Critique

The Power of My Hands – Les paumes et poings levés

06.08.2021 |

Wura-Natasha Ogunji, Will I still carry water when I am a dead woman?, 2013, vidéo, 11 min. 57 sec. © Wura-Natasha OGUNJI / Photo Ema Edosio © ADAGP, Paris, 2020

Dans le cadre du Focus Femmes de la Saison Africa2020, les commissaires d’exposition Suzana Sousa (Angola) et Odile Burluraux (France) invitent seize artistes africaines et afrodescendantes à investir partiellement les salles du parcours permanent du musée d’Art moderne de Paris. Après avoir été emmurée de longs mois en raison de la crise sanitaire, l’exposition The Power of My Hands peut enfin déployer son brillant aperçu de la création des Afriques anglophone et lusophone, dont les artistes sont moins présent·e·s en France métropolitaine que ne le sont celles et ceux de la francophonie.

<i>The Power of My Hands</i> – Les paumes et poings levés - AWARE Artistes femmes / women artists

Lebohang Kganye, Setupung sa kwana hae II, 2013, impression à jet d’encre sur papier chiffon de coton, 42 x 29,7 cm © Lebohang Kganye. Courtesy AFRONOVA Gallery, Johannesbourg © ADAGP, Paris, 2020

Le parcours de visite est articulé en trois parties – « Histoires personnelles », « Récits et fictions » et « Personal is political » – retraçant la singularité avec laquelle ces femmes du continent et de ses diasporas s’emparent de sujets de société dans une visée d’émancipation et d’empowerment. Toutes cherchent, dans un même élan, à partager une histoire personnelle et à faire ainsi connaître leur part d’universel. En ce sens, chacune, avec son médium de prédilection (peinture, photographie, vidéo, poterie, installation…), contribue à redonner une visibilité sociale à la vie des femmes noires et à l’héroïque fardeau du care1 que ces dernières (sup)portent – notamment dans un contexte patriarcal et néocolonial.

L’exposition s’ouvre sur les tapisseries de soie brodée de Billie Zangewa (née en 1973) (Stolen Moments et Morning Glory, 2017). Ces symboles familiers des iconographies naissantes de Black Joy, de Black Self-Love2 et de Black Rest représentent différentes scènes de la vie quotidienne et domestique de l’artiste. Le bien-être de la femme noire devient avec elle un sujet, un continent neuf de l’histoire de l’art, qu’il faut conquérir. Progressivement, les figures d’abnégation totale qu’incarnent les corps noirs laissent leur place à des images pacifiées, icônes du Treat yo’self.

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Njideka Akunyili Crosby, Predecessors, 2013, fusain, peinture acrylique, graphite et impression par transfert sur papier. Diptyque : chaque panneau : 213,4 x 213,4 cm © Njideka Akunyili Crosby. Courtesy the artist, Victoria Miro et David Zwirner Collection Tate / Photo Sylvain Deleu © ADAGP, Paris, 2020

La première partie, « Histoires personnelles », regroupe des œuvres formées à partir d’archives et de mémoires transmises par filiation, que les artistes se sont ensuite réappropriées. Le lien mère-fille est celui qui est le plus exploré : qu’est-ce qu’être la fille d’une femme africaine ? En être l’héritière naturelle ? Un mirage, une fusion ? Qu’est-ce que « se nourrir » de sa mère, dans la vie et dans sa création ?

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Kudzanai-Violet Hwami, Newtown, 2019, huile sur toile, 180 x 120 cm, collection particulière, Londres, Royaume-Uni © Kudzanai-Violet Hwami / Photo Andy Keate © ADAGP, Paris, 2020

La deuxième étape, « Récits et fictions », invite le public à être le témoin de voyages initiatiques et spirituels entrepris par quatre artistes : Senzeni Marasela (née en 1977), Portia Zvavahera (née en 1985), Grace Ndiritu (née en 1982) et Kudzanai-Violet Hwami (née en 1993). Cette dernière expose deux toiles, dont Speaking in Tongues (2019), une création singulière faite de jeux et troubles optiques. C’est à partir d’anciennes photographies de famille des années 1970 que K.-V. Hwami imagine des collages peints en les associant à des reproductions d’œuvres du Shona Sculpture Movement (mouvement d’art contemporain zimbabwéen) ou à des illustrations symboliques de la faune et de la flore locales. Infrarouges, vert nocturne, sépia et ultraviolettes, ces images rémanentes forment une mosaïque mêlant passé, présent et futur de l’artiste.

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Keyezua, The Power of My Hands, 2015, tresses de cheveux synthétiques, 200 x 360 cm © Keyezua. Courtesy MOVART Gallery, Luanda, Angola / Photo Keyezua © ADAGP, Paris, 2020

Le nom de la troisième partie du parcours, « Personal is political », reprend le slogan des mouvements de libération féministes occidentaux des années 1960 et 1970, utilisé abondamment dans les essais afroféministes fondateurs3. Sa substance s’incarne authentiquement dans l’œuvre de l’artiste angolaise Keyezua (née en 1988), qui donne son titre à l’exposition. The Power of My Hands (2015) réunit deux grandes pièces constituées de cheveux synthétiques tressés et maillés. Il existe en Afrique et dans les mondes noirs une véritable histoire des arts capillaires, ultrasophistiqués et normés. Cependant, au sein des écosystèmes coloniaux et plantationnaires, le cheveu des femmes noires a été à la fois un outil et un signe visible de leur domination. Ces vents contraires sont aujourd’hui la matrice de plaies ouvertes mais aussi de créativités renouvelées. Le tressage est exclusivement réalisé à la main ; c’est donc un travail particulièrement long, répétitif et, in fine, réflexif – et la contemplation de l’œuvre de Keyezua nous plonge dans le même état méditatif que celui des coiffeuses et des coiffées. Ainsi, à leur côté, on se demande que faire de soi. De sa féminité niée, caricaturée, vilipendée. Que faire aujourd’hui de ces héritages ? de cette terrible géopolitique des femmes – une sororité de la sueur, des pleurs et du sang, qui consiste à tondre l’Asie entière pour coiffer l’Afrique à l’européenne ? Que faire de ses mains ? Comment leur laisser libre cours dans un monde où Angela Davis continue de soigner son afro, alors que, dans le même temps, au Brésil, se vendent quotidiennement et par centaines des éponges de vaisselle « Bombril4 », un terme péjoratif – et pourtant largement usité – pour décrire les cheveux crépus ?

Ode au pouvoir des femmes africaines et afrodescendantes, les paumes ou les deux poings levés. Ode au pouvoir de leurs mains.

« Justice can be done to African women artists5 », pourrait-on dire pour reprendre les mots de Suzana Sousa, co-commissaire de l’exposition. Et, de fait, en déambulant dans l’espace du musée d’Art moderne, on ne peut s’empêcher de penser que, pour une fois, justice leur a été rendue.

The Power of My Hands – Afrique(s) : artistes femmes, du 19 mai 2021 au 22 août 2021, au musée d’Art moderne de Paris (Paris, France).

Avec des œuvres de Stacey Gillian Abe, Njideka Akunyili Crosby, Gabrielle Goliath, Kudzanai-Violet Hwami, Keyezua, Lebohang Kganye, Kapwani Kiwanga, Senzeni Marasela, Grace Ndiritu, Wura-Natasha Ogunji (et The Treehouse), Reinata Sadimba, Lerato Shadi, Ana Silva, Buhlebezwe Siwani, Billie Zangewa et Portia Zvavahera.

1
Pour aller plus loin dans le concept du care, se référer entre autres à l’article rédigé par Francesca Scrinzi dans Rennes Juliette (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2021, p. 106-115. Se référer également à l’article suivant : Manke Kara, « How the “Strong Black Woman” Identity Both Helps and Hurts », Berkeley News, 5 décembre 2019, https://greatergood.berkeley.edu/article/item/how_the_strong_black_woman_identity_both_helps_and_hurts, consulté le 14 juin 2021. Extrait : « The superwoman schema includes five elements: feeling an obligation to present an image of strength, feeling an obligation to suppress emotions, resistance to being vulnerable, a drive to succeed despite limited resources, and feeling an obligation to help others. »

2
Artist Billie Zangewa – The Ultimate Act of Resistance Is Self-Love, vidéo réalisée par la Tate Modern, Londres, 2020, https://www.youtube.com/watch?v=CISkiELcT6I, consulté le 14 juin 2021.

3
Le slogan « Personal is political » vu par les essayistes afroféministes : The Combahee River Collective, « A Black Feminist Statement », dans Eisenstein Zillah (dir.), Capitalist Patriarchy and the Case for Socialist Feminism, New York, Monthly Review Press, 1979, p. 362-372 ; Lorde Audre, « The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House », dans Anzaldúa Gloria E. et Moraga Cherríe (dir.), This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color, Watertown, Persephone Press, 1981, p. 121-125.

4
« Washing the Dishes with Her Afro-Textured Hair: Aesthetic Innovation in the Performance Bombril by Priscila Rezende. In Conversation with Ana Abril », Museum of Equality and Difference (MOED), 18 janvier 2019, https://moed.online/washing-dishes-with-afro-textured-hair-bombril-priscila-rezende, consulté le 14 juin 2021.

5
Paris musées, podcast « Paroles d’experts » : « The Power of My Hands – Interview with Suzana Sousa », 2021, https://soundcloud.com/paris-musees/mam-expert-talk-the-power-of-my-hands-8-questions-to-suzana-sousa?in=paris-musees/sets/mam-paroles-dexperts-the-power, consulté le 14 juin 2021.

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