Critique

Nalini Malani : une œuvre entre expérience intime et tourments de l’Histoire ?

16.12.2017 |

Nalini Malani, Remembering Mad Meg, 2007-2011, théâtre d’ombres/vidéo à trois canaux, seize projections lumineuses, quatre projections vidéo, huit cylindres rotatifs en plastique Lexan peints au revers, son, dimensions variables, vue de l’exposition Paris-Delhi-Bombay, 2011, Paris, Centre Pompidou, © Payal Kapadia

Les expérimentations vidéo et les performances de Nalini Malani, artiste pionnière et engagée de la scène indienne, sont désormais bien connues : installations monumentales et immersives mêlant peintures, projections, sons et sculptures vidéo.

La rétrospective présentée actuellement au musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou (Paris) retrace un demi-siècle de création, des photogrammes et films 16 millimètres aux « théâtres d’ombres/vidéos », en passant par la peinture et le dessin. Si l’artiste varie inlassablement supports et techniques, l’histoire de l’Inde et la violence du monde (en particulier vis-à-vis des femmes) demeurent toujours la base de ses réflexions et de son travail.

Nalini Malani : une œuvre entre expérience intime et tourments de l’Histoire ? - AWARE Artistes femmes / women artists

Nalini Malani, Utopia, 1969-1976, film noir et blanc 16 mm et film d’animation image par image en couleur 8 mm, transférés sur support numérique, double projection vidéo, 3’49’’, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne, Paris, © Photo : Nalini Malani

Née en 1946 à Karachi, ville alors située dans l’Empire britannique des Indes, Nalini Malani doit fuir avec toute sa famille à Calcutta puis à Bombay lors de la partition des Indes en 19471. Victime d’une grande précarité et plongée dans des langues et cultures inconnues, l’artiste nourrit longtemps sa pratique de cette expérience traumatique et de ce déracinement. Elle engage également, à partir des années 1970, une réflexion sur la guerre, le nationalisme indien qui exploite les croyances populaires et la place des femmes dans un contexte d’exode rural et d’expansion des villes, adoptant un point de vue délibérément humaniste et internationaliste.

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Nalini Malani, Hamletmachine, 2000, pièce de théâtre-vidéo à quatre écrans, son, 20’’, trois projecteurs vidéo sur écrans, 330 x 440 cm chacun, projection vidéo sur plateforme de sel blanc, 360 x 270 cm, sol réfléchissant noir, © Arario Gallery

L’engagement politique et résolument féministe

Bien qu’elle ne soit ni tout fait chronologique ni tout à fait thématique, la rétrospective du musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou s’ouvre sur les premiers travaux réalisés par Nalini Malani entre 1969 et 1976, notamment lors de sa participation à l’atelier Vision Exchange Workshop (VIEW), à Bombay, puis lors de son séjour parisien. Une série de films en noir et blanc ainsi que des photogrammes ou photomontages soulèvent des questions relatives au tiers-monde, aux luttes anti-impérialistes ou encore aux ségrégations et aux interdits qui pèsent sur les femmes. L’exposition met en lumière cette prise de parole avant-gardiste ; Utopia (1969-1976), par exemple, se présente sous la forme d’une double projection : un film montrant l’enthousiasme et l’espoir donnés aux classes moyennes par le modernisme de Nehru au cours des années 1960 est confronté à une vidéo, réalisée après l’emménagement de l’artiste dans un immeuble ordinaire de la banlieue de Bombay, qui témoigne quant à elle de la désillusion qui a suivi ce rêve, de la dystopie urbaine des années 1970.

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Nalini Malani, All We Imagine as Light. The City from Where No News Can Come, 2016, tondo peint au revers, Ø 112 cm, © Anil Rane

La quête de formes plurielles

Les années 1990 marquent le début de nouvelles expérimentations pour Nalini Malani et la volonté d’exprimer au mieux les sujets qui lui tiennent à cœur afin de s’adresser à un public plus large. L’artiste collabore alors à des projets théâtraux où se mêlent peintures, vidéos, jeux sonores et performances. Elle réalise de gigantesques installations intitulées Théâtres d’ombres/vidéos dans lesquelles des images sont projetées à travers des cylindres transparents, peints au revers et en rotation, alors que différentes lumières et des effets sonores contribuent également à intégrer pleinement le spectateur au spectacle. Au centre de l’exposition, le musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou expose ainsi Remembering Mad Meg (2007-2017), une installation inspirée de la peinture de Pieter Bruegel l’Ancien, Margot la Folle (vers 1562), dans laquelle une armée de femmes décide de piller l’enfer. Nalini Malani y dénonce les exactions religieuses et politiques qui touchent la population indienne et dont les femmes sont les premières cibles, subissant sévices et viols. Au début des années 2000, l’artiste développe par ailleurs le concept de « pièce vidéo » et crée Hamletmachine, inspiré de la pièce de théâtre du dramaturge Heiner Müller. Le personnage d’Hamlet, interprété par le danseur de butô Harada Nobuo, devient dans son œuvre la métaphore de l’État indien, incertain quant à son orientation sociopolitique et économique.

L’exposition est également l’occasion pour l’artiste de revenir sur le dessin et la peinture qui demeurent à la base de son travail. Nalini Malani dévoile ainsi ses dernières peintures, All We Imagine as Light (2000)2, dans lesquelles elle déploie le récit pluriel de différents personnages aux expressions douloureuses évoquant, à travers les onze panneaux peints d’un polyptyque, la violente séparation du Cachemire.

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Nalini Malani, Nalini Malani Working on an In Situ Drawing, Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, 2010, © Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne

Pour compléter cet aperçu de son travail et parallèlement à l’exposition organisée au Centre Pompidou, la galerie Lelong donne à voir, à Paris (12 octobre-25 novembre 2017), une série de portraits intitulée People Come and Go dans laquelle Nalini Malani se remémore des personnes qu’elle a rencontrées dans son quartier à Bombay entre 1978 et 2002. Visions fugaces et figures aux traits effacés, comme surgies d’un rêve, prennent alors forme dans son esprit et sur le papier. Un deuxième volet de la rétrospective du Centre Pompidou sera présenté au Castello di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea, Rivoli-Torino, du 27 mars au 22 juillet 2018.

 

Nalini Malani. La rébellion des morts, rétrospective 1969-2018, du 18 octobre 2017 au 8 janvier 2018 au musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou (Paris, France).

1
En 1947, le partage de l’Empire colonial britannique des Indes aboutit à la création de deux États indépendants : le Pakistan, à majorité musulmane, et l’Inde, à majorité hindoue. Cette partition entraîne de violents conflits (notamment dans la région du Cachemire) et le déplacement de millions de personnes.

2
Le titre de la série est inspiré d’un poème de l’écrivain cachemiri Agha Shahid Ali qui figure dans le recueil The Country without a Post Office (1997).

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Pour citer cet article :
Marie Perennès , « Nalini Malani : une œuvre entre expérience intime et tourments de l’Histoire ? » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 16 décembre 2017, consulté le 29 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/nalini-malani-oeuvre-entre-experience-intime-tourments-de-lhistoire/.

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