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Voies nouvelles, nouvelles voix. Les femmes peintres et l’autoportrait au début du XXe siècle en Europe

24.02.2019 |

Lotte Laserstein, In meinem Atelier [Dans mon atelier], 1928, huile sur toile, 46 x 73 cm, Collection Michal et Renata Hornstein, Montréal

Au cours des premières décennies du XXe siècle, les femmes peintres, en Europe notamment, modifient l’imaginaire lié à l’autoportrait en s’appuyant non sans modernité sur l’altérité de leurs expériences : celles de la maternité, d’une féminité nouvelle ou de la sororité entre autres – autant de thèmes qui seront repris et prolongés par les artistes féministes à partir des années 1960-1970. C’est à ces quelques typologies que je propose ici de m’intéresser.

Autoportrait masculin, autoportrait féminin

L’autoportrait s’est constitué en genre autonome au XVIe siècle, à la faveur de trois événements fondamentaux : la diffusion du miroir, le développement social d’une conscience nouvelle de soi et le changement de statut des créateurs, passés d’artisans à artistes1. Le génie, la puissance et la masculinité ne cesseront au fil des siècles suivants de nourrir le mythe de l’art animé d’une énergie virile et sexuelle.
Dès la Renaissance, les femmes privilégient l’« autoportrait en artiste » – une subversion en soi –, moyen d’affirmer leur savoir-faire, à l’exemple de Sofonisba Anguissola (vers 1535-1625) qui se représente en train de peindre une Vierge à l’Enfant (Autoportrait au chevalet, 1556). Pourtant, les commentateurs, et ce jusqu’à la fin de l’âge classique, se montrent surtout prompts à mentionner la beauté comme qualité première de la peintresse2, et les collectionneurs et mécènes, se prenant alors d’engouement pour l’autoportrait féminin, voient en elle une « merveille de la nature3 ».
Au XIXe siècle, la libéralisation du marché de l’art et la naissance de la modernité ont une influence majeure sur l’autoportrait masculin en Europe. L’idéal de l’Ancien Régime – l’artiste en aristocrate ou en grand bourgeois – est remplacé, au lendemain de la révolution française de 1789, par celui, républicain mais toujours élitiste, de l’auteur à la fois méritant et singulier4. Apparaissent de nouvelles figures de la marginalité (bohèmes, visionnaires, voire martyrs), mais celles-ci sont toujours construites d’après les valeurs viriles héritées de la Renaissance.
À la même époque, la situation des femmes reste délicate5. En dépit de quelques avancées, parmi lesquelles l’accession progressive aux écoles d’art (en 1873 à l’académie Julian, en 1900 à l’École nationale supérieure des beaux-arts, pour ne parler que de la France), la revendication du statut d’artiste exige de défier bien des conventions. Cette particularité appelle, dans le cadre de l’autoportrait, des réponses inévitablement distinctes de celles qu’apportent les hommes : la marginalité des femmes, fort différente de la marginalité alors affichée par leurs homologues masculins, les conduit à inventer des iconographies novatrices.

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Paula Modersohn-Becker, Autoportrait au sixième anniversaire de mariage, 1906, détrempe sur carton, 101,8 x 70,2 cm, Museen Böttcherstrasse, Paula Modersohn-Becker Museum, Brême, © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême

Autoportrait en mère

La maternité est par définition propre aux femmes. Dans l’autoportrait, elle prend deux formes principales : la moins commune est celle de la grossesse ; la seconde, la représentation des liens de l’artiste avec ses enfants. Si quelques figures bibliques gravides, au premier rang desquelles se trouve la Vierge Marie, peuplent la peinture religieuse, rares sont les femmes enceintes, avant les années 1960, à faire l’objet d’un véritable portrait. Les raisons en sont les nombreux tabous sociaux entourant la grossesse, jugée impudique puisqu’elle constitue le signe manifeste d’une activité sexuelle, ainsi que les superstitions portant sur la santé du fœtus6. Elles composent autant de barrières, voire d’interdits, pour celle qui souhaite fixer sa propre image ainsi.
Une des premières à s’y être aventurées est la peintre allemande Paula Modersohn-Becker (1876-1907). Autrefois connue des seuls amateurs de Rainer Maria Rilke qui l’appréciait beaucoup, elle accède enfin à la reconnaissance plus d’un siècle après son décès précoce des suites de ses couches. L’un de ses tableaux les plus célèbres est Selbstbildnis am 6. Hochzeitstag [Autoportrait au sixième anniversaire de mariage] ; elle y apparaît dénudée (une première pour une personne de son sexe7) et enceinte. Pourtant, point de réalisme biographique ici – à cette date, elle n’attendait pas encore d’enfant –, plutôt l’énoncé programmatique de ses désirs les plus profonds, où la volonté de créer et celle de procréer se mêlent étroitement.

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Elsa Haensgen-Dingkuhn, Selbstbildnis mit Sohn im Atelier [Autoportrait avec son fils en studio], 1928, huile sur carton, 73 x 61 cm, © Elsa Haensgen-Dingkuhn, © Photo : AKG Images

Si la maternité a longtemps été considérée comme l’une des causes de l’éloignement des femmes de la culture, champ jugé masculin par excellence – il y aurait beaucoup à dire sur la rareté de l’autoportrait en père –, l’histoire de la représentation de l’artiste en mère est marquée par les autoportraits aux accents rousseauistes d’Élisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842) peints au moment de l’invention de l’amour maternel par les philosophes des Lumières. Un siècle après, les enjeux ont changé : il s’agit désormais pour les femmes de porter un regard critique sur les difficultés à allier carrière et maternité. Ainsi Hanna Nagel (1907-1975), dessinatrice et illustratrice proche de la Neue Sachlichkeit (la Nouvelle Objectivité, mouvement reconnu pour son examen mordant de la société sous la république de Weimar), s’est figurée en mère à plusieurs reprises, notamment dans Das Kleinkindersystem! Die Künstlerin als erschöpfte Mutter beim Kartoffelschälen, umgeben von ihren zahlreichen Kindern [Le système des tout-petits ! L’artiste en mère épuisée à éplucher des pommes de terre, entourée de ses enfants] (1931). Elle souligne dans ce dessin l’aliénation que peut produire la maternité, dont, tout comme P. Modersohn-Becker dans son tableau, elle n’a pas encore fait l’expérience personnelle (sa fille naîtra en 1938). Cette porosité entre vie professionnelle et vie familiale, éprouvée quotidiennement par tant de femmes, transparaît également dans l’œuvre d’une autre Allemande, une des premières admises à la Kunsthochschule de Hambourg, Elsa Haensgen-Dingkuhn (1898-1991), après la naissance de son fils Jochen (Selbstbildnis mit Sohn im Atelier [Autoportrait avec son fils en studio], 1928) : sur un mode cette fois autobiographique, elle se représente dans l’atelier, l’enfant dans les bras.

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Romaine Brooks, Autoportrait, 1923, huile sur toile, 117,5 cm x 68,3 cm, Smithsonian American Art Museum

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Lotte Laserstein, Selbstporträt mit Katze [Autoportrait au chat], 1928, huile sur panneau, 61 x 51 cm, Leicester, New Walk Museum & Art Gallery

Autoportrait en « femme nouvelle »

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que les millions de morts au front ont nécessité dans chaque pays belligérant que les femmes investissent des domaines jusqu’alors réservés aux hommes, éclot dans les romans, sur les scènes des théâtres et dans les pages des magazines une « femme nouvelle », sportive, affranchie et androgyne, dont la coupe courte est bientôt l’attribut le plus visible. Si l’incarnation de la femme indépendante en garçonne est toute relative – tant sa réalité même reste fragile et encore limitée –, son style est largement adopté par les artistes « modernes8 ». Il devient un moyen de réfléchir aux stéréotypes rattachés à la féminité. Il est aussi une façon d’échapper à certaines assertions sociales et de revendiquer une liberté du corps et de l’esprit. À la suite de Romaine Brooks (1874-1970) pour qui, dès le début des années 1910, androgynie, homosexualité et autoportrait étaient profondément imbriqués (At the Seaside – Self-Portrait [Au bord de la mer – autoportrait], 1912), Lotte Laserstein (1898-1993) se représente à de nombreuses reprises en femme nouvelle (Selbstporträt im Atelier Friedrichsruher Straße [Autoportrait dans l’atelier de la Friedrichsruher Straße], vers 1927). Comme R. Brooks avant elle, elle est l’auteure de portraits féminins dans lesquels les modèles échappent à la réification. Si son esthétique, d’un naturalisme assez académique, n’a pas la radicalité de certaines œuvres de ses contemporaines, elle est toutefois au service d’une vision transformée de la féminité. Dans son Selbstporträt mit Katze [Autoportrait au chat] (1928), elle se montre en train de peindre, les cheveux très courts, vêtue d’une blouse aux lignes masculines, professionnelle et souveraine, dépouillée de toute caractéristique ordinairement féminine. À l’arrière-plan, le paysage urbain s’étend ; celui-ci et le félin, symbole d’indépendance, forment les deux autres personnages du tableau. C’est dans ce même cadre de l’atelier que certaines artistes inventent une iconographie nouvelle, celle de la sororité.

Sororités

Pour les artistes hommes, se représenter aux côtés d’un modèle féminin, telle que la tradition s’est développée depuis le XIXe siècle, est l’occasion de figurer l’altérité. L’atelier – lieu marginal s’il en est dans l’imaginaire bourgeois – sert fréquemment de décor à la mise en scène des enjeux de domination et de sexe. Sous le pinceau des peintresses, ce type d’autoportrait favorise souvent la construction d’une autre image du corps que celle que véhicule l’art, mais aussi la culture de masse, et d’un autre lien au modèle, libéré du sentiment de possession : « Les femmes sont peintes d’une toute autre façon que les hommes, rappelle John Berger, non parce que le féminin est différent du masculin, mais parce que l’on tient pour acquis que le spectateur “idéal” est toujours mâle, et que l’image de la femme est faite pour le flatter9. » À cet égard, il est frappant de constater combien la recherche d’une beauté canonique ne semble en rien préoccuper la plupart des artistes femmes. En revanche, une attention particulière à la création d’un rapport équilibré entre les protagonistes transparaît dans l’élaboration d’un nouveau répertoire de gestes, d’attitudes corporelles et de jeux de regards, ainsi que dans le soin porté à certains détails du corps.

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Charlotte Berend-Corinth, Selbstbildnis mit Modell [Autoportrait avec modèle], 1931, huile sur toile, 90 x 70,5 cm, Berlin, Nationalgalerie, © BPK, Nationalgalerie, SMB © Photo : Jörg P. Anders

Pour In meinem Atelier [Dans mon atelier] (1928), L. Laserstein choisit de se représenter aux côtés de son amie Gertrude Rose, dite Traute. Elle y valorise autant l’androgynie de sa compagne que la sienne, et le corps nu de Traute est figuré avec un réalisme inhabituel (lignes athlétiques, poils pubiens précisément dessinés, seins aplanis par la position allongée, veines bleutées sous la peau). Dans un autre tableau – Ich und mein Modell [Moi avec mon modèle] (1929-1930) –, elle insiste davantage sur leur attachement tendre et respectueux et sur leur relation égalitaire.
Dans ce registre, le cas de Charlotte Berend-Corinth (1880-1967) est particulièrement intéressant. Future membre de la Sécession berlinoise, elle pose à demi nue avec son professeur et bientôt époux, Lovis Corinth, dans un double portrait à l’atmosphère lourdement érotique peint par celui-ci en 1902 (Selbstdnis mit Charlotte [Autoportrait avec Charlotte]). Dans le théâtre d’une fin de repas, il saisit d’une main l’un de ses tétons et porte un toast (à destination du spectateur ?). Quand, vingt-neuf ans plus tard, C. Berend-Corinth se représente à son tour aux côtés d’une femme nue, le choix des poses et des expressions traduit une ambiance bien différente, où le modèle, si joli soit-il, tient un rôle tout autre dans la construction du tableau, en témoigne sa place aux côtés de l’artiste, sororale (Selbstbildnis mit Modell [Autoportrait avec modèle], 1931). Ces tableaux font étrangement écho à un autoportrait pionnier de Suzanne Valadon (1865-1938), avec André Utter, Adam et Ève (1909), dans lequel elle cherche un rapport d’égalité entre les figures tout en exprimant son désir pour le corps de l’amant.

Ces quelques pistes étudiées par les artistes femmes au début du XXe siècle permettent à celles-ci de s’approprier de manière nouvelle un genre jusqu’alors très amplement dominé par une mythologie masculine. Elles auront ouvert la voie à certaines de leurs cadettes, à l’exemple de Sylvia Sleigh (1916-2010) ou de Joan Semmel (née en 1932), qui, dès les années 1960-1970, entreprendront de faire de l’autoportrait peint le lieu de leur combat pour offrir une vision moins normative des femmes et de leur rapport au monde, et pour échapper à la marginalité à laquelle l’histoire de l’art les a longtemps condamnées.

 

Camille Viéville est docteure en histoire de l’art contemporain et chercheuse indépendante. Spécialiste du portrait au XXe siècle, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages (Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011 ; Le Portrait nu, Paris, Arkhê, 2017 ; Les femmes artistes sont dangereuses, coécrit avec Laure Adler, Paris, Flammarion, 2018), ainsi que de nombreux articles, dont certains sont consacrés aux artistes femmes (« Genres détournés. Le portrait nu dans la peinture féministe des années 1960-1970 », Corridor, no 3 spécial : Réalisme et Gender dans la peinture du vingtième siècle, 2009 ; « Le détournement comme dénonciation dans l’art féministe des années 1960 et du début des années 1970 », Figures de l’art. Revue d’études esthétiques, no 23 spécial : L’Image recyclée, 2013). Elle collabore au Magazine d’AWARE depuis 2017.

1
Kris Ernst et Kurz Otto, Legend, Myth, and Magic in the Image of the Artist. A Historical Experiment, préface par Ernst Hans Gombrich, New Haven, Londres, Yale University Press, 1979, p. 42-49.

2
Lacas Martine, Des femmes peintres du XVe à l’aube du XIXe siècle, Paris, Seuil, 2015, p. 50.

3
Ibid., p. 79.

4
Heinich Nathalie, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique (2005), Paris, Gallimard, collection « Folio essais », 2018, p. 323 et suiv.

5
Morineau Camille, Artistes femmes, de 1905 à nos jours, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2010, p. 10.

6
À ce sujet, voir Berthiaud Emmanuelle, Enceinte. Une histoire de la grossesse entre art et société, Paris, Éditions de La Martinière, 2013.

7
Sur la question de l’autoportrait nu, je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Viéville Camille, Le Portrait nu, Paris, Arkhê, 2017.

8
Meskimmon Marsha, The Art of Reflection. Women Artists’ Self-Portraiture in the Twentieth Century, New York, Columbia University Press, 1996, p. 129.

9
Berger John, Voir le voir (1972), traduction de Monique Triomphe, Paris, B42, 2014, p. 65.

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