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Le style occidental au Japon (yōga) et les peintres japonaises entre l’ouverture du Japon en 1868 et la Deuxième Guerre mondiale

21.04.2023 |

Antonio Fontanesi et ses étudiantes de l’École de génie civil et des arts, de gauche à droite : Goro Takemoto, Masako Yamamuro, A. Fontanesi, en bas à droite : Yamashita Rin , en bas à gauche : Itoko Kannaka

Dans une deuxième moitié du XIXe siècle fortement irriguée au Japon par l’idée que modernisation = occidentalisation, le champ des beaux-arts n’échappe pas à une introduction et une application rapides de concepts et techniques de l’Occident. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les termes bijutsu [beaux-arts], kaiga [peinture], chōkoku [sculpture] et kōgei [artisanat] comme traduction de notions occidentales. Certes ces termes et procédés existaient au Japon avant cela mais c’est au début de l’ère Meiji que le vocabulaire, tel qu’on l’utilise encore aujourd’hui, est remodelé pour mieux correspondre aux concepts étrangers.
La distinction entre la peinture de style occidental (seiyōga, abrégé généralement en yōga), qui utilise les techniques de la peinture à l’huile ou l’aquarelle, et la peinture de style japonais (nihonga), qui emploie les procédés traditionnels, s’établit dans les années 10 de l’ère Meiji (1882-1887). L’idée relative qui oppose Occident et Japon se matérialise dans cette confrontation entre ces deux styles.

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École des beaux-arts pour les femmes (aujourd’hui Université d’art et de design Joshibi), 1915

Le terme nihonga apparaît pour la première fois en 1882 pour traduire l’expression « Japanese painting », utilisée lors d’une conférence intitulée « Bijutsu shinsetsu » [La Vérité des beaux-arts] donnée par Ernest Fenollosa1 devant l’association artistique Ryūchi-kai2. À partir des années 20 de l’ère Meiji (1887-1896), alors que les structures du nouveau régime sont en train d’être mises en place, l’organisation des arts s’institutionnalise progressivement, avec la formalisation des deux genres distincts, le nihonga et le yōga. En 1890, lors d’une conférence controversée à l’Université Impériale de Tokyo intitulée « Nihon kaiga no mirai » [L’Avenir de la peinture japonaise], le sociologue Masakazu Toyama3 considère que la peinture japonaise se trouve embourbée dans un débat entre les deux écoles du nihonga et du yoga. Un département de peinture occidentale est fondé dès 1896 au sein de la jeune École des beaux-arts de Tokyo4, dont la mission initiale est pourtant de préserver les arts traditionnels japonais. Dès le premier salon officiel Bunten5, le gouvernement crée deux sections, entérinant la différenciation systémique entre ces deux genres de peinture. Aujourd’hui encore, la plupart des musées japonais organisent leurs collections selon une cette distinction.
Alors que le terme yōga est fortement imprégné du concept de peinture à l’huile qui s’est développé au Japon après le début de l’ère Meiji, il fait plus largement référence à la peinture de style occidental comme l’indique le terme originel seiyōga. Dans cette conception, la création d’huiles par des artistes japonais pouvait en effet être considérée comme un emprunt de technique étrangère. Cette perception reste peu claire, puisqu’on utilise de façon interchangeable les termes seiyōga et yōga dans les écoles, les associations et les expositions d’art tout au long des ères Meiji (1868-1912) et Taishō (1912-1926), et même jusqu’au début des années Shōwa (1926-1989). Il faut attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour que le yōga soit reconnu comme un genre à part entière de l’art moderne japonais, bien distinct de la création occidentale.
Les premières études sur la peinture à l’huile commencent avant l’ère Meiji, quand le dernier au pouvoir shogunal s’intéresse aux techniques étrangères de représentation graphique. Le Bansho Shirabesho [Institut pour les études des livres étrangers], dont le rôle est de traduire en japonais les ouvrages en langues étrangères, intègre en 1857, sous le gouvernement Tokugawa, un département des peintures, placé sous la direction de Tōgai Kawakami (1828-1881). Les recherches en peinture progressent notamment avec l’arrivée en 1862 dans ce département de Yuichi Takahashi (1828-1894). Ce dernier choisit ensuite, avec d’autres artistes comme Yoshimatsu Goseda (1855-1915), d’aller se former à la peinture à l’huile auprès de Charles Wirgman6. La restauration de Meiji en 1868 permet à des peintres comme Shinkurō Kunisawa (1848-1877), Kiyoo Kawamura (1852-1934) et un peu plus tard Hōsui Yamamoto (1850-1906) de se rendre en Europe pour y étudier la peinture l’huile.

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Portrait de Rin Yamashita

Le tout premier établissement à proposer au Japon une éducation artistique formelle, l’École de génie civil et des arts, ouvre en 1876. Elle dispose d’une section de peinture et d’une section de sculpture, avec comme enseignants deux artistes venus d’Italie : le peintre Antonio Fontanesi (1818-1882) et le sculpteur Vincenzo Ragusa (1841-1927). Peu de temps après sa création, l’école ouvre ses portes à des étudiantes : ainsi, des femmes comme Rin Yamashita (1857-1939), Masako Yamamuro (1858-1936), Sono Akio (1863-1929), Chō Sugawa (dates inconnues), Hinako Ōshima (dates inconnues), Hanako Kawaji (dates inconnues) ou Itoko Jinnaka (1860-1943) étudient aux côtés de H. Yamamoto, Y. Goseda, Chū Asai (1856-1939), Shotarō Koyama (1857-1916) ou encore Hisashi Matsuoka (1862-1944). On peut s’étonner de cette accession des femmes si tôt dans l’histoire à un tel établissement supérieur public. Il semblerait que le gouvernement de Meiji, constatant le degré élevé d’éducation des femmes en Europe et aux États-Unis, décide d’offrir aux Japonaises une éducation similaire à celle des garçons. Il ne s’agit pas de garantir une éducation égale pour toutes et tous mais de s’assurer que les mères, qui ont la charge de l’éducation des garçons, soient instruites. C’est ainsi que les premières années Meiji voient l’éclosion de toute une série d’établissements scolaires publics et privés pour jeunes filles, à l’instar de l’École publique pour jeunes filles de Tokyo, ouverte en 1872. Dans une époque portée par ces vents favorables, les étudiantes se succèdent à l’entrée de l’École de génie civil et des arts.
Si les classes ne sont pas mixtes, il semblerait que les étudiants et étudiantes suivent le même programme d’enseignement, conformément aux directives de A. Fontanesi. Cependant, après la démission de ce dernier en 1878, les étudiantes quittent l’établissement les unes après les autres, insatisfaites de son successeur ou pour des raisons plus personnelles (mariage, maladie, etc.), si bien qu’aucune femme ne sort diplômée de ce cursus. Leur destin après l’arrêt de leurs études reflète la société de leur temps et les difficultés pour une femme de vivre de son art. Celles issues de familles aisées, comme H. Ōshima ou H. Kawaji, n’ont jamais eu l’intention de faire de la peinture leur métier – l’apprentissage de la peinture à l’huile représentait pour elles une touche innovante à la culture que toute femme de la haute société devait avoir. M. Yamamuro, qui bénéficie du soutien de l’archevêque Nicolas du Japon du fait de sa conversion au christianisme orthodoxe, abandonne finalement son projet de poursuivre sa formation en Russie quand elle se marie et tombe enceinte ; elle fonde finalement une imprimerie avec son mari Takeshirō Okamura où elle met à profit ses talents de graveuse-illustratrice. S. Akio, quant à elle, épouse le photographe Matsuchi Nakajima (1850-1938) et l’assiste en réalisant des dessins et des colorisations de plaques pour la production de ses lanternes magiques.

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Rin Yamashita, Harisutosu fukkatsu [La Résurrection], 1891, huile sur tissu, 32 × 26,4 cm, musée de l’Ermitage

Parmi les jeunes filles inscrites à l’École de génie civil et des arts, certaines choisissent pourtant de ne pas fonder de foyer et de se consacrer pleinement à leur art, comme R. Yamashita et I. Jinnaka. Convertie à son tour au christianisme orthodoxe sous l’influence de M. Yamamuro pendant ses études, R. Yamashita part en Russie à sa place et étudie pendant deux ans à Saint-Pétersbourg les techniques des icônes au couvent qui l’accueille. À son retour, elle installe son atelier au sein de l’école théologique pour jeunes filles de l’Église orthodoxe du Japon, sise dans le quartier de Kanda, à Tokyo, et se coupe du monde pour s’adonner à la production d’icônes : elle en réalisera environ trois mille en tout. I. Jinnaka, quant à elle, continue sa formation auprès de S. Koyama et rejoint le Groupe des Onze (Jūichi-kai)7. Forte de cette affiliation, pionnière parmi les femmes de yōga, elle présente ses œuvres dans les Expositions industrielles nationales ou au salon Bunten. La Société des beaux-arts de Meiji, qui œuvre activement pour offrir des occasions d’exposition aux peintres yōga avant la création des salons officiels, permet à de nombreuses femmes de faire connaître leur travail, même si les chiffres précis restent inconnus.

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Tama Ragusa, Haru [Printemps], 1912, oil on canvas, 89,5 × 71,2 cm, université d’Art de Tokyo

D’autres peintres yōga de cette génération ne sont pas élèves de l’École de génie civil et des arts, notamment Yūko Watanabe (1856-1892) et Tama Kiyohara (1861-1939) ensuite en tant que Tama Ragusa.
Le père de Y. Watanabe, Hōryū Goseda (1827-1897) et son grand frère, Toshimatsu, étaient tous deux peintres yōga. C’est Toshimatsu qui enseigne le yōga à sa sœur dans l’atelier de leur père. Désirant consacrer sa vie à la peinture, elle cède toutefois aux injonctions paternelles et épouse un de ses disciples. Cela ne l’empêche pas de rester une artiste active toute sa vie : elle présente son œuvre dans les Expositions nationales industrielles, au Pavillon de la femme de l’Exposition universelle de Chicago en 1893, apprenant la gravure pour publier des recueils de scènes de genre japonaises à destination des étrangers. Elle contribue aussi à la formation des jeunes générations en enseignant à l’École des jeunes filles de la noblesse et à l’École normale supérieure de jeunes filles.

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Yuka Watanabe, Yōji-zu [Enfant], 1893, huile sur toile, 57,8 × 84 cm, Yokohama Museum of Art

T. Kiyohara, quant à elle, rencontre le sculpteur V. Ragusa en 1877 ; elle est son modèle et son élève en peinture. Ils se marient en 1880 et, deux ans plus tard, elle le suit en Italie et s’inscrit à la faculté des arts de l’université de Palerme, où elle étudie le dessin et la peinture à l’huile. Elle expose alors dans de nombreux salons et évènements italiens et européens. De retour au Japon après le décès de son époux en 1927, elle continue d’y peindre en s’inspirant de croquis réalisés au cours de divers voyages dans l’archipel.

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Motoko Morita, Omoi [Pensées], 1947, huile sur toile, 90,8 × 80 cm, The National Museum of Modern Art, Tokyo, © Photo: MOMAT / DNPartcom

L’École de génie civil et des arts ferme ses portes en 1883. L’enseignement des arts est repris en 1887 par l’École des beaux-arts de Tokyo, où les femmes ne sont pas admises : les premiers cours mixtes n’apparaissent pas avant 1945. Il en est de même à l’École de peinture de Kyoto8, dans la région du Kansai. Le seul établissement qui accueille avant-guerre des étudiantes en art est la Shiritsu Joshi Bijutsu Gakkou [École des arts pour jeunes filles], fondée en 19019.
Alors que l’éducation secondaire et supérieure des filles a pour but de former « de bonnes épouses et de sages mères », selon l’expression consacrée. Joshibi fait figure d’exception en encourageant la formation à un métier spécialisé. Parmi les membres fondateurs de cette institution se trouve Tamako Yokoi (1855-1903). Veuve dès l’âge de vingt ans, elle s’intéresse à l’art et apprend l’aquarelle auprès de C. Asai et de Kinkichirō Honda (1851-1921), tout en enseignant dans des établissements pour jeunes filles. Elle adhère plus tard à la Société des beaux-arts de Meiji et à la Société du cheval blanc. Elle comprend très tôt l’importance de former des enseignantes pour améliorer la condition et l’indépendance des femmes. Avec l’aide de Bunzō Fujita (1861-1934), professeur de sculpture à l’École des beaux-arts de Tokyo, elle créé l’établissement Joshibi, qui se trouve rapidement à cours de ressources financières frôlant la fermeture. À une époque où les beaux-arts sont considérés comme une discipline singulière, un peu à part, l’idée de l’enseigner uniquement à des jeunes filles est loin de recueillir l’enthousiasme de la société. Le projet est cependant sauvé par Shizu Satō10 : elle défend ardemment le statut de la femme et son intervention permet de créer les solides fondations du Joshibi d’aujourd’hui.

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Satoe Arima, Akai ōgi [Eventail rouge], 1925, huile sur toile, 73 × 53 cm, The National Museum of Modern Art, Tokyo, © MOMAT / DNPartcom

Les enseignants à l’École des beaux-arts de Tokyo sont invités à intervenir à Joshibi comme contractuels, tandis que les diplômées se voient progressivement offrir des postes d’enseignantes titulaires. L’enseignement de base porte sur la représentation du corps humain, avec des cours de dessin d’après des plâtres et des modèles vivants. Parmi les premières diplômées qui feront carrière comme artistes peintres, Fumiko Tametaka (1886-1907) est la première femme peintre yōga à décrocher un certificat de mérite dans un salon Bunten, où elle expose régulièrement par la suite. Elle est également membre fondatrice de Shuyōkai, la première association d’artistes organisant des compétitions et des expositions réservées aux femmes. Grâce à l’appui de Saburosuke Okada (1869-1939), qui enseigne à Joshibi à partir de 1913, l’École est un tremplin pour des artistes comme Motoko Morita (1903-1969), Kōko Fukazawa (1903-1993), Setsuko Migishi (1905-1989) ou Hitoyo Kai (1902-1963), leur ouvrant la voie vers une présence dans les salons officiels ou dans celui de l’Association Nika. S. Okada crée aussi un cercle d’études pour jeunes filles, sorte d’école privée où se retrouvent Satoe Arima (1893-1978), M. Morita, S. Migishi ou Yukiko Katsura (1913-1991). Enfin, on ne saurait terminer cet article sans citer une autre élève de Joshibi d’avant-guerre : Toshiko Akamatsu (connue sous le nom de Toshi Maruki, 1912-2000).
À énumérer ainsi tous ces noms d’anciennes élèves de Joshibi, on comprend que leur rôle est loin d’être négligeable dans le développement de la peinture yōga entre le début du XXe siècle et la Deuxième Guerre mondiale. Malheureusement, les travaux sur leurs réalisations sont encore insuffisants et bien moins nombreux que ceux portant sur leurs homologues masculins de la même période. Un enjeu auquel il convient désormais de remédier.

Traduit du japonais par Camille Ogawa.

1
L’Américain Ernest Fenollosa (1853-1908) arrive en 1878 à Tokyo pour enseigner l’économie politique à l’Université impériale et se prend d’intérêt pour l’art japonais.

2
Ancêtre de l’Association des arts japonais.

3
Masakazu Toyama (1848-1900), sociologue et professeur à l’Université impériale de Tokyo.

4
Actuelle université des Arts de Tokyo, fondée en 1887 à l’instigation d’E. Fenollosa et de Tenshin Okakura (1863-1913).

5
Littéralement « Exposition des beaux-arts du ministère de l’Éducation ».

6
Charles Wirgman (1832-1891), journaliste et illustrateur britannique arrivé au Japon à la fin du shogunat.

7
Groupe d’étude fondé par S. Koyama, C. Asai et d’autres peintres ayant quitté l’École de génie civil et des arts. C’est le noyau de ce qui deviendra quelques années plus tard la Société des beaux-arts de Meiji.

8
Fondée en 1909, actuelle université des Arts de la Ville de Kyoto.

9
Abrégé en japonais en « Joshibi », actuelle université Joshibi des arts.

10
Shizu Satō (1851-1919), épouse du baron Susumu Satō (1845-1921), directeur de l’hôpital Juntendō, à Tokyo.

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Pour citer cet article :
Yukiko Yokoyama, « Le style occidental au Japon (yōga) et les peintres japonaises entre l’ouverture du Japon en 1868 et la Deuxième Guerre mondiale » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 21 avril 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/le-style-occidental-au-japon-yoga-et-les-peintres-japonaises-entre-louverture-du-japon-en-1868-et-la-deuxieme-guerre-mondiale/.

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