Photographe inconnu·e, Julia Chambi López dans le studio photographique, Cusco, Pérou, 2000, photographie imprimée, Collection de María Isabel Chacón Chambi
Dans le Pérou de la seconde moitié du xxe siècle, malgré certaines avancées en matière d’égalité des genres, les artistes femmes étaient largement reléguées au rang d’amatrices ou de simples passionnées1. Dans le sud du pays en particulier, lorsqu’on analyse l’histoire des arts visuels, les artistes femmes sont peu reconnues et leur œuvre invisibilisé2, le système artistique dominé par les hommes ayant systématiquement marginalisé leurs contributions3. Cette invisibilisation rend aujourd’hui difficile la reconstitution de leurs parcours et de leur héritage matrimonial. Je mets ici en lumière le cas de ma grand-tante – Julia Chambi López (1919-2003), première photographe d’ascendance autochtone (quechua) du Pérou – et de ses archives4.
Photographe inconnu·e, Julia Chambi, photographe, Cusco, Pérou, Années 1950, Photographie imprimée, 10×15 cm, Collection de María Isabel Chacón Chambi
Julia Chambi López, Sans titre, Cusco, Pérou, Années 1960, Diapositive couleur numérisée
Julia Chambi López, Sans titre, Cusco, Pérou, Années 1960, Diapositive couleur numérisée
J. Chambi López est née à Sicuani (région de Cusco). Elle est la fille de Manuela López et Martín Chambi Jiménez (1891–1973), l’un des premiers grands photographes autochtones latino-américains. Elle entame très tôt son activité photographique, d’abord dans le cadre du studio paternel, puis au sein de l’équipe graphique de divers organes de presse, où elle commence à construire son propre portfolio. Au-delà de son travail photographique, J. Chambi López s’affirme comme activiste culturelle et joue un rôle important dans la promotion des expressions artistiques de la région de Cusco. Son engagement culmine quand, en 1974, elle est nommée adjointe à la culture de la municipalité de Cusco. Dans les années 1970, elle prend la direction du studio photographique Chambi, en poursuit l’activité commerciale, et œuvre à la mise en valeur du fonds de plus de 40 000 images légué par Martín Chambi.
La production photographique de J. Chambi López s’étend de 1940 à 2003, soit 63 ans. Elle mêle le genre documentaire, la photographie commerciale, le photojournalisme, la photographie sociale et la photographie d’art – auxquels s’ajoute un important ensemble de portraits peints. J. Chambi López a documenté de manière exhaustive les traditions culturelles et costumes quechuas, les sites archéologiques, les villages, l’architecture urbaine et les manifestations collectives de la région. Son travail couvre les départements de Cusco, d’Arequipa et de Puno, au sud du Pérou ; ainsi que, dans le reste du pays, les villes d’Ayacucho, d’Iquitos et de Lima. Elle photographie également Buenos Aires et La Paz entre 1960 et 1970 ; dans les années 1980 et 1990, à l’occasion d’expositions des œuvres de son père, elle visite Bogotá, Madrid, Barcelone et Paris, où elle produit également des images. Jusqu’à quelques mois avant son décès en 2003, à l’âge de 84 ans, J. Chambi López demeura une fervente défenseure de la photographie, des arts andins et de l’héritage de son père, de sa famille et sa communauté.
Photographies des archives de Julia Chambi López, Cusco, Pérou, 2024, © photo : Claudia Holgado Chacón
Photographies des archives de Julia Chambi López, Cusco, Pérou, 2024, © photo : Claudia Holgado Chacón
Photographies des archives de Julia Chambi López, Cusco, Pérou, 2024, © photo : Claudia Holgado Chacón
Photographies des archives de Julia Chambi López, Cusco, Pérou, 2024, © photo : Claudia Holgado Chacón
Au décès de J. Chambi López, ses archives personnelles – qui contiennent plus de 36 000 images – sont restées sous la garde de sa famille proche. Sa sœur Mery Chambi López et sa nièce (ma mère) María Isabel Chacón Chambi ont géré pendant plus de vingt ans les photographies, les documents et les souvenirs accumulés par J. Chambi López au cours de sa vie ; elles ont également veillé à perpétuer les connaissances qu’elle avait acquises sur la photographie et la gestion d’archives. J. Chambi López, dont je me rappelle la présence dès mes premiers souvenirs d’enfance, est pour moi un exemple à suivre ; non seulement pour sa passion pour l’art photographique, mais également pour son engagement en faveur de la préservation de l’héritage du patri·matrimoine familial. Afin d’honorer sa mémoire, j’ai proposé à ma mère et à ma grand-mère d’entamer un projet de protection et de diffusion de sa vie et de ses archives, auquel la famille a souscrit avec beaucoup d’émotion, résolue à faire vivre son héritage.
En Amérique latine, et en particulier au Pérou, les fonds destinés à la protection du patrimoine photographique et à la recherche en arts visuels sont réduits ; c’est pourquoi cette initiative du fonds d’archives Julia Chambi López a pris forme de manière empirique, intuitive et autogérée. La première étape consista à mener l’enquête sur la vie de J. Chambi López, par des entretiens avec les membres de ma famille proche et ses ami·es. Les informations recueillies m’ont permis de rédiger une brève biographie, qui faisait jusque-là défaut. J’ai ensuite partagé les résultats de mes recherches à l’occasion de conférences dans divers espaces photographiques pédagogiques, où le hasard m’a fait rencontrer plusieurs personnes disposées à soutenir le projet et à le faire profiter de leur expérience en matière de gestion culturelle ou de conservation des archives. Après diverses consultations et m’étant formée5 sur le sujet, j’ai dessiné les bases du projet autour de trois axes d’action : la conservation, la recherche et la diffusion de l’histoire et des archives de J. Chambi López. Bien que notre objectif premier soit la conservation du matériau photographique – majoritairement composé de pellicules sur acétate de cellulose, très sensibles au vieillissement –, la recherche et la diffusion nous permettront d’engager des collaborations nécessaires à la viabilité économique du projet.
N’étant pas parvenu·es à réunir le financement nécessaire à la conservation des archives photographiques, nous avons décidé de nous tourner vers des fonds de création audiovisuelle afin de réaliser un documentaire biographique. En 2023, avec le soutien de la cinéaste Andrea Quiroz, nous avons obtenu une bourse du ministère de la Culture péruvien (Estímulos para el Desarrollo Audiovisual) et remporté le Concurso Anual de Proyectos de Creación de la Pontificia Universidad Católica del Perú (PUCP) pour le projet Julia se revela (un titre qui joue sur le double sens de se revela – à la fois « se révéler » et « développer un film »). Ces soutiens nous ont permis de produire un moyen-métrage documentaire6, de poursuivre nos recherches et enfin de réaliser l’inventaire et le diagnostic préliminaire des archives photographiques, étape essentielle, préalable à tout processus de sauvegarde. La même année, j’ai présenté notre travail lors du symposium « On the Edge of Visibility », organisé par AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions et le Women Photographers International Archive (WOPHA) en partenariat avec le Pérez Art Museum Miami (PAMM), grâce auquel j’ai par la suite obtenu la bourse de recherche WOPHA au début de l’année 2024. Ce financement m’a permis d’approfondir mes recherches sur la biographie de J. Chambi López et d’acquérir une partie du matériel et des équipements techniques nécessaires pour l’inventaire et le diagnostic des archives photographiques.
Exemple de restauration d’une diapositive des archives Julia Chambi López, 2024
Photographies du travail de conservation des archives de Julia Chambi López, Cusco, Pérou, 2024, © photo : Manuel Galindo
Vue de l’exposition, Julia Chambi López au Museo Machu Picchu – Casa Concha, Cusco, Décembre 2024 – Février 2025
Vue de l’exposition, Julia Chambi López au Museo Machu Picchu – Casa Concha, Cusco, Décembre 2024 – Février 2025
Vue de l’exposition, Julia Chambi López au Museo Machu Picchu – Casa Concha, Cusco, Décembre 2024 – Février 2025
Vue de l’exposition, Julia Chambi López au Museo Machu Picchu – Casa Concha, Cusco, Décembre 2024 – Février 2025
Vue de l’exposition, Julia Chambi López au Museo Machu Picchu – Casa Concha, Cusco, Décembre 2024 – Février 2025
Le processus d’inventaire et de diagnostic a établi que les archives de J. Chambi López contiennent environ 36 000 photographies, divisées en neuf ensembles distincts : des diapositives couleur, produites entre 1950 et 1990 ; des négatifs noir et blanc de moyen format (6 x 6 cm), datés de 1940 à 1970 ; des négatifs noir et blanc au format 35 mm, de 1960 à 1980 ; des négatifs couleur au format 35 mm, de 1980 à 1990 ; des impressions photographiques noir et blanc de divers formats, réalisées entre 1940 et 1990 ; des impressions photographiques couleur de divers formats, réalisées entre 1970 et 1990 ; des photographies coloriées à la main, réalisées entre 1950 et 1970 ; des albums photographiques ; et un ensemble de documents divers (notes, catalogues d’exposition, lettres, etc.). Le diagnostic a également révélé qu’une grande partie du matériel photographique était en bon état, mais exigeait un dépoussiérage et l’élimination d’éventuels résidus biologiques provoqués par les changements de température ou le lieu de stockage. Cet audit a également mis en évidence la nécessité de restaurer les boîtes où sont entreposés les négatifs, vieilles de soixante ans et non exemptes de traces d’acides. L’équipe chargée du processus est, en 2024, composée de deux anthropologues, d’une archiviste professionnelle et de plusieurs membres de la famille Chambi López, collaborateur·rices permanent·es du projet. Leurs travaux ont permis d’établir les protocoles de conservation, en cinq étapes : 1) réaliser un diagnostic et un inventaire de chacun des neuf ensembles ; 2) former en continue les membres de l’équipe ; 3) nettoyer et stabiliser les photographies ; 4) numériser les photographies ; et enfin 5) réaliser le catalogue des photographies et restaurer leur emballage ou leur couverture. Cette approche systématique garantit que les archives de J. Chambi López soient protégées, tout en restant accessibles pour la recherche et l’engagement du public. En janvier 2024, grâce au soutien de la chercheuse argentine Julieta Pestarino, nous avons obtenu le Visual Art Grant du Goethe-Institut, en Allemagne, qui nous a permis d’entamer les travaux de conservation de la collection de diapositives couleur. Ce soutien nous a également permis d’acquérir des boîtes de stockage et des matériaux de conservation spécialisés pour la collection de diapositives, et de suivre un programme de formation sur leur nettoyage. À ce jour, nous sommes parvenu·es à restaurer 300 diapositives, marquant une étape importante dans la préservation de cette part précieuse de l’œuvre de J. Chambi López. Enfin, nous lui avons dédiée une exposition monographique au Museo Machu Picchu – Casa Concha de Cusco, de décembre 2024 à février 2025. Celle-ci a présenté plus de 150 photographies et était accompagnée de textes bilingues en espagnol et en quechua.
Cependant, notre travail est loin d’être achevé : nous poursuivons la restauration de la collection de diapositives et recherchons activement des financements pour préserver les autres collections d’archives photographiques en notre possession. La préservation du travail de J. Chambi López et de sa mémoire est aujourd’hui pour nous une tâche essentielle, nécessaire à la construction de l’histoire des Péruviennes dans l’art et la culture – une grande partie du travail de recherche et de conservation est encore devant nous. Dépositaire actuelle de ce matériau, je me suis engagée à poursuivre ce travail, afin de transmettre aux générations futures le regard de J. Chambi López, et à ce qu’elles puissent trouver dans son histoire une source d’inspiration.
Claudia Holgado Chacón est titulaire d’un master en arts visuels et éducation (Universidad de Barcelona), d’une licence de communication (Pontificia Universidad Católica del Perú, PUCP) et diplômée d’une maîtrise de photographie documentaire du Centro de la Imagen de Perú. Elle est chercheuse et gestionnaire culturelle, spécialiste de l’histoire de la photographie andine et des projets photographiques participatifs. Elle a obtenu le fonds CAP-Creación de la PUCP (2022), la bourse de recherche du Women Photographers International Archive (WOPHA) et du Visual Art Fund du Goethe-Institut, en Allemagne (2024). Elle enseigne actuellement au département de communication de l’université pontificale catholique du Pérou et a la charge du fonds d’archives Julia Chambi López, à Cusco.