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L’Exposition rétrospective des artistes femmes danoises à Copenhague, 1920

26.11.2021 |

Anna Ancher, Solskin i den blå stue [Soleil dans le salon bleu], 1891, Skagens Kunstmuseer – Art Museums of Skagen

Depuis les années 1960 et 1970, on assiste à un nombre croissant d’expositions entièrement consacrées aux artistes femmes. Ce type d’approche féministe du commissariat d’expositions a pour objectif d’aborder les inégalités et la discrimination de genre dans le monde de l’art et de mettre en avant des artistes marginales qui ont été oubliées ou écartées de l’histoire.

Bien que cette approche soit un phénomène récent qui prend de l’ampleur au moment de la deuxième vague féministe des années 1970 et avec l’émergence de pratiques curatoriales envisagées sous l’angle de la critique et de la recherche, il existe cependant d’autres exemples importants et bien antérieurs d’expositions politisées et à tendance féministe. Dès 1920, l’Exposition rétrospective des artistes femmes danoises (Kvindelige Kunstneres Retrospektive Udstilling) est organisée et présentée par un groupe de femmes ambitieuses et dynamiques lors de l’Exposition Libre (Den Frie Udstilling) à Copenhague, dans le but de mettre en lumière et de documenter les travaux des artistes femmes.

L’Exposition rétrospective des artistes femmes danoises à Copenhague, 1920 - AWARE Artistes femmes / women artists

Christine Løvmand, Flower Piece, 1841, Statens Museum for Kunst – Galerie nationale du Danemark

Les expositions consacrées exclusivement aux femmes ont fait couler beaucoup d’encre et continuent de faire l’objet de débats sur les pratiques curatoriales féministes. Ces débats s’axent principalement sur l’idée qu’il serait contreproductif de considérer les artistes à l’aune de leur genre, ou questionnent l’utilité d’une telle approche dans la lutte pour une visibilité égale. Pourtant, d’un point de vue historique, le commissariat d’expositions féministe et sa focalisation sur les artistes femmes ont constitué des outils majeurs dans la création d’une plateforme où celles-ci ont enfin l’occasion de présenter leurs œuvres.

L’Exposition rétrospective des artistes femmes est organisée à l’initiative de l’Association des artistes femmes danoises (Kvindelige Kunstneres Samfund), l’une des plus anciennes associations professionnelles de ce type. Le groupe est fondé en 1916 à la faveur d’un bouleversement du paysage politique danois. En effet, le mouvement pour les droits des femmes s’intensifie et les Danoises ont obtenu le droit de vote l’année précédente. Le temps est désormais venu pour davantage d’égalité dans le domaine des arts.

Il faut attendre le XIXe siècle pour que les femmes aient accès aux moyens d’améliorer leurs compétences et soient libres de se former dans les écoles d’art. À l’époque de la fondation de l’Association des artistes femmes, le monde de l’art au Danemark est encore largement dominé par les hommes, et ce malgré le fait que plusieurs femmes soient activement engagées sur la scène artistique, participent à des expositions et fassent l’objet d’articles dans la presse. Celles-ci sont même exclues de plusieurs associations d’artistes reconnues.

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Anthonie Christensen, Poppies, 1892, Statens Museum for Kunst – Galerie nationale du Danemark

L’Association des artistes femmes est fondée par les peintres Marie Henriques (1866-1944) et Helvig Kinch (1872-1956), ainsi que la sculptrice Anne Marie Carl-Nielsen (1863-1945). L’association lutte pour que les artistes femmes obtiennent les mêmes opportunités et droits que leurs confrères. Plus spécifiquement, son but est d’accroître son influence au sein de l’une des plus importantes écoles d’art de l’époque, l’Académie royale des beaux-arts du Danemark. Même si cette institution a ouvert ses portes aux femmes en 1888, ces dernières sont encore loin d’être les égales des hommes. En effet, elles ne jouent aucun rôle dans les prises de décision académiques et ne disposent par conséquent d’aucun pouvoir réel dans l’école.1

Ainsi, l’Association des artistes femmes a pour ambition d’introduire des femmes artistes dans les comités, les jurys et au cœur du puissant conseil qui dirige l’Académie, où siègent principalement des hommes. À cette époque, l’un des moyens les plus efficaces d’accéder au monde de l’art et d’y acquérir une certaine reconnaissance consiste à participer aux expositions censurées. Aussi l’Association cherche-t-elle donc à étendre son influence et à offrir aux femmes artistes davantage d’occasions de montrer leur travail en les intégrant aux commissions chargées des expositions et de la censure.2

Bien que l’organisation de tels évènements ne soit pas l’occupation principale de l’Association, l’une de ses premières initiatives est néanmoins de mettre sur pied cette exposition d’artistes femmes. Des projets de cette nature deviennent dès lors l’un des axes majeurs de sa mission, dans la mesure où son objectif est de permettre aux artistes femmes de présenter leurs créations selon leurs propres modalités et de leur assurer une meilleure visibilité.

Malgré sa date précoce, l’exposition n’est pas la première du genre au Danemark. Quelques expositions plus petites consacrées aux femmes ont lieu en 1891, 1911 et 1912, ainsi que l’Exposition des femmes du passé et du présent (Kvindernes Udstilling fra Fortid og Nutid) événement d’envergure organisé à Copenhague en 1895 à la suite de la Foire internationale de Chicago en 1893. Cependant, parmi ces manifestations consacrées à l’art féminin, la Rétrospective des artistes femmes est alors la plus importante et la plus cohérente.

Ambitieuse et de grande ampleur, l’exposition s’attache à couvrir l’art féminin danois des deux siècles précédents, forte d’une sélection d’œuvres datées de 1740 à 1920. Elle se tient du 18 septembre au 14 octobre 1920 et couvre la production de 199 artistes dans les domaines de la peinture, de la sculpture, de l’estampe et de l’artisanat d’art. Parmi les 590 œuvres présentées, 79 ont été produites par des artistes décédées et d’époques diverses, tandis que les 511 autres sont le fait d’artistes contemporaines. Cette distinction donne à l’exposition sa structure bipartite.

L’événement est organisé par la présidente de l’Association, Marie Henriques, accompagnée d’un comité créé pour l’occasion et constitué des artistes Helvig Kinch, Berta Dorph (1875-1960), Marie Sandholt (1872-1942), Olga Jensen (1877-1949), Nanna Johansen (1888-1964) et Agnes Lunn (1850-1941).

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Ludovica Thornam, The Artist Vilhelm Kyhn, 1868-1896, Statens Museum for Kunst – Galerie nationale du Danemark

La section des œuvres plus anciennes présente notamment des peintures de paysages et d’animaux, ainsi que des portraits peints par Elisabeth Jerichau Baumann (1819-1881) et Ludovica Thornam (1853-1896) et des natures mortes florales de Hermania Neergaard (1799-1875) et Julie Hamann (1842-1916), en particulier Blomstrende iris [Iris éclos, 1897].

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Anna Ancher, To gamle, der plukker måger [Vieux couple plumant des mouettes], 1883, Collection Hirschsprung

La section contemporaine expose des marines peintes par Louise Bonfils (1856-1933), l’une des seules représentantes du genre au Danemark, des porcelaines de la céramiste et artiste Harriet Bing (1863-1919) et des peintures modernes d’Ebba Carstensen (1885-1967) et d’Astrid Holm (1876-1937). Elle comprend également des portraits de Bertha Wegmann (1846-1926) et des tableaux issus du mouvement de la « percée moderne », dont ceux d’Anna Ancher (1859-1935), Solskin i den blå stue [Soleil dans le salon bleu, 1891] et To gamle, der plukker måger [Vieux couple plumant des mouettes, vers 1883].

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Bertha Wegmann, Portrait of the Swedish Painter Jeanna Bauck, 1887, Collection Hirschsprung

Le catalogue est indispensable à la compréhension de l’approche féministe du commissariat de l’exposition. Dans son introduction, il affirme que les femmes ont toujours été présentes, aux côtés des hommes, dans la lutte pour la professionnalisation des artistes,3 et cite à cet effet plusieurs exemples à travers le monde, telles l’Italienne Elisabetta Sirani (1638-1665) ou l’Autrichienne Angelika Kauffmann (1741-1807). L’objectif de l’exposition n’est pas explicitement formulé, mais ces propos d’introduction et les sections biographiques consacrées aux artistes décédées témoignent du fait que les femmes n’ont pas été suffisamment représentées et reconnues pour leurs talents, tant du point de vue de l’histoire officielle que de leur vivant. Les organisatrices expriment ainsi leur volonté de rendre hommage aux artistes danoises et de sensibiliser le public à leur existence.

Si la partie historique de l’exposition n’est pas aussi volumineuse que son pendant relatif à ma modernité, elle joue néanmoins un rôle important, comme l’indique l’intitulé de l’événement. L’attention portée aux artistes contemporaines est toute naturelle. La section qui leur est dédiée étant ouverte aux membres de l’Association comme aux non-membres, un large éventail d’œuvres est exposé.

Avec son catalogue de près de 600 références, l’exposition nécessite une solide organisation et de nombreuses recherches préalables. Les organisatrices consultent donc les collections et catalogues de plusieurs musées afin de procéder à leur sélection. Cette approche témoigne de leur volonté affirmée d’offrir une vue d’ensemble de l’art féminin à travers les âges et d’assurer à leurs prédécesseures une place dans l’histoire de l’art danois. Si le catalogue apporte un éclairage sur nombre d’entre elles, il est cependant évident que les informations sur d’autres restent introuvables, ce qui, ironiquement, souligne la nécessité d’une telle exposition.

L’événement bénéficie d’un accueil positif, attire un large public et reçoit des avis généralement favorables de la part des critiques. L’une d’entre elles loue la qualité de plusieurs œuvres – notamment celles de Sophie Holten (1858-1930) et d’Edma Stage (1859-1958) – et s’étonne que ces artistes n’aient pas été davantage remarquées ou qu’elles soient tombées dans l’oubli. Une autre critique note que seul ce genre d’occasion permet de prendre la pleine mesure de l’importance des artistes femmes dans l’art danois.

L’exposition révèle que les inégalités dans le monde de l’art ne sont en aucun cas dues au contenu ou à la qualité des œuvres, mais bien au manque de visibilité de leurs créatrices. Toutefois, les œuvres exposées se vendent mal et l’Association des artistes femmes subit une certaine perte financière. Aujourd’hui, nombre des participantes sont relativement inconnues du grand public. Seules quelques-unes d’entre elles sont exposées dans les musées et collections publiques et une part importante des œuvres restent introuvables. Malgré les efforts fournis, un long chemin reste à parcourir pour cimenter la place des femmes dans les récits officiels de l’histoire de l’art. Cette exposition fait en tout cas un pas dans la bonne direction, et elle est plus que nécessaire à une époque où les artistes femmes manquent de communautés professionnelles et d’occasions d’exposer égales à celles dont jouissent les hommes. Du point de vue actuel, elle peut être considérée de nos jours comme l’expression d’une approche curatoriale féministe, et ce bien avant l’apparition même du concept.

Traduit de l'anglais par Lucy Pons.

1
Marie Laulund, « Pionergenerationen », in 100 års øjeblikke – Kvindelige Kunsteneres Samfund, dir. Charlotte Glahn et Nina Marie Poulsen (Copenhague, SAXO, 2014), pp. 28-29.

2
Ellen Tange, « Kvindernes fremtidige kunsthistorie », in ibid., p. 304.

3
Kvindelige Kunstneres Retrospektive Udstilling, cat. expo., Copenhague (København), 1920.

4
Ellen Tange, « Kvindernes fremtidige kunsthistorie », p. 304.

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