© Photo : Sean Hart
Josèfa Ntjam, Mélas de Saturne, 2020, capture d’écran du film, 14′, Courtesy Josèfa Ntjam & Sean Hart
« Trop souvent les sujets d’expérimentations, nous avons décidé de construire nos propres paysages, désaxer les regards habitués à nommer “l’autre” sans jamais le laisser s’exprimer. »
« Nous décidons la nomination par l’abstraction. Effilochage de mots revêches, bien trop digérés par le passé. Polyphème ne s’y trompa pas ; nous sommes persona. »
Josèfa Ntjam, Mami Wata On Screen, 2019, vue de l’exposition personnelle Sous La Mangrove à La Mostra de Givors, collage numérique, impression sur soie, 280 x 170 cm, 2019. Dans le cadre de la résidence de l’artiste Josèfa Ntjam avec Veduta/XVe Biennale de Lyon (2019). Courtesy Josèfa Ntjam. © Photo : Blaise Dilon
Je cite le texte écrit par Josèfa Ntjam pour son exposition Sous la mangrove à La Mostra de Givors dans le cadre de la XVe Biennale de Lyon (2019) car il me semble signifiant ici, par rapport à ce dont il est question pour ce prix : nominer, nommer, parler à la place de. Dans un lexique poreux de mots qui se répètent, s’interpénètrent – infiltration, plantes, révoltes, aquarium, détournements – émerge une voix plurielle qui parle au nom d’une identité en fiction. Nous n’a besoin ni de se définir ni de se justifier, nous dit ce qu’ils et elles désirent. Cette énonciation trouble désamorce le présupposé d’une unité de la subjectivité de l’artiste ainsi que sa position dominante comme entité productrice de signification dans l’événement de l’exposition. Chaque paragraphe réécrit le récit : il ne s’agit pas d’asseoir une légitimité en sollicitant des savoirs mais d’imaginer des possibles. En filigrane se construit la fiction d’une subjectivité alternative, un sujet pluriel, affranchi de la définition du genre ou de l’espèce, d’une partie de sa matière (en devenant « goutte »), supposant alors des percepts, des institutions, des comportements différents.
C’est cet imaginaire d’une autre expérience de l’art, conscientisé et conscientisant sur les discours de la domination, qui me porte à vouloir re-présenter le travail artistique de Josèfa Ntjam. Je vois sa pratique comme une écriture spéculative pluridisciplinaire : elle utilise souvent la science-fiction comme outil d’exploration des catégories épistémologiques de race, de genre et d’espèce et des notions d’espace et de territoire. Ainsi le monde d’Hilolombi, dans la performance Hilolombi #2 (2018-2019), décrit à travers deux points de vue qui s’entremêlent – celui d’une chercheuse spécialisée en hydraulique et celui d’un griot – une planète inconnue, découverte par les États-Unis d’Afrique, qui offrirait aux humain·e·s un autre être au monde sous une forme aqueuse ; à travers ce possible se forme une nouvelle narration de ce qui est révolu.
Josèfa Ntjam, I AM NAMELESS, 2019, vue de la performance. Dans le cadre de Allegoria Show au Kunstsenter Bergen (2019), Courtesy Josèfa Ntjam
Le télescopage de différents produits culturels, dans ses textes comme ses montages d’images imprimés sur tissu ou en format vidéo, m’évoque une « poésie en étendue », celle d’Édouard Glissant, qui se serait amarrée à l’océan des « internets » : redéployant une narration dans des savoirs établis, le travail de l’artiste est à la fois ancré dans la culture fragmentée émergée des technologies numériques et nourri par la pensée en mouvement du « Tout-monde » de Glissant, trait d’union entre poétique et éthique. Son approche fictionnelle et poétique institue un langage au pluriel qui investit l’événement du présent comme espace d’émancipation et de pensée critique.
Barbara Sirieix
Josèfa Ntjam (Metz, 1992) développe une pratique transversale, liant la vidéo, l’écriture, l’installation et le photomontage. Intéressée par l’idée de spéculation autour de l’espace, elle élabore depuis plusieurs années un travail de fictions concernant des mondes possibles, des futuribles. Elle présente aussi des lectures performées, dans l’intention d’incarner l’écriture. Son travail a notamment été montré au Hordaland kunstsenter (Bergen, Norvège), à la Biennale de Lyon 2019, à La Mostra de Givors, à l’Arnolfini – Bristol’s International’s Center for Contemporary Arts (Bristol, Grande-Bretagne), au GENERATORprojects (Dundee, Écosse), au Bootleg avec DOC! (New York, États-Unis), à la galerie Paris-Beijing (Paris), au Zentrale Pratteln (Bâle, Suisse), au Palais de Tokyo et à Bétonsalon (Paris).