, mais leur statut de femme les excluait d’un monde professionnel qui reconnaîtrait leur talent. Cette situation les obligea à s’intégrer dans des structures qui pouvaient les relier aux systèmes ou aux organisations faisant autorité.
D’un côté, M. Arai, fuyant la répression, s’installa aux États-Unis où elle continua à exercer la peinture après guerre. De l’autre, H. Hasegawa se chercha une place en restant sur l’archipel, abandonnant le front pour finir par soutenir l’effort de guerre à l’arrière. Enfin, le style de T. Akamatsu, qui avait mûri au gré de ses séjours à Moscou ou dans les îles micronésiennes pendant les années de guerre, s’épanouit pleinement après le conflit dans les Peintures de la bombe atomique. Autant d’œuvres et d’activités nées d’une expérience transfrontalière, qui ouvrent la voie à différentes pistes de relecture et de remise en question de ces artistes, loin des études qui se limiteraient au filtre d’un seul pays ou d’un seul domaine de spécialité.
Megumi Kitahara, est professeure et mérite de l’Université d’Osaka.
Elle a réalisé un doctorat en culture et représentations à l’Université de Tokyo. Elle poursuit son travail de recherche par une analyse approfondie des informations visuelles de la vie quotidienne, principalement du point de vue du genre, de la sexualité, de l’origine ethnique, de la race et de la classe sociale. Elle contribue à la série d’articles « Art activism » depuis 1994, étudiant la représentation de la guerre et l’histoire des femmes artistes au Japon. Ses publications les plus remarcables comprennent : Art Activism (Impact Publishing Association, 1999); Disrupting Molecules @Borderlines (Impact Publishing Association, 2000); How have been described Asian Women’s Bodies (Seikyu-sha Publishing, 2013).
Elle tient la page www.genderart.jp, dédiée à l’étude des représentations visuelles telles que l’art du point de vue du genre, de larace et du postcolonialisme.