Cet ouvrage fait suite à la tenue d’un colloque international organisé les 23 et 24 septembre 2016, par le Musée Sainte-Croix, l’université de Poitiers (Criham) et l’association Archives of Women Artists, Research and Exhibitions (AWARE) à la faveur de l’exposition Belles de jour, femmes artistes — femmes modèles, organisée par le musée du 18 juin au 9 octobre 2016. Déployée dans le parcours des collections du musée poitevin, cette exposition, bénéficiant notamment d’un important prêt du Musée des Beaux-Arts de Nantes, explorait la figure féminine comme sujet entre 1860 et 1930, en faisant la part belle aux artistes femmes de Camille Claudel à Romaine Brooks.
From 1914 Claude Cahun and Marcel Moore created an aesthetic in which the contribution of one was complemented by the other. This text focuses on Cahun’s and Moore’s intermedial practice – a blend of writing, illustration, photography, and wartime resistance activities – which they executed in fluid and perfect symbiosis. This essay demonstrates how this symbiosis was a creative force for the pair’s interdisciplinary practice, whose poetic and political aesthetic is still surprising today. A short study of a few literary and performative works produced by the couple provides the basis for a presentation of their collaborative work as a whole. Cahun and Moore’s blurring of their individual identification in their theatrical photographic portraits and revolutionary actions reveals a continuous art founded in an aesthetic of everyday living that prompted their every gesture, as well as a subjective vision of the space shared by “us”.
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Il arrive parfois dans un entourage que deux individus se confondent par leur grande proximité. Pour Claude Cahun et Marcel Moore, cette proximité semble supplantée par une fusion, une relation symbiotique inébranlable1. L’une est confondue dans l’autre et, par conséquent, cette relation rend diffus les contours de chaque personnalité. En effet, Marcel Moore est pour Claude Cahun « l’autre moi », le miroir et celle qu’elle nomme l’« iris que je ne puis farder2 ». Omniprésente, cet autre est pour Cahun à la fois le regard extérieur et celui qui est vu de l’intérieur. L’autre est bien plus qu’une muse occasionnelle, mais une inspiration profonde et celle qui engendre continuellement une autre « moi ». C’est donc ensemble que Cahun et Moore aspirent à une union, de sorte qu’il n’y ait plus qu’un seul pouls commun, battant au rythme de leurs pulsions partagées et des combats politiques qui les animent.
Cette union marque également l’histoire de l’art du XXe siècle, par une démarche interdisciplinaire. L’œuvre de Cahun et Moore est d’ailleurs encore aujourd’hui jugée comme étant pionnière d’une recherche formelle inégalée parmi les surréalistes français, puisqu’elle a contribué notamment à renouveler, par son imaginaire, la pratique de la photographie et à repousser les limites de ses techniques. Depuis les écrits de Tirza True Latimer3, la production cahunienne est d’ailleurs étudiée en tant qu’œuvre collaborative élaborée à quatre mains par Cahun et Moore. Cet article s’intéresse tout particulièrement à la démarche collaborative de Cahun et Moore en tant que moteur de création menant à l’intégration de l’art dans un mode de vie à deux. L’état de symbiose qui se dégage de leur œuvre captive encore aujourd’hui le lecteur-spectateur et se révèle dans les énoncés performatifs4 laissés au passage par les deux artistes à travers le temps. L’article présentera quelques-uns de ces motifs, afin d’établir un lien direct entre la relation du couple Cahun-Moore, leur démarche et leur legs artistique.
1. Claude Cahun, Vues et Visions…, dessins de Marcel Moore, Paris, Éditions Georges Crès & Cie, 1919, p. 98-99, 28 × 45 cm, Paris, BnF (FRBNF35802777), © Photo Julie Richard.
Suzanne Malherbe est née en 1892 d’une famille influente et éduquée de Nantes. Elle dispose d’une formation aux beaux-arts où elle excelle notamment dans le domaine de l’illustration. Elle adopte plus tard le pseudonyme Marcel Moore. Lucy Schwob (Claude Cahun), est née en 1894 dans la même localité au sein d’une famille bourgeoise juive liée au milieu de l’édition, dont un oncle, éditeur du journal nantais Le Phare de la Loire. Le mariage du père de Lucy et de la mère de Suzanne en 1917, participe d’ailleurs à souder le destin des deux jeunes filles même si leur première rencontre remonte à 1909. Ce bagage familial a façonné l’œuvre commune de Cahun-Moore, favorisant ainsi la complicité des deux femmes ayant eu une enfance semblable avec des références communes.
L’œuvre collaborative de Claude Cahun et Marcel Moore s’amorce dès les premiers instants suivant leur rencontre avec un dessin intitulé LSM, qui est en fait le symbole de leurs initiales entrelacées (Lucy Schwob – Suzanne Malherbe) conçu vers 1910. De toute évidence, cette œuvre se présente comme une déclaration d’amour officielle puisque, lues à la suite, les lettres L-S-M, s’entendent « Elles s’aiment ». Le dessin, bien que schématique, annonce déjà plusieurs motifs qui deviendront récurrents dans les photomontages et les tableaux photographiques qu’elles développeront plus tard, tels que l’œil, la bouche et la main. La présence de leurs initiales respectives incorporées à la composition affirme, par la double signature, le début d’une collaboration fructueuse et, surtout, la négation de l’autorité suprême de l’auteur unique.
L’esthétique symbiotique du couple apparaît toutefois davantage évidente dans une première œuvre littéraire qu’elles ont conçue ensemble portant le titre de Vues et vision… dont la première édition est parue en 1914 dans Le Mercure de France, puis est ensuite rééditée en 1919 sous les éditions parisiennes de Georges Crès [ill. 1].
Cette dernière publication reliée comporte 25 vers en rimes de Cahun encadrés par les dessins à l’encre et à la plume de Moore. Il s’agit de leur première œuvre intermédiale officielle. L’auteure Andrea Oberhuber, spécialiste de l’œuvre de Claude Cahun, souligne d’ailleurs à ce sujet l’indissociabilité des deux médiums exploités pour la conception de cette œuvre hybride. Les effets de sa mise en page se répercutent effectivement dans son mode de lecture en imposant un dialogue entre le dessin et l’écriture, les deux médias s’entrelaçant et se complétant dans cette « disposition spéculaire5 » du mot et de l’image, en éliminant de surcroît tout statut hiérarchique entre le discours écrit et visuel. L’image ici n’a effectivement pas la fonction d’illustrer tel quel le texte, mais bien de le compléter et d’en bonifier les sens. L’état de symbiose est annoncé par Cahun qui s’en remet à la bienveillance de Moore en mentionnant : « Je te dédie ces proses puériles afin que l’ensemble du livre t’appartienne et qu’ainsi tes dessins nous fassent pardonner mon texte6 ». La création pour Cahun et Moore s’inscrit ainsi dans un désir de complétude et de complicité, à la fois amoureux et esthétique.
La création photographique du couple Cahun-Moore tend, quant à elle, à repousser les limites de la collaboration en balayant les frontières qui séparent le statut de l’auteur du sujet de la représentation. Les mises en scène photographiques élaborées entre 1910 et 1947 montrent Cahun dans différentes poses et divers personnages. Elles attestent ainsi d’une recherche active de soi et de la mise en place d’un mode performatif du genre7 se logeant au cœur de la démarche artistique du couple. Alors qu’une lecture conventionnelle de l’image réserverait à Claude Cahun le rôle de sujet de la représentation, la relation étroite qu’elle entretient avec la photographe, déjoue encore une fois les attentes. Elles sont mutuellement la muse de l’autre, celle qui inspire et qui relance les explorations esthétiques de ce laboratoire clos de leur atelier. La photographie chez Cahun-Moore conserve d’ailleurs sa vocation documentaire, puisque les portraits produits en série servent à constituer une banque d’images réutilisées pour les soins de leurs photomontages comme c’est le cas pour les héliogravures de Moore qui illustrent l’ouvrage Aveux non avenus publié en 1930.
La relation fusionnelle du couple est notamment exprimée par la présence de plusieurs symboles, tel le motif du double, et la recherche d’un effet de symétrie entre deux images. Un montage photographique intitulé Le Croisic (1921)8 montre de manière plastique la superposition de deux prises de vues dans un même univers, de sorte à donner l’illusion d’une continuité de la composition.
2. Claude Cahun, Autoportraits, vers 1948, planche-contact, 11,5 × 3,8 cm chacune, Jersey Heritage Collection, © Jersey Heritage Collection.
2. Claude Cahun, Autoportraits, vers 1948, planche-contact, 11,5 × 3,8 cm chacune, Jersey Heritage Collection, © Jersey Heritage Collection.
L’espace intime occupe effectivement une place significative dans la démarche collaborative de Cahun-Moore, comme en témoignent les expérimentations qu’elles mènent à l’île de Jersey où elles s’installent définitivement à partir de 1937 dans leur maison baptisée « La Rocquaise » à Saint-Brelade. Dès leur arrivée, les abords de la plage et les espaces publics de l’endroit sont investis par le couple et deviennent le théâtre de leur art. Cahun et Moore explorent le site dans une approche performative, comme en font foi une série de photographies réalisées par Moore au cours des années 1940-1950 [ill. 2], constituant les seuls rares documents des promenades artistiques et furtives de Claude Cahun. Ces séries photographiques, réalisées en grand nombre et à des périodes différentes, représentent ni plus ni moins qu’une prise de possession du territoire par les créatrices, formulant un mode alternatif et subjectif d’appréhension de l’environnement, parfois en s’adonnant au jeu du hasard, comme c’est le cas dans le chemin des chats9, ou encore à un contact sensuel avec le paysage, faisant corps avec lui.
En conclusion, l’œuvre de Cahun-Moore et leur « esthétique du partage10 », va de pair avec une pratique interdisciplinaire au sein de laquelle chacune complète le geste de l’autre. Elles prônent ainsi une démocratie de l’art et l’abolition des hiérarchies entre les disciplines pour laisser place à une certaine organicité orchestrée
des éléments hybrides au sein d’une même conception. Leur œuvre se démarque également de celle de leurs contemporains par l’adoption d’une esthétique poétique au service d’une résistance éthique et politique, tant dans la forme que dans le contenu. La démarche collaborative de Cahun et Moore s’affirme ainsi en
tant que moteur et leitmotiv créatif insatiable et lègue une création symbiotique de tous les instants.
Julie Richard est candidate au doctorat interuniversitaire en histoire de l’art à l’université du Québec à Montréal (Canada). L’auteure s’intéresse principalement aux actes de résistance artistique mis en œuvre par les femmes, tant chez les avant-gardes historiques qu’en art actuel, tels que la production de poupées, l’art d’infiltration, la performance, ainsi que les pratiques furtives et performatives. Grandement influencées par les théories du genre et les études queer, les recherches actuelles de l’auteure portent sur les relations entre le corps, l’espace et l’architecture.