Entretiens

Danièle Kapel-Marcovici, l’art de l’engagement

22.07.2022 |

Portrait de Danièle Kapel-Marcovici devant l’œuvre Forêt 12 d’Eva Jospin, 2019 © Rémy Deluze

Mécène et collectionneuse, passionnée par la sculpture et l’abstraction, féministe, Danièle Kapel-Marcovici ne fait rien sans engagement et sans art. La création contemporaine s’invite partout dans sa vie. Tout d’abord, dans les collections de RAJA, entreprise spécialiste de l’emballage carton fondée par sa mère à Paris en 1954 et devenue, depuis qu’elle en est la PDG, un groupe européen leader du marché des fournitures. Depuis 2011, la cheffe d’entreprise et esthète partage également ses découvertes artistiques avec le grand public au sein de la fondation Villa Datris, acronyme formé à partir des premières lettres de son prénom et de celles de feu son compagnon Tristan Fourtine, avec qui elle a créé ce lieu dédié à la sculpture contemporaine à L’Isle-sur-la-Sorgue, dans le Vaucluse. Les femmes et la lutte pour leurs droits et l’égalité des chances occupent toujours une place de choix dans les projets de Danièle Kapel-Marcovici – comme le montrent ses multiples actions de solidarité à travers le monde au sein de sa fondation RAJA-Danièle Marcovici, créée en 2006, ou les prises de position de ses expositions. Sa dernière en date, Toucher Terre, l’art de la sculpture céramique qui présente plus de cent artistes – parmi lesquels autant de femmes que d’hommes –, est un nouveau témoignage de son engagement.

Danièle Kapel-Marcovici, l’art de l’engagement - AWARE Artistes femmes / women artists

Ghada Amer, Sans titre, 2021, bronze, collection RAJA Art © ADAGP, collection RAJA Art

Marion Vignal : L’art contemporain s’invite partout autour de vous, dans vos bureaux chez RAJA, à la fondation Villa Datris, dans vos lieux privés… Quand l’art est-il entré dans votre vie ?

Danièle Kapel-Marcovici : Il n’y a pas eu un moment précis. L’art a toujours été présent. Ma mère aimait le design : le mobilier de notre maison venait de chez Knoll, notre table de salle à manger était signée Eero Saarinen. Ma mère aimait aussi beaucoup les bijoux contemporains. Tout cela est venu progressivement, au fur et à mesure de la croissance de l’entreprise familiale. J’ai baigné dans cette ambiance de modernité ; celle-ci a continué à imprégner ma vie de femme. Dans les années 1970, je voyais de nombreuses expositions. Dans les années 1980, j’ai rencontré Tristan Fourtine qui était architecte. Une de nos premières sorties de couple fut la visite de la Foire internationale d’art contemporain (Fiac), à Paris… L’art contemporain a toujours fait partie de notre histoire. Mes parents voyageaient beaucoup, j’ai moi-même beaucoup voyagé. La découverte de l’architecture dans le monde entier a nourri mon intérêt pour l’art.

MV : Quelle a été la première œuvre que vous avez acquise ?

DKM : Je n’ai jamais eu l’âme collectionneuse, Tristan non plus – cela ne correspondait pas à nos convictions, ni à nos valeurs. Nous avons acheté nos premières œuvres à New York lors d’un voyage : il s’agissait d’une sculpture cinétique et d’une peinture. Nous n’avions pas alors l’intention de constituer une collection. Nous avons continué à visiter des expositions en partageant des convictions communes sur la vie, sur la société et sur l’art. Nous avions deux centres d’intérêt privilégiés : la sculpture et l’abstraction. Nous avons acquis de petits tableaux d’Albert Gleizes. Dans les années 1990, j’ai commencé à acheter quelques œuvres pour RAJA à destination de nos bureaux, car j’avais découvert que certains artistes s’intéressaient à l’emballage, qui est notre cœur de métier. Ce thème est devenu le fil conducteur de notre collection d’entreprise constituée aujourd’hui d’environ 120 œuvres, toutes des découvertes. Dans la collection, nous avons aussi bien une compression de César de 1976 qu’une œuvre en carton de la sculptrice américaine d’origine ukrainienne Louise Nevelson.

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Andrea Bowers, Marianne is a Transfeminist, 2018, peinture acrylique sur carton, collection RAJA Art © collection RAJA Art

MV : Veillez-vous à maintenir une équité homme-femme dans la collection RAJA Art ?

DKM : Ce n’est pas une volonté. En revanche, la collection comprend des œuvres clairement engagées pour la cause des femmes. Je pense notamment à une œuvre monumentale entièrement peinte sur du carton de l’Américaine Andrea Bowers, connue pour ses combats féministes. Cette œuvre qui représente la liberté s’est imposée à moi. Elle est actuellement exposée dans mon bureau.

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Marina Apollonio, Struttura in Acciaio 6 x 6 [Structure en acier 6 x 6], 1969, acier inox, 185 x 60 x 48 cm, collection privée © Tim Perceval

MV : Comment la collection de la Fondation Villa Datris s’est-elle constituée ?

DKM : La sculpture contemporaine s’est rapidement imposée à nous comme axe de travail et de recherche. Elle correspondait à notre goût pour l’art dans l’espace, le rapport au toucher, à l’architecture, à la diversité des matières. Je pensais qu’au bout de quelques expositions, le sujet serait épuisé, mais pas du tout. Au fil du temps, les modes d’expression se sont renouvelés, à travers le tressage et la céramique notamment. La sculpture n’a jamais cessé de se réinventer. Dès la première année, nous avons eu envie de conserver certaines pièces présentées dans nos expositions et nous avons continué à le faire par la suite. C’est finalement une façon de garder la mémoire de chaque exposition. La première, Sculptures plurielles, en 2013, rassemblait des œuvres en marbre ou en métal, dans une idée de confrontation avec la matière. L’année d’après, nous avons ouvert Mouvement et lumière. Comme Tristan et moi aimions beaucoup l’abstraction et le cinétisme, nous avons alors acquis plusieurs pièces, ce qui a constitué un focus important. C’est ainsi que nous avons été particulièrement séduits par une œuvre de Marina Apollonio, qui est exposée pour la première fois de sa carrière à la Biennale de Venise cette année – et ce, grâce à Cecilia Alemani et à son exposition The Milk of Dreams, consacrée presque exclusivement aux artistes femmes.

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Gabrielle Wambaugh, Density of Surface Wall Paper “Conatus”, 2008, faïence, 146 x 40 cm, courtesy de l’artiste © Gabrielle Wambaugh, ADAGP, Paris – 2022 © Bertrand Michau

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Eva Jospin, Forêt, 2012, carton, bois, colle, 190 x 140 cm, collection RAJA Art © ADAGP, collection RAJA Art

MV : En 2013, vous avez organisé l’exposition Sculptrices. Comment ce choix s’est-il imposé à vous ?

DKM : Avec Sculptrices, nous avons eu envie d’affirmer une démarche militante en mettant les femmes sur le devant de la scène. En avançant dans la préparation de notre projet, nous avions bien conscience que les artistes femmes étaient toujours dévalorisées dans les expositions, quel qu’en soit le thème. C’est pourquoi nous avons souhaité – Tristan était aussi féministe que moi – renforcer notre position avec ce titre provocateur : « Sculptrices ». Dans la plupart des dossiers que nous recevions, les femmes se présentaient comme sculpteurs, jamais comme sculptrices. Cette exposition nous a permis de découvrir un grand nombre d’artistes que nous ne connaissions pas, des Scandinaves, des Américaines, des Indiennes… Nous avons présenté soixante-dix sculptrices. J’ai notamment fait venir de New York une œuvre de Ghada Amer, Blue Bra Girls, une pièce très symbolique pour moi. Il s’agit d’une sculpture en métal réalisée en hommage à cette jeune femme qui s’était fait traîner dans les rues du Caire. Son soutien-gorge bleu était alors apparu au grand jour… Cette œuvre a été une prise de conscience de la place de la femme dans la culture et dans l’art, de sa visibilité. En vue de l’exposition, je suis allée voir plusieurs artistes, dont Gabrielle Wambaugh, Mâkhi Xenakis et Eva Jospin qui n’était pas encore connue à cette époque. Cette dernière m’a tout de suite dit : « C’est génial ton idée, on est toujours deux dans une exposition où il y a dix mecs. » Nous avons foncé.

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Marinette Cueco, Tondo, 1992, jonc épars et jonc capité, diam. 135 cm, courtesy de l’artiste © Bertrand Hugues

MV : D’où l’engagement de Tristan Fourtine envers les femmes venait-il ?

DKM : Tristan avait reçu une éducation qui l’avait rendu très ouvert au féminisme. Sa mère était une grande militante des droits de l’Homme et du droit des femmes. Il avait participé activement à Mai 68. En 2006, nous avons créé ensemble la fondation RAJA-Agir pour les femmes. Tristan est décédé au mois de janvier 2013. En mai, nous inaugurions l’exposition Sculptrices… J’ai gardé longtemps le regard de Tristan à mes côtés dans le choix des œuvres. Je dialogue aujourd’hui beaucoup avec Stéphane Baumet, directeur de la Villa Datris, qui nous a rejoints il y a quatre ans ; nous prenons toutes les décisions curatoriales de concert. J’échange aussi régulièrement avec des amis artistes, des galeristes, des commissaires d’exposition. C’est moi qui décide toujours des thèmes mais je m’appuie sur des compétences. Au fil du temps, le regard s’aiguise. Tristan et moi avons toujours vu la Villa Datris comme une opportunité pour promouvoir le travail des femmes. Notre fils, Jules Fourtine, qui pilote avec Pauline Ruiz l’Espace Monte-Cristo à Paris (NDLR : antenne parisienne de la fondation-Villa Datris), a hérité de notre engagement. Il est par exemple tombé amoureux de Marinette Cueco, artiste de 88 ans, et a ainsi décidé de lui confier la carte blanche de l’exposition Tissage/Tressage. Quand la sculpture défile, en 2018, qui a encouragé la réalisation d’une installation dans le patio de notre espace parisien. Elle a été ravie de cette commande qui l’a remise sur le devant de la scène et a participé à relancer sa carrière. Elle s’était éclipsée pendant longtemps pour laisser la première place à son mari, le peintre Henri Cueco, alors qu’elle-même est une grande artiste, à la créativité débordante. Le regard admiratif d’un garçon de 30 ans lui a permis de rebondir.

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Germaine Richier, Le Coureur, 1955, bronze à patine brun sombre, 38,6 x 20 x 10 cm, collection privée

MV : Qu’est-ce que l’exposition Sculptrices a changé pour vous et pour la fondation ?

DKM : Depuis, nous sommes plus attentifs à rechercher des artistes femmes. Dans Toucher Terre, la moitié des artistes de notre liste sont des femmes. Désormais, nous n’avons plus les réflexions du public que nous avions pour Sculptrices qui s’étonnait de voir des œuvres en bronze signées de femmes. Cette exposition a eu une vertu très pédagogique. La question qui revenait dans la bouche de nos visiteurs était : « Comment avez-vous réussi à trouver autant d’artistes femmes ? » Je répondais toujours : « Si j’avais eu le double de surface, j’aurais eu le double d’artistes femmes et de la même qualité. » Certaines personnes étaient surprises. Nous avons souhaité ouvrir le parcours de l’exposition Sculptrices avec des figures historiques. À l’entrée, nous présentions Camille Claudel, Louise Bourgeois et Germaine Richier. Le choix de ces trois artistes a provoqué des débats. Nous n’étions pas tous d’accord sur Camille Claudel dont nous avons montré La Danse, prêtée par le musée de Nogent-sur-Seine. Je trouvais qu’il était important de montrer cette artiste, car elle fait justement partie de celles qui n’ont cessé de se battre pour créer. Depuis Sculptrices, nous associons toujours des figures historiques avec de très jeunes artistes que nous donnons à découvrir et à qui nous offrons une visibilité. Exposer les artistes femmes, c’est soutenir leur production, leur permettre de rencontrer une galerie, des collectionneurs…

MV : Dans l’exposition Toucher Terre, vous montrez que la pratique de la céramique, qui a longtemps été déclassée parce qu’elle était connotée comme un art féminin, de même que l’art textile, intéresse aujourd’hui autant les hommes que les femmes et échappe à toute catégorie de genre…

DKM : Oui, c’est juste. Je précise d’ailleurs que, pour notre exposition Tissage/Tressage, nous avons sciemment cherché à montrer les œuvres d’artistes hommes car nous tenions à faire la démonstration que le textile intéressait tous les artistes et échappait à ces catégories d’une autre époque.

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Vue de l’exposition Toucher Terre, l’art de la sculpture céramique, fondation Villa Datris, L’Isle-sur-la-Sorgue, 27 mai – 1er novembre 2022 © Bertrand Michau

MV : Quelles artistes avez-vous découvertes à l’occasion de l’exposition Toucher Terre, l’art de la sculpture céramique ?

DKM : J’ai eu un coup de cœur pour Klara Kristalova, à tel point que j’ai décidé d’utiliser la photographie de son œuvre Youth as I Remember It pour le visuel de l’exposition. Je trouve cette sculpture particulièrement énigmatique. C’est une petite fille, une fée dont on ne sait pas si elle va aller vers le positif ou le négatif, si elle est bénéfique ou maléfique. Elle semble fragile mais c’est peut-être une fausse fragilité. En faire le symbole de l’exposition, c’est aussi donner un visage et un corps à ce projet. Pour la plupart des gens, la céramique est davantage associée à la décoration, au design. Or, cette œuvre, qui peut autant nous rassurer que nous inquiéter, rompt avec l’image conventionnelle de la céramique. Intriguer le public, c’est une bonne chose pour l’engager avec nous.

MV : L’écoféminisme est aussi important pour vous. Quelle forme cet engagement prend-il ?

DKM : Avec la fondation RAJA, nous soutenons beaucoup d’associations qui travaillent sur l’agriculture et l’écologie. Notre programme « Femmes et environnement » aide les femmes éco-agricultrices. Depuis dix ans, nous sommes aux côtés de Vandana Shiva et de son association Navdanya pour la conservation de la biodiversité. Elle m’a reçue dans son centre au nord de l’Inde. Son équipe nous a amenés dans les villages rendre visite aux femmes qui sont devenues autonomes et nourrissent la population grâce à leur agriculture. Cette expérience a été extraordinaire. Nous soutenons aussi les Afghanes, les Ukrainiennes, des associations africaines, sud-américaines.

MV : Vous soutenez également régulièrement des projets artistiques à titre personnel. Quels sont les derniers ?

DKM : En effet, j’aime soutenir des projets, notamment ceux de femmes créatives et audacieuses qui forcent mon admiration. J’ai soutenu récemment la publication d’un ouvrage d’art aux éditions Somogy, Les Pionnières (2018), qui rassemble des photographies de Catherine Panchout sur une vingtaine de grandes pionnières de l’art contemporain et leurs ateliers, comme Marta Pan, Vera Molnár ou Pierrette Bloch. J’ai également apporté ma contribution à la production du documentaire d’Annie Maïllis Pablo Picasso et Françoise Gilot. La femme qui dit non (2020). J’avais également été très heureuse d’aider Agnès Varda à restaurer ses films. Depuis, sa fille Rosalie est devenue une amie proche. Ce sont des projets auxquels j’ai envie de participer car toutes ces artistes et leurs parcours sont des sources d’inspiration que j’aime partager avec le plus grand nombre. Chaque année, le 8 mars, j’offre un cadeau à toutes les femmes de mon entreprise. C’est devenu une tradition.

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Pour citer cet article :
Marion Vignal; Danièle Kapel-Marcovici, « Danièle Kapel-Marcovici, l’art de l’engagement » in , [En ligne], mis en ligne le 22 juillet 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/daniele-kapel-marcovici-lart-de-lengagement/.

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