© Damian Noszkowicz
Jacqueline de Jong, La veritable Histoire de BF15, 2017, impression numérique, huiles bâtons et gel néphéline sur toile, 90 × 62 cm, courtesy Dürst Britt & Mayhew, La Haye & Chateau Shatto, Los Angeles
Jacqueline de Jong, Les Pommes de Jong, 2008-en cours, pommes de terre séchées, placage en or 18 carat, dimensions variables, courtesy Gallery miniMasterpiece, Paris & Elisabetta Cipriani, Londres
Lorsqu’elle ne peint pas à Amsterdam, Jacqueline de Jong cultive des pommes de terre en France. Amandine, charlotte, pompadour, bintje, corne de gatte, œil de perdrix, ratte… La liste des variétés qu’elle cultive depuis 2004 dans sa ferme du Bourbonnais est sans limite. Elle se consacre à ce passe-temps sans intention particulière, presque par jeu. Parfois, selon une transmutation quasi philosophale, le jardinage se métamorphose en art. Quelques pommes de terre sont alors sélectionnées pour devenir à la fois le matériau, le modèle et le sujet des séries récentes commencées dans les années 20001 – renouvelant ainsi avec vivacité les méthodes et les outils d’une œuvre qui s’élabore depuis la fin des années 1950 autour d’une praxis émancipatrice de la forme basée notamment sur le jeu, le hasard et l’intérêt pour les pratiques dites mineures.
Jacqueline de Jong, The Situationist Times #5, éd. Jacqueline de Jong (1-6) et Noël Arnaud (1-2), Hengelo (NL), Copenhague et Paris, mai 1962 – déc. 1967, courtesy Dürst Britt & Mayhew, La Haye & Chateau Shatto, Los Angeles
Née aux Pays-Bas en 1939, Jacqueline de Jong va entrer très tôt en contact avec tout un pan de l’avant-garde artistique et politique de l’Europe d’après-guerre. Elle étudie l’histoire de l’art à la fin des années 1950 lorsqu’elle devient l’assistante de Willem Sandberg, directeur du Stedelijk Museum. À cette époque, elle se rapproche des artistes allemands du Gruppe SPUR et d’anciens membres du mouvement CoBrA, dont Asger Jorn, qui fut son compagnon. Par l’entremise de l’architecte Constant, elle se familiarise avec les thèses de l’Internationale situationniste et commence à participer aux activités du groupe2 . En histoire de l’art, raconter le parcours artistique d’une femme à travers les hommes qu’elle a croisés est une mauvaise habitude. Le procédé est l’indice récurrent d’un phallocentrisme historiographique qui relègue les femmes à la périphérie des événements (une femme n’est qu’un témoin car elle est forcément la femme d’un homme ou son assistante…). La biographie de Jacqueline de Jong, semble-t-il, résiste au processus comme l’atteste notamment son intégration officielle au sein de l’IS. Guy Debord, d’ailleurs, ne s’y trompe pas. « La Hollande est à vous ! », exhorte-t-il dans une lettre. Chargée de développer l’implantation de l’IS dans le secteur, Jacqueline de Jong devient alors l’unique membre de la section néerlandaise qu’elle dirige.
Jacqueline de Jong, Rencontre accidental, 1964, huile sur toile, 126 × 193 cm, collection Stedelijk Museum, Amsterdam, courtesy Dürst Britt & Mayhew, La Haye & Chateau Shatto, Los Angeles
Jacqueline de Jong, Le Salau et les Salopards (Bastards and Scumbags), 1966, acrylique sur toile, miroir en plastique avec cadre en bois, trois panneaux : 200,05 x 100,05 cm chaque, collection Abattoirs Musée–Frac Occitanie Toulouse, courtesy Dürst Britt & Mayhew, La Haye & Chateau Shatto, Los Angeles
Entre-temps, elle s’installe à Paris et intègre le célèbre Atelier 17 pour y apprendre la gravure. Entre 1962 et 1964, elle conçoit dans son appartement de la rue de Charonne les six numéros de The Situationist Times, qui compte parmi les revues les plus importantes d’après-guerre, tant par son contenu que par sa forme. Imprégnés par les théories du jeu (cf. Homo ludens de Johan Huizinga), la science et les cultures populaires, certains numéros sont consacrés à un concept topologique (le nœud, le labyrinthe, l’anneau). Conjointement à son activité éditoriale, Jacqueline de Jong poursuit ses recherches picturales. Elle s’affranchit peu à peu de l’influence de CoBrA, sa palette s’éclaircit, le style s’affirme, prend de la puissance, devient plus urbain, plus violent (la série des Accidental paintings débute en 1964, celle des Suicidal paintings en 1965). En contact avec le Nouveau Réalisme puis la figuration narrative et certains artistes américains comme Peter Saul, l’œuvre s’imprègne au milieu des années 1960 de culture pop (avec des références au langage télévisuel, publicitaire, cinématographique…). À cette époque, la composition picturale commence à se morceler : la surface du tableau fait l’objet d’une fragmentation topologique qui relie des espaces géographiques et temporels hétérogènes, annonçant l’amorce d’un récit, à l’instar d’une bande dessinée. Ce fractionnement participe d’une reconfiguration élargie du medium lui-même, qui acquiert peu à peu une dimension sculpturale (avec l’utilisation, par exemple, de la forme du paravent comme support de la peinture dans Le Salau et les Salopards (Bastards and Scumbags), 1966).
Jacqueline de Jong, After four hours the beans are revealing themselves, 1971, acrylique sur toile, bois, format ouvert : 54,5 x 102,5 x 3,5 cm / format fermé : 54,5 x 51 x 7,5 cm, courtesy Dürst Britt & Mayhew, La Haye & Chateau Shatto, Los Angeles
Jacqueline de Jong est contrainte de retourner s’installer à Amsterdam. Sans atelier fixe durant cette période de transit, elle conçoit les Chroniques d’Amsterdam, remarquable série peinte sur des diptyques qui, une fois refermés, deviennent des valises que l’on peut transporter facilement. Chacune d’elles constitue le fragment d’une sorte de journal de bord où se mélangent le texte et l’image, évoquant sa vie quotidienne, les événements et les changements sociaux de son époque (féminisme, libération sexuelle, Black Panthers, entre autres). Emblématiques des recherches que mène Jacqueline de Jong au fil de ses séries, les Chroniques d’Amsterdam témoignent d’une œuvre qui continue de s’envisager, aujourd’hui encore, sous le signe d’une reconfiguration permanente et libératoire des registres, des formats, des discours et des pratiques.
Gallien Déjean
Née aux Pays-Bas, Jacqueline de Jong (1939) vit et travaille entre la France et son pays d’origine. Après des expositions personnelles au Moderna Museet (Stockholm, 2012) ou aux Abattoirs Musée–Frac Occitanie Toulouse (2018), une rétrospective lui est actuellement consacrée au Stedelijk Museum (Amsterdam). Ses œuvres sont présentes dans des collections publiques en France et à l’international telles que le Cobra Museum voor Moderne Kunst (Amstelveen), le musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou, la Bibliothèque nationale de France, le Museum of Amherst University (Amherst, Massachusetts), le KunstCentret Silkeborg Bad (Silkeborg), le musée Lenbachhaus (Munich), le Henie Onstad Kunstsenter (Oslo). Ses archives sont conservées par la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de l’université de Yale (New Haven, Connecticut). Elle est représentée par la Galerie Dürst Britt & Mayhew (La Haye) et la Galerie Château Shatto (Los Angeles).