Kara Walker, The moral arc of history ideally bends towards justice but just as soon as not curves back around toward barbarism, sadism, and unrestrained chaos, 2010, graphite et pastel sur papier, 182,9 x 289,6 cm, Courtesy of Sikkema, Jenkins & Co., New York, © Kara Walker
Lanternes magiques ? Scènes d’horreur et de plaisirs coupables, plus effroyables que les plus cruels des contes de fées. Des milliers de petits dessins entre surréalisme et journaux satiriques. Un prix prestigieux. Une controverse. De mauvais jeux de mots. Des livres. Des films. Une rétrospective. D’immenses dessins chaotiques aux allures expressionnistes. De très mauvais jeux de mots, encore. De nouveaux scandales. Un Sphinx en sucre. Des centaines d’interviews, d’expositions.
Kara Walker, The Moral arc of history ideally bends towards justice but just as soon as not curves back around toward barbarism, sadism, and unrestrained chaos, 2010, graphite et pastel sur papier, 182,9 x 289,6 cm, Courtesy of Sikkema, Jenkins & Co., New York, © Kara Walker
Tout cela en vingt ans : de son exposition au Drawing Center de New York en 1994 à ses deux dernières expositions chez Victoria Miro en 2015, l’œuvre de Kara Walker a navigué entre quantité de médiums, tout en restant cohérente à un programme antiraciste et antisexiste. Cette œuvre propose une variation sur le rapport entre violence et représentation.
Réactivation et détournement politique d’un genre mineur : la silhouette
Walker est devenue célèbre pour des installations comme Gone, A History of a Civil War as It Occurred Between the Dusky Thighs of One Young Negress and Her Heart (1994), parodie du célèbre Autant en emporte le vent. Le sentiment de déjà-vu du regardeur face à ce qui ressemble à des ombres chinoises est détrompé lorsque l’on comprend en s’approchant qu’il s’agit de formes découpées dans du papier noir, lesquelles, une fois collées à la cire, deviennent si planes que le papier semble « disparaître » dans le mur1. La dimension grotesque des personnages et de leurs actions, conjointe au geste de la découpe des figures de leur fond noir, attaque l’idée même de représentation de l’histoire et de la mémoire de l’esclavage. L’artiste cite, parmi les éclectiques sources des installations de silhouettes, la peinture d’histoire2 : ainsi, il ne s’agit rien moins que d’enlever des figures à leur fond par le geste violent de la découpe.
Les installations détournent la fonction initiale de la silhouette, qui faisait office de portrait à la fin du XVIIIe siècle et à l’ère romantique. Les silhouettes de Walker « visent à suggérer qu’elles capturent les contours de modèles en chair et en os3 », mais elles sont de véritables simulacres, des copies de portraits sans modèles. Aux modèles, Walker substitue des stéréotypes. Très vite, ils relient le travestissement de l’histoire de l’esclavage à la violence symbolique. En effet, les personnages que l’on lira comme « esclaves » (donc noirs) sont empruntés aux caricatures racistes (sous forme d’images ou de bibelots) qui envahirent la culture visuelle américaine après la fin de la guerre de Sécession, alors que le mythe du raffinement et du Vieux Sud où maîtres et esclaves vivaient dans l’harmonie et la douceur, s’enracinait dans la culture américaine4.
Kara Walker, Gone, An Historical Romance of a Civil War as it Occurred between the Dusky Thighs of One Young Negress and Her Heart, 1994, papiers découpés sur le mur, installation, dimensions variables, approx. 396,2 x 1524 cm. Vue de l’installation : Selections 1994. The Drawing Center, New York, 1994. Photo : Orcutt Photo. © Kara Walker, image courtesy of Sikkema, Jenkins & Co., New York
Le détourage du profil – la silhouette – avait servi dès la fin du XVIIIe siècle la physiognomonie, pseudoscience mise à contribution pour l’élaboration des théories des prétendues inégalités raciales5 . Mais aussi et peut-être surtout, par leur ressemblance à des ombres, les silhouettes de Walker introduisent l’ombre comme double maléfique du sujet. Or, comme l’a souligné le philosophe Lewis Gordon, le double négatif contre lequel s’est construit le sujet moderne des Lumières, c’était précisément la figure du Noir, dont l’historien Cedric Robinson signale qu’il s’agit d’une construction purement occidentale6 .
Pour Walker, imprégnée de l’art conceptuel d’Adrian Piper mais férue de peinture à l’huile, la silhouette fut une prise de position. Le début des années 1990 est marqué par le rejet de la peinture. La période faste des années 1980, caractérisée aux États-Unis par une réaction sociopolitique et esthétique avec la résurgence de positions néoromantiques passablement machistes focalisées sur la peinture figurative, dans un contexte de spéculation accrue sur les œuvres, laissait la place, après une crise financière et une rétraction du marché de l’art, à des pratiques centrées sur des moyens et des formes pauvres, souvent tributaires de préoccupations fortes pour la politique de l’identité, dans un moment d’élargissement de la scène artistique aux minorités7 . Dans ce contexte, la peinture à l’huile était regardée comme le véhicule et garant d’un ordre social conservateur8 . L’artiste elle-même associait ce médium à une logique patriarcale qui l’aurait reléguée « à la marge9 ». Or les silhouettes empruntent aussi leur disposition spatiale immersive au cyclorama – peinture panoramique circulaire rendue obsolète par le cinéma, visant à donner une expérience immersive d’un événement historique10 . Walker assimile ce type d’immenses peintures murales grandiloquentes et la silhouette à des genres artistiques mineurs11 . Leur fusion lui permettait de critiquer un genre dominant à partir de médiums marginaux.
Kara Walker, That Thing, 2005, crayon sur papier, 55,9 x 76,2 cm. © Kara Walker. Images courtesy of Sikkema Jenkins & Co., New York
Des stratégies anachroniques pour pointer des questions actuelles
L’anachronisme est le principe structurant des silhouettes de Walker, qui les a conçues du point de vue fictif d’une femme noire « quelque cent cinquante ou deux cents ans plus tôt », qui n’aurait eu qu’un accès très limité à des formes d’expression artistique12 . Le médium fait donc apparaître les limitations implicites circonscrivant la pratique des artistes femmes de couleur des années 1990. Les titres des œuvres, qui référencent souvent l’artiste comme la « Négresse », soulignent son positionnement ironique, exagérant les attentes stéréotypées vis-à-vis des artistes des minorités. En outre, l’artiste a d’emblée associé les silhouettes au blackface13 : les silhouettes rendaient tous les modèles noirs, ce que Walker relie au désir larvé et ambigu de « devenir noir » dans la culture occidentale, mais qui participe aussi de la stratégie de positionnement de la plasticienne sur une scène où la majorité blanche attendrait d’elle qu’elle explore son « identité noire ». Ses titres comiquement sensationnalistes mettent en avant la dimension « artificielle14 », ou l’aspect performatif, d’une telle posture15.
L’art de Walker ne se préoccupe donc pas du passé ou de l’esclavage16 . Il ne s’agit pas de faire un travail d’historienne ou de réparer un passé traumatique, comme Fred Wilson dans Mining the Museum (1993)17 . Selon l’historien d’art Darby English, les installations donnent l’illusiond’être « des images de l’esclavage » ; il s’agit de faire éclater la possibilité même de la représentation, en suggérant que la mémoire de l’esclavage a été recouverte et irrévocablement transformée par ses représentations18 .
Kara Walker, Nina Simone, 2010, encre sur papier, transfert unique, 151,1 x 183,5 cm. © Kara Walker. Image courtesy of Sikkema Jenkins & Co., New York
Kara Walker, Augusta Savage, 2010, encre sur papier, transfert unique, 110,8 x 183,5 cm. © Kara Walker. Image courtesy of Sikkema Jenkins & Co., New York
Représentations meurtrières
Les silhouettes abordent autant la violence symbolique des représentations de l’esclavage que leurs conséquences dans les consciences contemporaines, à savoir l’impact réel des images et des représentations. Elles reflètent le mouvement de va-et-vient entre les représentations mentales et les représentations concrètes, visuelles, qui infectent le quotidien19 . Elles illustrent ce phénomène en ne révélant « l’identité » des personnages que si l’on accepte d’identifier leur profilracial20 (nez pointu = « blanc », bouche lippue = « noir »), c’est-à-dire de reconnaître que l’on sait lire les signes de la réduction des individus à des caricatures. En cela les silhouettes sont profondément conceptuelles puisqu’elles doivent être activées, non seulement par l’acte de perception, mais aussi par l’histoire personnelle et la position sociale du regardeur21.
Au vu de la richesse sémantique et historique des installations, on comprend qu’il ait été difficile de ne pas y réduire son œuvre. Pourtant la majorité des créations de Walker analyse le poids mortifère des représentations. Ainsi, dès 2007, la plasticienne présentait une série intitulée Search for Ideas supporting the Black Man as a Work of Modern Art – Contemporary Painting. A death without end: an appreciation of the Creative Spirit of Lynch Mobs, comprenant cinquante-deux textes tracés à l’encre sumi sur papier disposés à la manière d’une grille minimaliste22, interjections et monologues intérieurs ultra-violents dans le langage employé (souvent vulgaire) et les actions décrites (viol, excision, meurtre, torture, expropriations). Walker avait réalisé cette série en réponse aux images de la torture des prisonniers irakiens dans la prison d’Abu Ghraib, diffusées sur Internet deux ans plus tôt. Face à ces images ultravisibles, Walker préférait substituer du texte : un corps noir métaphorique pour renvoyer à la violence faite à l’ennemi racialisé (et en anglais américain, un des termes péjoratifs pour désigner les Arabes est celui de « sand nigger ») – le noir répondant ici à sa définition occidentale raciste d’Autre absolu.
Kara Walker, From: Sugar Makes This World, 2013-14, encre, peinture à l’eau et mine de plomp sur papier, Un exemplaire d’une série de 19. 11.75 x 8.25 inches (29.8 x 21 cm) © Kara Walker. Images courtesy of Sikkema Jenkins & Co., New York
Pour en finir avec la controverse Kara Walker
Penser l’œuvre de Walker comme une critique de la représentation et de la violence de la représentation, permet aussi de comprendre la controverse qui a marqué son parcours au point d’être mentionnée dans quasiment toutes les exégèses de son travail23 . En 1997, une campagne de lettres avait été adressée par l’artiste Betye Saar pour faire interdire l’exposition d’œuvres de Walker, puis soutenue par l’artiste Howardena Pindell24 . Walker était accusée de perpétuer les représentations négatives des Afro-Américains et de salir la mémoire des esclaves en tout opportunisme ou inconscience. Il est certain que le caractère exceptionnel de l’ascension artistique de Walker dans les années 1990, qui rappelait celle de Jean-Michel Basquiat, trahissait en creux le manque d’ouverture du monde de l’art établi aux artistes issu-e-s des minorités25 . La question de la représentation devenait sociopolitique, montrant que pour tout-e artiste issu-e d’une minorité sociale existe une exigence de représentation de tout le groupe auquel il/elle est identifié-e. Et la controverse a révélé ce que l’historien de l’art Hal Foster décrivait dans « L’artiste en tant qu’ethnographe » comme le fait de reléguer aux artistes issu-e-s des marges (sociales ou géopolitiques), la responsabilité du propos politique26.
La position spécifiquement minoritaire de Walker en tant que femme noire a probablement aussi pesé dans ce cas27. L’omniprésence d’images à caractère explicitement sexuel dans son œuvre est peut-être une des raisons pour laquelle « la controverse » a été aussi virulente – la question de la représentation de la sexualité des femmes noires étant compliquée par l’occultation de leur exploitation sexuelle, conjointe à l’élaboration de la fiction de leur sexualité hors normes28. L’historienne de l’art Lisa Gail Collins nous rappelle ainsi que la nudité féminine noire fut longtemps un problème dans l’art : en général absente du canon29, si elle était représentée, cela revenait à reconduire l’image hypersexualisée des femmes noires qui avait servi à légitimer le viol systématique sous l’esclavage – et le colonialisme30. Dans ce contexte, la redéfinition de la féminité noire (socialement acceptable, donc bourgeoise et hétérosexuelle) par les femmes afro-américaines impliquait une large part de déni du corps31. Selon le critique Hilton Als, il aurait fallu attendre la photographie de Michelle Obama à l’investiture du 44e président américain (2008) pour mettre une fin iconographiquement officielle à la « mortification » du corps noir féminin32. Or les créations de Walker présentent beaucoup d’images de femmes noires préoccupées par la quête du plaisir. S’il n’est jamais question du corps de l’artiste, ni même d’autoportraits, on peut tout de même penser que c’est la représentation de la sexualité par une femme noire qui a pu faire scandale. D’autant plus que la sexualité présentée est souvent contradictoire, perverse – comme le montre That Thing (2006). Pourtant, l’usage de la sexualité chez Walker remplit une fonction largement allégorique : dans ce dessin d’un mauvais goût affiché, l’activité de la figure féminine renvoie avant tout à la dimension masturbatoire des ruminations sur le passé et l’histoire.
Kara Walker, A Subtlety, or the Marvelous Sugar Baby, an Homage to the unpaid and overworked Artisans who have refined our Sweet tastes from the cane fields to the Kitchens of the New World on the Occasion of the demolition of the Domino Sugar Refining Plant, 2014, mousse de polystyrène, sucre. Environ 426 x 312 x 906 inches (1,082 x 792.5 x 2,301.2 cm) Un projet de Creative Time. Domino Sugar Refinery, Brooklyn, NY, May 10 – July 6, 2014 Photo: Jason Wyche © Kara Walker. Image courtesy of Sikkema Jenkins & Co., New York
Kara Walker, A Subtlety, or the Marvelous Sugar Baby, an Homage to the unpaid and overworked Artisans who have refined our Sweet tastes from the cane fields to the Kitchens of the New World on the Occasion of the demolition of the Domino Sugar Refining Plant, 2014, mousse de polystyrène, sucre. Environ 426 x 312 x 906 inches (1,082 x 792.5 x 2,301.2 cm) Un projet de Creative Time. Domino Sugar Refinery, Brooklyn, NY, May 10 – July 6, 2014 Photo: Jason Wyche © Kara Walker. Image courtesy of Sikkema Jenkins & Co., New York
Vers une réécriture afroféministe de l’histoire mondiale
L’art de Walker doit donc se penser en termes afroféministes. La série de textes en monotypes (2010), extraits de sources diverses sur Internet (notamment Wikipédia), aborde le problème des femmes dites représentatives : les précédents, des figures d’identification pour une artiste femme noire célèbre comme Walker33. Parmi ce panthéon figure une seule plasticienne, la sculptrice Augusta Savage (1892-1962), à côté de Billie Holiday ou Nina Simone. La sélection de figures historiques plutôt qu’actuelles n’esquissent pas un retour du passé dans le présent, puisque les textes de Wikipédia sont récents, mais souligne que le misérabilisme et le voyeurisme à l’œuvre dans l’historiographie de ces artistes est un rappel du poids actuel de la race et du genre dans la réception de l’art.
À cela s’articule la réflexion de Walker sur une histoire – et une actualité – mondialisées. Cet aspect de l’œuvre s’est renforcé au cours des années 2000 et 2010, avec un intérêt pour des thématiques de moins en moins spécifiquement américaines. L’installation éphémère à la Domino Sugar Factory (sur une commande de Creative Time), A Subtlety or The Marvelous Sugar Baby34 (2014) consistait en une Sphinge monumentale recouverte d’une solution de sucre blanc, aux traits d’une nourrice noire stéréotypée, flanquée de bonshommes en caramel un peu plus petits que les spectateurs adultes. Réalisée à partir de recherches sur l’histoire de la culture de la canne à sucre, l’installation, fortement odorante et physiquement volatile, dénonçait l’effacement systématique des esclaves noirs de l’écriture de l’histoire de la modernité occidentale : pas d’esclaves, pas de manne sucrière pour les puissances occidentales ; pas de profits coloniaux, pas de Révolution – américaine ou française35. Et le fait d’avoir choisi les traits d’une femme noire qui montre son postérieur, rappelle que c’est aussi sur la double exploitation (laborieuse et sexuelle) des femmes de couleur que se sont bâtis les empires. En même temps le choix du stéréotype et la position scandaleuse véhiculent l’humour comme instrument de la distance face au fardeau du trauma – une constante dans l’œuvre de Walker.
Vanina Géré, Norma de Vincenzo Bellini au Teatro La Fenice, Venice Italy. Un projet spécial de la 56e Exposition internationale d’art contemporain – la Biennale di Venezia. May 20 – June 6, 2015. Directeur, directeur artistique, création costumes: Kara Walker. Directeur associé: Ann-Christin Rommen, Courtesy of Sikkema Jenkins & Co., New York, © Photo: Lucie Jansch © Kara Walker
Que Walker ait choisi, sur l’invitation du curateur Okwui Enwezor à la 56e Biennale de Venise, de resituer l’opéra de Vincenzo Bellini dans l’Afrique subsaharienne coloniale s’inscrit dans cette vision d’une histoire mondialisée. La pièce du dramaturge français romantique Alexandre Soumet dont fut tiré le livret de Felice Romani, allait puiser dans un passé gaulois mythique pour inventer des racines glorieuses au nationalisme français, tandis que Romani utilisait ce dernier en miroir de la construction du nationalisme italien. Or ces nationalismes aux sources légendaires vinrent soutenir, à la fin du XIXe siècle, l’impulsion colonialiste européenne. Faire de Norma une Africaine colonisée résonne donc particulièrement avec les fondements idéologiques de l’opéra. Norma atteste donc l’une des nombreuses forces de l’œuvre de Walker : sa capacité à manipuler librement les représentations établies et les mythes de l’identité collective.
Toutes les traductions ont été réalisées par l’autrice.
Vanina Géré, ancienne élève de l’ENS-Lyon, Global Visiting Scholar à NYU, est diplômée de l’université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (2012). Sa thèse de doctorat portait sur l’œuvre de la plasticienne américaine Kara Walker (prix de la Chancellerie des universités de Paris 2013). Spécialiste d’art contemporain américain, V. Géré enseigne l’histoire des arts à l’École supérieure d’art et de design à Nancy ; elle exerce une pratique de critique d’art et de traduction d’écrits sur l’art.