Comment cette période actuelle de renversements de statues – ancrée à la fois dans un activisme international axé sur la commémoration de l’histoire dans l’espace public et dans une exigence de vérité et de récits plus inclusifs – recoupe-t-elle les actuelles campagnes féministes pour la reconnaissance publique des contributions sociales, culturelles et politiques apportées par les femmes ? Quel rôle l’art joue-t-il dans la « matérialisation de l’histoire1 », dans la simplification de l’analyse publique des récits établis, leur complication et leur diversification ? Il s’agit là de questions complexes et importantes mais, dans cet article, je m’appuierai plutôt sur la récente tendance en Australie à encourager les commandes de statues de figures historiques féminines. Ainsi, je m’efforcerai de contextualiser cet examen des approches critiques de la commémoration en prenant pour exemple les travaux récents de l’artiste pluridisciplinaire Catherine Bell (née en 1969), basée à Melbourne.
Le complexe statutaire
Tandis que dans le monde entier des bronzes commémoratifs de philanthropes problématiques sont jetés à l’eau par des foules écœurées revendiquant leur droit de disposer de leurs villes2, une série de campagnes plaide pour l’érection de statues en hommage aux actes civiques de figures et modèles féminins. Parmi ces campagnes, citons notamment Mary on the Green (Londres)3, le WoManchester Statue Project (Manchester)4, Monumental Women (New York)5, le Medusa with the Head Project (MWTH, New York)6, Breaking the Bronze Ceiling (Kentucky)7 ou A Monument of One’s Own (AMOOO) en Australie, dont certaines ont déjà accompli leur objectif principal : l’inauguration d’une statue en l’honneur d’une femme dans leurs villes respectives8.
Le collectif AMOOO, fondé par une historienne et une journaliste, commence son activité par un décompte – une méthode féministe classique dans le domaine de l’histoire de l’art, comme l’ont déjà appliquée les Guerrilla Girls ou l’initiative locale plus récente Countess Report. Le résultat est sans appel : seuls 4,3 % de la statuaire publique à Melbourne représentent des femmes et, parmi celles-ci, 2,8 % sont des personnages symboliques ou fictifs, 1,5 % sont des figures historiques et 1,4 % sont non fictives et sans lien avec la monarchie. Ce constat pousse le collectif à passer à l’action : « Nous voulons que nos villes […] érigent de nouvelles statues en l’honneur de nos nouvelles héroïnes, celles qui ont été jusqu’ici mises à l’écart de l’histoire de notre nation et celles qui pourraient devenir des modèles, inspiratrices et sources de connaissance pour les générations futures9. » En 2022, AMOOO négocie sa première commande grâce à une enquête publique et des partenariats : un bronze figuratif de la militante pour l’égalité des salaires Zelda D’Aprano, conçue par l’artiste spécialiste de la reconstruction faciale Jennifer Mann.
Cette poussée en faveur de la parité dans la commémoration des femmes, souvent lancée par des campagnes citoyennes puis fréquemment coordonnée par les collectivités locales, a eu quelques résultats controversés. La plus fameuse d’entre elles est sans doute l’hommage du collectif Mary on the Green à Mary Wollstonecraft : une nouvelle statue figurative en bronze (argenté) inaugurée en 2020 dans un parc nord-londonien à l’issue d’une collecte de fonds longue de près d’une décennie. Ce minuscule stéréotype de nu féminin (une figure jeune, blanche et mince dont la créatrice Maggi Hambling assure qu’elle représente la femme lambda), s’élevant de son socle rodinien de matière brute, est largement critiqué pour sa représentation inadaptée de l’une des pionnières du féminisme.
« Monuments performatifs » et au-delà
Bien qu’il soit difficile de remettre en question la cause qui sous-tend ces initiatives – et ce, même si la volonté d’une égalité des sexes fait l’objet de critiques féministes depuis des décennies –, l’échec apparent de certains des résultats escomptés n’est pas entièrement surprenant. En effet, l’idée de faire appel à une forme d’art désuète – la sculpture figurative – et à des conceptions anachroniques de l’espace public, de dépendre d’un matériau dépassé à une époque où l’on s’accorde sur les conséquences dévastatrices de l’extractivisme, ainsi que de substituer à la célébration d’un individu celle d’un autre, bien qu’elle soit d’un autre genre, témoigne de la nature fondamentalement conservatrice de ces projets. De telles approches, même si elles prennent soin de déléguer les prises de décisions à la communauté et d’engager des artistes professionnels, trahissent également une effarante méconnaissance du travail sophistiqué que les artistes (dont un bon nombre adoptent des perspectives féministes) ont accompli depuis des décennies dans le respect de la commémoration publique.
Dans la plupart des cas, l’exploration féministe de l’art public s’intéresse plus particulièrement à des mises en œuvre du souvenir collectif et de la commémoration plus inclusives et communicatives, que ce soit en ayant recours à des méthodes différentes de solidarité qui mettent l’accent sur l’imprévu ou à des tactiques d’antagonisme, soucieuses de la nécessité de « dépasser ses seuils de confort personnels et s’exposer à des espaces plus animés afin de ne pas laisser les cris de ralliement effacer les différences et, ainsi, être en mesure d’écouter le silence contestataire10 ». La spécialiste de la performance Mechtild Widrich a inventé le terme « monument performatif » pour décrire la manière dont la méfiance générale à l’égard de l’idée même du monument dans les années 1960 a évolué plus récemment vers « un investissement conscient de l’individu et de ses substituts architecturaux11 ». De telles approches performatives reconnaissent que ce qui rend les monuments traditionnels « dangereux » est leur démonstration de pouvoir dans l’espace public et l’hypothèse d’immortalité qu’elles véhiculent, au contraire de l’élément d’imprévu qu’inclut la performance. A contrario, la création d’espaces réconciliateurs pourrait découler de l’acceptation de notre « insignifiance » commune et de notre perpétuelle évolution12.
Dans son ouvrage récent qui aborde les exigences actuelles dans le domaine de la commémoration, M. Widrich met de côté la question des monuments individuels, de leur démantèlement et de leur acceptabilité pour se focaliser davantage sur notre environnement à échelle plus large et plaider pour d’autres formes de monuments qui permettraient de maintenir le souvenir et d’exprimer nos égards collectivement13. « Pour qu’un monument fonctionne, il doit matérialiser l’histoire en tissant des liens entre les individus, les lieux et les époques », écrit Widrich, « plutôt que de simplement commémorer des souvenirs liés à un site historique privilégié » ou de « susciter des sentiments et attitudes associés aux propriétés physiques d’un seul matériau ». Elle poursuit : « Ce type de matérialisation de l’histoire requiert davantage qu’un site et des usagers. Il exige également des formes de médiation aussi techniques qu’esthétiques14. »
Cette insistance sur la manière dont les pratiques spatiales – qu’elles concernent les monuments, l’architecture ou quelque norme ou pratique artistique que ce soit – s’approprient l’espace pour en faire le théâtre de l’histoire constitue une réorientation stratégique indispensable. Au lieu de rester dépendants de modèles obsolètes – la statue en bronze figurative dans l’avant-cour d’un bâtiment administratif –, nous avons la possibilité d’étendre leur portée afin de mieux les adapter aux multiples facettes et spécificités de l’acte commémoratif.
Catherine Bell, Crematorium Vessels, 2012-2013, mousse florale récupérée, 19 x 93 x 17cm, photo : Andrew Curtis © Courtesy Catherine Bell & Sutton Gallery, Melbourne
Catherine Bell, Final Resting Place, 2018-2020, 100 récipients sculptés à la main dans de la mousse florale biodegradable, 100 photographies numériques, installation numérique, dimensions variables, photo : Ian Hill © Courtesy Catherine Bell & Sutton Gallery, Melbourne
Catherine Bell, Bringing Daphne Back, 2016, collage numérique, 29,7 x 42 cm, photographies de Daphne Mayo travaillant au Tympanum, Brisbane City Hall scannées à partir de négatifs sur verre de la Daphne Mayo Collection UQFL 119, Box 8, Folder #3, Fryer Library, The University of Queensland Library, images de l’hôtel de ville de Brisbabe trouvées sur Internet © Courtesy Catherine Bell & Sutton Gallery, Melbourne
Catherine Bell, Maker Unknown – Margaret Thomas 1840-1929, 2022, mousse florale sculptée à la main, 35 x 23 x 11 cm, photo : Andrew Curtis © Courtesy Catherine Bell & Sutton Gallery, Melbourne
Catherine Bell, Maker Unknown, 2022, performance au Pioneer Women’s Memorial Garden, Melbourne, huit bannières publicitaires déroulantes, photo : Andrew Curtis © Courtesy Catherine Bell & Sutton Gallery, Melbourne
Catherine Bell, Maker Unknown, 2022, performance au Pioneer Women’s Memorial Garden, Melbourne, huit bannières publicitaires déroulantes, photo : Andrew Curtis © Courtesy Catherine Bell & Sutton Gallery, Melbourne
La pratique commémorative de Catherine Bell
Depuis plus de dix ans, l’artiste Catherine Bell, née à Melbourne et travaillant à Brisbane, développe dans divers contextes une pratique pluridisciplinaire de la commémoration qui entremêle des perspectives féministes, participatives et issues du care. Ce qui rend le travail de C. Bell si singulier et providentiel est justement cette attention portée aux liens entre la matérialité des souvenirs ancrée dans les vestiges, le rôle central que joue le care sous ses multiples formes dans le processus de remémoration et, plus largement, les problématiques sociales et politiques qui déterminent qui nous commémorons collectivement et sous quelle forme.
C. Bell effectue sa première résidence en 2012 dans un contexte médical – une mission d’un an au Caritas Christi Hospice de Melbourne. Elle s’attache à explorer comment la pratique créatrice pourrait soulager ou améliorer de manière significative le vécu de cette communauté composée des patients, de leurs proches et du personnel soignant face au phénomène singulier mais non moins universel et extraordinaire qu’est la mort. Grâce à cette résidence, C. Bell découvre un matériau qui deviendra récurrent dans son travail : la mousse florale. Les bouquets et compositions florales sont des manifestations physiques des émotions humaines, sans doute de manière d’autant plus poignante dans un centre de soins palliatifs ou un hôpital, où la beauté de leurs couleurs et parfums tranche avec la froideur clinique de leur environnement, dans lequel leur « inutilité » présumée – leur hédonisme, leur frivolité ou leur sensualité – constitue précisément leur raison d’être. De plus, la mousse florale s’avère être un matériau de sculpture très efficace, facile à façonner, ne serait-ce qu’à l’aide d’un ongle, tout en étant structurellement solide et bon marché. C. Bell anime des ateliers au cours desquels la communauté du centre de soins palliatifs est invitée à confectionner leurs propres petites urnes funéraires, témoignant ainsi du pouvoir qu’a l’art de donner forme au souvenir de façon relationnelle et inattendue.
C. Bell réunit cette commémoration de la mort et son intérêt connexe pour la reconnaissance publique des contributions des femmes dans son projet Maker Unknown (2022), réalisé pour la ville de Melbourne. Lorsqu’elle consulte les archives de la ville sur l’art public et les monuments commémoratifs à la recherche d’œuvres de femmes artistes, C. Bell est frappée par le nombre important de fontaines à eau commémoratives qui parsèment la ville, dont la plupart ne sont créditées qu’à un « artiste anonyme ». Cette découverte la pousse à imaginer un hommage aux sculptrices oubliées de Melbourne.
En travaillant à échelle réduite avec de la mousse florale et en se servant des fontaines publiques de Melbourne comme références, C. Bell sculpte huit monuments personnalisés qui rendent hommage à une sélection de sculptrices en activité dans l’État du Victoria entre le xixe et le xxie siècle, dont Margaret Baskerville (1861-1930), Dora Ohlfsen (1869-1948) et Norma Redpath (1928-2013). Elle photographie ensuite ces œuvres et les imprime sur des banderoles publicitaires qu’elle transporte en rouleaux aisément enroulables qui, une fois tendus, se déploient à échelle grandeur nature. L’aspect final de l’œuvre consiste en une installation sauvage de ces monuments physiques mais éphémères dans l’espace public. C. Bell choisit de présenter cette réécriture de l’histoire locale officielle dans le Pioneer Women’s Memorial Garden – un modeste hommage aux pionnières de l’État du Victoria construit dans les jardins botaniques royaux de Melbourne lors du centenaire de la ville en 1934. L’artiste dispose les banderoles roulées côte à côte au sol, puis les déroule une à une jusqu’à ce qu’elles forment un groupe uni, avant de les ranger à nouveau. Chaque banderole est ensuite exposée individuellement et portée comme un étendard militaire par l’artiste, comme une sorte de rituel solennel. Puis les banderoles sont encore une fois remisées, escamotant toute trace de leur présence15. Une contestation silencieuse mais néanmoins éloquente.
Conclusion
Ce moment intense dans l’histoire des commémorations publiques nous donne l’occasion de songer avec créativité à de nouvelles façons de concevoir des récits historiques inclusifs et authentiques. Au lieu de nous tourner vers des modèles éculés et intrinsèquement problématiques qui « peinent à maintenir la vivacité du souvenir parce qu’[ils] délèguent la responsabilité de ce souvenir à un site physique et, de ce fait, neutralisent sa charge affective16 », nous devrions plutôt interroger l’idée même du monument afin d’imaginer des espaces et récits en évolution constante. L’art, et tout particulièrement les approches ancrées dans une connaissance profonde du lieu et conscientes de la fugacité de la vie humaine, peut jouer un rôle clé dans l’exploration de ces nouvelles manières de « matérialiser l’histoire17 ».
Dr Jacqueline Millner est professeure d’arts visuels à La Trobe University. Elle est notamment l’autrice de Conceptual Beauty: Perspectives on Australian Contemporary Art (Artspace Sidney, 2010), Australian Artists in the Contemporary Museum (Ashgate, avec Jennifer Barrett, 2014), Fashionable Art (Bloomsbury, avec Adam Geczy, 2015), Feminist Perspectives on Art: Contemporary Outtakes (Routledge, codir. Catriona Moore, 2018), Contemporary Art and Feminism (Routledge, avec Catriona Moore, 2021) et Care Ethics and Art (Routledge, codir. Gretchen Coombs, 2022). Elle a organisé d’importantes expositions et a bénéficié de bourses de recherche prestigieuses décernées par l’Australian Research Council, l’Australia Council et Create NSW.