Depuis le XIXe siècle, dans un petit village de l’Alabama (Gee’s Bend1 ou Boykin) au Sud des États-Unis, les femmes de la communauté Gee’s Bend se transmettent l’art du quilting, en français la « courtepointe » ou le « patchwork ». Cette pratique consiste à broder soigneusement des morceaux de textile pour en faire des couvertures composées d’au moins deux épaisseurs de tissu et renfermant un rembourrage. Elles sont réalisées le plus souvent à partir de chutes de textiles ou de vieux vêtements que l’on recycle ainsi. En Amérique du Nord, au XIXe siècle, le quilting est pratiqué par des femmes de toutes les classes sociales et souvent de manière collective. Tout comme Harriet Powers (1837-1910), quilteuse de l’État voisin de Géorgie, la communauté Gee’s Bend a créé quelque chose d’unique au sein de cette histoire américaine de la courtepointe, et leur travail demeure une contribution importante à l’art africain-américain.
Lucy T. Pettway, Snowball, vers 1950, coton, velours côtelé, sac de coton, 215,9 × 210,8 cm, Virginia Museum of Fine Arts, Adolph D. and Wilkins C. Williams Fund et don partiel de la Souls Grown Deep Foundation.
C’est en 2002 que le grand public découvre leurs œuvres par le biais de l’exposition The Quilts of Gee’s Bend, qui ouvre en septembre au Museum of Fine Arts de Houston, avant d’être accueillie en décembre par le Whitney Museum of American Art, à New York. Cette exposition, qui voyage ensuite dans douze villes des États-Unis, marque le début d’une reconnaissance institutionnelle pour ces femmes qui voient leurs quilts accrochés aux cimaises des musées les plus importants du pays. Les quilts étaient présentés sans aucune image des artistes et avec peu d’éléments sur le contexte de leur création2; le public pouvait ainsi se concentrer sur les œuvres elles-mêmes. À sa fermeture en 2006, l’exposition a été vue par près de 200 000 personnes. On dénombre aujourd’hui une trentaine de musées possédant des quilts de Gee’s Bend dans leurs collections, affirmant ainsi leur rôle important dans l’histoire de l’art et leur influence sur de nombreux artistes contemporains3.
Vue d’exposition, The Quilts of Gee’s Bend, Whitney Museum of American Art, New York (21 novembre 2002 – 9 mars 2003), © photo : Jerry L. Thompson.
Les familles vivant à Gee’s Bend descendent de personnes esclavisées qui travaillaient dans la plantation de coton. Elles se sont retrouvées dans une situation d’extrême pauvreté au sortir de la guerre de Sécession en 1865, marquant l’abolition de l’esclavage. Abandonnées par l’État, ces familles ont continué à cultiver les champs de coton et vivent encore aujourd’hui dans des conditions très modestes. Le rachat des terrains par le gouvernement fédéral dans les années 1930 a permis à la communauté de garder l’usufruit de leurs terres et de leurs maisons, tandis que de nombreux Africains-Américains ont quitté les États ruraux du Sud entre 1910 et 1970 pour trouver du travail dans les villes du Nord (la Grande Migration). Dans les années 1960, la communauté Gee’s Bend prend part au mouvement des droits civiques, encouragée par Martin Luther King Jr. qui se déplace dans cet endroit isolé de l’Alabama. Elle en paye cependant un lourd tribut. En représailles, le gouvernement coupe le système de ferry qui reliait Gee’s Bend au reste de l’État par la rivière Alabama.
La tradition du quilting a donc joué un rôle essentiel pour la communauté rurale de Gee’s Bend. Cette pratique artisanale et artistique traverse aujourd’hui quatre à cinq générations de femmes, se transmettant de mère en fille, de grand-mère en petite-fille et de tante à nièce. Si les quilts n’étaient pas pensés en premier lieu comme des œuvres d’art par leurs créatrices, mais plutôt comme un passe-temps utile et créatif, ils le sont devenus peu à peu, lorsque les institutions se sont emparées du sujet. Ils sont les témoins de la vie de cette communauté, illustrant aussi bien des grands moments de son histoire collective que des récits plus personnels. Ils revêtent parfois une dimension spirituelle lorsqu’ils sont réalisés à partir de vêtements des membres décédés de la communauté – époux, parents, frères et sœurs. Au début des années 1940, Missouri Pettway (1902-1981) et sa fille Arlonzia Pettway (1923-2008), réalisent par exemple un quilt à partir du pantalon de travail de leur mari et père, Nathaniel – une façon de conserver et de sublimer les seuls biens du défunt.
« On peut voir la lutte, la joie, la tristesse, le bonheur, toutes ces émotions différentes dans ces quilts4. » Loretta Pettway Bennett (1960-).
Rita Mae Pettway, Housetop, 1977, velours côtelé, 203,2 × 193 cm, Virginia Museum of Fine Arts, Adolph D. and Wilkins C. Williams Fund et don partiel de la Souls Grown Deep Foundation.
Penchons-nous maintenant sur les motifs et les matériaux de ces œuvres. Leur particularité réside principalement dans les juxtapositions audacieuses de couleurs, la variété de tissus employés et les motifs asymétriques. Jusque dans les années 1950, la plupart des quilts étaient fabriqués à partir de vêtements usagés, notamment des jeans (vêtements du travail dans les champs) pour ceux d’hiver et des robes en coton, blouses, tabliers et chemises pour ceux des saisons plus chaudes5. À partir des années 1950, les quilteuses se voient offrir des tissus neufs par certains fournisseurs.
Pour ce qui est des motifs, ils sont souvent repris d’une génération à l’autre. Parmi les designs les plus populaires, on retrouve le Housetop (toit), motif simple présentant des carrés concentriques. Mary Lee Bendolph (1935-) est un des membres les plus respectés de la communauté. Elle crée en 1998 un quilt Housetop rouge et marron, particulièrement bien réalisé, à partir de vêtements jugés démodés et que personne ne voulait plus porter.
« Je n’ai pas été scolarisée – [sauf] de temps en temps, un jour par-ci par-là. Personne ne m’a appris à faire des quilts. J’ai appris toute seule, vers l’âge de douze ou treize ans. Je voyais ma grand-mère assembler des pièces, et je me suis lancée. J’ai simplement pris quelques morceaux et les ai assemblés jusqu’à ce qu’ils ressemblent à ce que je voulais. C’est tout6. » Mary Lee Bendolph.
Mary Lee Bendolph, Housetop, 1998, velours côtelé de coton, sergé, polyesters assortis, 188 × 188 cm, The Phillips Collection, achat du musée et don de la Souls Grown Deep Foundation.
Il y a également le motif du Pinwheel (moulinet, toupie), constitué de plusieurs triangles aux couleurs contrastées. Le quilt Pinwheel vert et bleu aux motifs floraux d’Essie Bendolph Pettway (1956-), datant de 2000, est fait à partir de restes de robes qu’elle confectionnait pour sa mère et pour elle-même. Il se présente comme un portrait de deux générations. Essie Bendolph Pettway est la fille de Mary Lee Bendolph. Elle est l’une des premières à affirmer fabriquer ses quilts uniquement pour des raisons récréatives et esthétiques. Ayant travaillé pendant de nombreuses années dans une usine de vêtements militaires à Selma, elle conduisait au moins quinze heures par semaine pour se rendre sur son lieu de travail et en revenir. Lorsqu’elle rentrait chez elle en fin d’après-midi, elle se dirigeait directement vers sa propre machine à coudre pour se consacrer à ses quilts.
Rita Mae Pettway, Housetop, variation du Half-Log Cabin à neuf blocs, vers 1945, velours côtelé, 182,9 × 182,9 cm, Souls Grown Deep Foundation , Atlanta, © Estate of Martha Jane Pettway / ARS, NY and DACS, London 2022, © photo : Stephen Pitkin / Pitkin Studio.
En 1966, une coopérative nommée The Freedom Quilting Bee avait été fondée à l’initiative de plusieurs femmes de la communauté, afin d’organiser la production et la vente des quilts. Elle a été active jusqu’en 2012. Mais l’histoire de la reconnaissance nationale puis internationale des artistes du Gee’s Bend est avant tout intimement liée à celle de la fondation Souls Grown Deep, créée par le collectionneur états-unien William Arnett. Ce dernier se rend pour la première fois à Gee’s Bend en 19977 et se passionne pour l’art populaire africain-américain des États du Sud8. Par le biais de cette fondation sont recueillies les données biographiques des membres de la communauté Gee’s Bend et leurs œuvres sont achetées en grand nombre. Mais en 2007, Annie Mae Young (1928-2013), Lucinda Pettway Franklin (1957-) et Loretta Pettway (1942-) intentent une action en justice contre la famille Arnett pour spoliation de leurs droits de propriété intellectuelle, remettant en cause le modèle de cette fondation sur laquelle se sont appuyés la plupart des musées qui ont présenté les œuvres du Gee’s Bend Quilt Collective.
Comme la plupart des arts textiles, le quilt a été peu étudié en histoire de l’art puisqu’il était vu avant tout comme utilitaire10 et, étant réalisé dans l’espace domestique, perçu comme féminin. Ceci s’inscrit dans une dichotomie clairement établie entre beaux-arts et arts décoratifs. Le milieu universitaire ne s’est intéressé que tardivement à l’histoire du quilting africain-américain, à partir du milieu des années 19709 Comme c’est le cas pour de nombreux artistes que l’histoire de l’art occidentale ne sait comment appréhender, les institutions se sont longtemps uniquement attardées sur les conditions de vie de la communauté de Gee’s Bend – les créatrices étant principalement décrites comme des femmes noires du Sud, sans diplôme, extrêmement modestes –, au détriment de leur production artistique.
Marlene Benett Jones, Triangles, 2021, toile denim, velours côtelé et coton, 205,7 × 157,5 cm, Souls Grown Deep Foundation , Atlanta, © 2023 Marlene Bennett Jones / Artists Rights Society (ARS), New York / DACS, London, © photo : Stephen Pitkin / Pitkin Studio
Enfin, nombreux ont été les artistes contemporains africains-américains à s’emparer du quilt et à le revendiquer comme faisant partie de leur culture visuelle. Willie Posey Jones (1903-1981), créatrice de mode et mère de l’artiste Faith Ringgold (1930-2024), enseigne à sa fille l’art du patchwork et de la courtepointe. F. Ringgold réalise alors des œuvres qui rendent hommage à des figures africaines-américaines majeures : Martin Luther King Jr., James Baldwin, Audre Lorde, Harriet Tubman… Mais elle utilise également ce médium pour représenter ses souvenirs d’enfance à Harlem dans une série de quilts débutée en 1988, Woman on a Bridge.
Du 17 mars au 18 juin 2023, la Royal Academy of Arts à Londres présentait une exposition intitulée Souls Grown Deep like the Rivers (Black Artists from the American South) dans laquelle figuraient plusieurs quilts du Gee’s Bend Collective. Les œuvres du Gee’s Bend Quilt Collective restent cependant peu exposées et étudiées hors des frontières étasuniennes, alors même que les arts textiles gagnent partout en visibilité et que la pratique de la courtepointe se développe en Atlantique noir (les quilts de la communauté de Mampuján, Colombie).
Liste des courtepointières de Gee’s Bend (122) :
Lucy Mooney (vers 1880-1969)
Joerina Pettway (vers 1881-1945)
Gertrude Miller (1884-1970)
Maggie Benning (1891-1985)
Delia Bennett (1892-1976)
Henrietta Pettway (1894-1971)
Hannah Wilcox (1896-1973)
Rebecca Myles Jones (vers 1896-1986)
Willie « Ma Willie » Abrams (1897-1987)
Magdalene Wilson (1898-2001)
Patty Ann Williams (1898-1972)
Martha Jane Pettway (1898-2003)
Girlie Irby (vers 1898-1955)
Annie Bendolph (1900-1981)
Mary Ann Pettway (1900-1953)
Jennie Pettway (1900-1990)
Missouri Pettway (1902-1981)
Minder Coleman (1903-1999)
Sweet T. Pettway (1903-1983)
Annie E. Pettway (1904-1972)
Clementine Kennedy (1904-1974)
Ella Bendolph (1904-1985)
Della Mae Bridges (1905-2000)
Pearlie Pettway Hall (1908-2000)
Rachel Carey George (1908-2011)
Lottie Mooney (1908-1992)
Arie Pettway (1909-1993)
Ethel Young (1910-2000)
Mary Elizabeth Kennedy (1911-1991)
Martha Pettway (1911-2005)
Aolar Carson Mosely (1912-1999)
Indiana Bendolph Pettway (1913-1996)
Amelia Bennett (1914-2002)
Malissia Pettway (1914-1997)
Lottie Pettway (1914-1997)
Nell Parker Pettway (vers 1914-1981)
Seebell Kennedy (1915-1981)
Nettie Jane Kennedy (1916-2002)
Liza Jane Williams (1916-1988)
Deborah Pettway Young (1916-1997)
Estelle Witherspoon (1916-1998)
America Irby (1916-1993)
Nettie Young (1916-2010)
Margaret Bennett (1916-1994)
Allie Pettway (1916-2010)
Mertlene Perkins (1917-2015)
Ruby Gamble (1918-2001)
Plummer T. Pettway (1918-1993)
Gearldine Westbrook (1919-2016)
Agatha P. Bennett (1919-2006)
Irene Williams (1920-2015)
Pearlie Kennedy Pettway (1920-1982)
Lucille Bennett Pettway (1921-1999)
Lucy T. Pettway (1921-2004)
Louella Pettway (1921-2006)
Sue Willie Seltzer (1921-2010)
Lizzie Major (1922-2011)
Polly Bennett (1922-2003)
Ella Mae Irby (1923-2001)
Arlonzia Pettway (1923-2008)
Joanna Pettway (1924-1993)
Candis Pettway (1924-1997)
Lutisha Pettway (1925-2001)
Marie Pettway (1926-1987)
Ruth Kennedy (1926-2020)
Eddie Lee Pettway Green (1926-)
Minnie Sue Coleman (1926-2012)
Creola Bennett Pettway (1927-2015)
Lillie Mae Pettway (1927-1990)
Willie Ann Benning (1927-)
Emma Lee Pettway Campbell (1928-2002)
Annie Mae Young (1928-2013)
Ruth Pettway Mosely (1928-2006)
Beatrice Pettway (1928-1988)
Jessie T. Pettway (1929-)
Linda Pettway (1929-2012)
Leola Pettway (1929-2010)
Annie Bell Pettway (1930-2003)
Lucy P. Pettway (1930-2003)
Addie Pearl Nicholson (1931-2022)
Emma Mae Hall Pettway (1932-2021)
Nell Hall Williams (1933-2021)
Sarah Benning (1933-)
Arcola Pettway (1934-1994)
Mary Lee Bendolph (1935-)
Nancy Pettway (1935-)
Sadie Bell Nelson (1936-1981)
Aestean P. Young (1936-2001)
Queen Hall (1938-2015)
Helen McCloud (1938-)
Bettie Bendolph Seltzer (1939-2017)
Mensie Lee Pettway (1939-)
Nellie Pettway (1940-)
Lola Pettway (1941-2022)
Rita Mae Pettway (1941-)
Loretta Pettway (1942-)
Mary L. Bennett (1942-)
Qunnie Pettway (1943-2010)
Sally Bennett Jones (1944-1988)
Nellie Mae Abrams (1946-2005)
Marlene Bennett Jones (1947-)
Nazareth Major (1947-2020)
Florine Smith (1948-2022)
Mary Spencer (1949-2017)
Katie Mae Pettway (1950-)
Edwina Pettway (1950-)
Flora Moore (1951-)
Lue Ida McCloud (1951-)
Stella Mae Pettway (1952-)
China Pettway (1952-)
Lucy L. Witherspoon (1953-)
Lorraine Pettway (1953-)
Linda Diane Bennett (1955-1988)
Gloria Hoppins (1955-)
Essie Bendolph Pettway (1956-)
Lucinda Pettway Franklin (1957-)
Belinda Pettway (1957-2021)
Vera Pettway Major (1959-2022)
Louisiana P. Bendolph (1960-)
Loretta Pettway Bennett (1960-)
Annette Pettway (1964-)
Sally Mae Pettway Mixon (1965-)
Andrea Williams (1973-)
Aby Gaye-Duparc s’intéresse aux trajectoires des artistes afro-descendantes en Europe et en Amérique du Nord entre les années 1960 et 2000 au sein de l’espace appelé « Atlantique noir ». Après avoir été chargée de développement international pour les amis du Centre Pompidou (2019-2021), notamment du groupe d’acquisition pour l’Afrique, elle est aujourd’hui chargée de projets artistiques à la fondation Cartier. En 2021, elle a cofondé la bibliothèque féministe AWU (Dakar), qui rassemble des ouvrages écrits par des femmes africaines et afro-descendantes de tous les continents.