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Sculptrices, statuaire publique et nationalisme

29.04.2022 |

Hélène Bertaux, La Législation, 1878, pierre, palais  du Louvre, façade

La deuxième moitié du XIXe siècle, avec les régimes du Second Empire (1852-1870) puis de la Troisième République (1870-1940), marque la stabilisation progressive de la France suite au bouleversement de la Révolution et de l’instabilité politique qui s’ensuit. C’est aussi à cette période que se consolide peu à peu l’identité nationale française moderne. Les grands travaux d’urbanisme menés à Paris par Georges Eugène Haussmann, ainsi que quelques projets de construction majeurs comme l’opéra Garnier, l’hôtel de ville ou l’ambitieux projet du Nouveau Louvre impliquent une transformation profonde de la capitale, qui va de pair avec les transformations culturelles de la nation.
D’abord motivée par la célébration de la souveraineté et des valeurs de l’État, la statuaire prend un rôle didactique et nationaliste sous ces deux régimes : les sculptures se répandent comme des objets de diffusion des nouveaux idéaux républicains après 1870. L’ampleur de ce phénomène, qui s’observe à Paris, en province et dans le reste de l’Europe, lui a valu le nom de statuomanie1 : tous les espaces publics, semi-publics et privés se voient soudainement abreuvés de bustes et autres portraits2 consacrant les héros de la nation, les grands hommes de lettres et de science, les personnalités politiques majeures ainsi que de nombreuses figures allégoriques féminines inspirées de l’Antiquité, souvent dénudées. La femme y est réifiée, dans la tradition du XIXe siècle, celle d’une bourgeoisie patriarcale où le public – masculin – contemple à des fins tant esthétiques qu’érotiques le corps féminin anonymisé par le biais de l’allégorie.

Sculptrices, statuaire publique et nationalisme - AWARE Artistes femmes / women artists

Marie-Louise Lefèvre-Deumier, Nymphe Glycéra ou La Couronne de fleurs, 1861, palais du Louvre, cour carrée

Dans un tel contexte, où la femme est systématiquement le sujet de la représentation plutôt que productrice du regard artistique, il semble difficile pour une artiste de s’affirmer comme sculptrice3. De plus, l’École des beaux-arts, qui constitue la seule formation officielle en peinture et en sculpture, ne s’ouvre aux femmes qu’à partir de 1897, les laissant au XIXe siècle en dehors des circuits académiques et limitant leurs opportunités de formation, particulièrement pour la sculpture. Quelques académies privées, comme l’académie Julian ou l’académie Colarossi, les accueillent peu à peu, mais la plupart se forment auprès de leurs proches masculins, pères, frères ou maris, ainsi que dans des ateliers d’artistes. C’est le cas d’Hélène Bertaux (1825-1909), qui se forme auprès de son beau-père Pierre Hébert (1804-1869), ou de Claude Vignon (1832-1888), née Marie-Noémi Cadiot, qui prend des leçons dans l’atelier de James Pradier (1790-1852). Ces deux dernières sont parmi les seules à avoir été récompensées en tant que sculptrices au Salon, avec Félicie de Fauveau (1801-1886) et Marie-Louise Lefèvre-Deumier (1812-1877). La sculpture est en effet un art genré : les exigences physiques liées à sa pratique sont associées à des qualités viriles, excluant de fait les femmes. Dans le cas de la statuaire publique particulièrement, l’idée d’une femme réalisant des œuvres monumentales pour l’espace urbain est difficilement acceptable pour le public – et les commanditaires – de l’époque. Ainsi, si la statuomanie s’empare de Paris, elle est confiée en très grande majorité à des hommes. Si l’on écarte les espaces publics intérieurs, comme l’escalier du Louvre ou celui du palais Garnier, et les espaces semi-privés comme les sépultures, trois artistes femmes seulement ont réalisé des commandes publiques à Paris : H. Bertaux, C. Vignon et M.-L. Lefèvre-Deumier4.
Ces trois artistes participent notamment au projet du Nouveau Louvre (1851-1936), dont l’objet est de relier le palais du Louvre aux Tuileries. Ce projet occasionne d’importantes commandes pour un ambitieux décor sculpté dans lequel des figures d’hommes illustres incarnent les avancées scientifiques, littéraires et philosophiques mais aussi le développement du commerce et de l’industrie, qui célèbrent la prospérité et la réussite intellectuelle françaises. Ce sont donc autant de symboles de la gloire nationale que l’on retrouve sur ses façades, comme La Navigation (1864) et La Législation (1878) d’H. Bertaux, encadrées par les figures de Moïse et de Charlemagne (1878).

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Hélène Bertaux, La Navigation, 1868, pierre, palais  du Louvre, façade

Les valeurs portées par ces œuvres – l’histoire d’une France conquérante, moderne, culturellement rayonnante et économiquement forte – et le peu de femmes embauchées pour les réaliser mettent au jour un apparent désintérêt pour l’inclusion des citoyennes dans l’ambitieux projet du roman national5. Le cas de l’hôtel de ville de Paris est particulièrement flagrant : la façade en est refaite entre 1874 et 1882, suite aux dégâts causés par la Commune (1870-1871), ce qui est l’occasion de réaliser une immense galerie en plein air des Parisiens et Parisiennes illustres. Parmi ces statues, seulement six portraits de femmes6, et seulement une sculptrice invitée à participer, H. Bertaux encore, pour le portrait de Jean Siméon Chardin (1699-1779). De même, si l’on regarde le processus de sélection des artistes pour ces projets de décor urbain, ces trois femmes semblent n’avoir pas été choisies pour leur genre, c’est-à-dire dans un effort de l’État pour mettre en avant les créatrices. Ces opportunités pourraient plutôt s’expliquer par leurs réseaux et leur réputation. Par exemple, C. Vignon, qui soutient dans un premier temps l’Empire et se montre plus critique envers la République7, cesse d’être sollicitée pour des commandes après le changement de régime, et n’est d’ailleurs pas incluse dans le projet de l’hôtel de ville. M.-L. Lefèvre-Deumier, proche de l’impératrice, n’expose plus au Salon après 1873, sous la République.

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Vignon (Marie-Noémi Cadiot-Constant Rouvier, dite), Rinceaux habités d’enfants, 1862, pierre, fontaine Saint-Michel, Paris

Un réseau artistique et politique conséquent est donc un impératif pour obtenir des commandes, même s’il n’est pas le seul critère. La commande de certaines sculptures à C. Vignon pour le Nouveau Louvre est un exemple de la manière dont la carrière des artistes se construit à la fois grâce à leurs compétences et à leurs relations. Il est certain que le rapport privilégié de C. Vignon avec l’architecte Hector Lefuel, qui fut son amant, a incité ce dernier à la recommander pour réaliser des œuvres supplémentaires lorsqu’un des artistes engagés pour la façade du vieux Louvre s’est montré défaillant. Pourtant, son choix est aussi expliqué par l’existence d’un groupe sculptural déjà réalisé, dont le ministère des Beaux-Arts était très satisfait, et par la bonne éthique de travail de la part de C. Vignon.
L’étude de la correspondance d’H. Bertaux avec le ministère des Beaux-Arts montre à quel point elle est non seulement en contrôle de sa carrière, mais également capable de grandes audaces. Sa Psyché sous l’empire du mystère8 (1889), aujourd’hui visible dans une niche extérieure du palais du Luxembourg, a d’abord été achetée par l’État pour 7 000 francs, avant que l’artiste ne renégocie la vente à 10 000 francs en signalant que ce tarif était bien plus représentatif de la rémunération usuelle pour un tel ouvrage. Elle arrange de même l’entrée au musée du Luxembourg de cette œuvre, en remplacement d’une autre de ses sculptures, qu’elle fait déplacer au palais de l’Élysée en sollicitant par une lettre officieuse l’épouse de Sadi Carnot, Cécile Carnot, sans tout à fait la connaître9. Cette détermination chez H. Bertaux va de pair avec son engagement féministe10, qui s’exprime à la fois dans sa lutte pour l’entrée des femmes aux Beaux-Arts et par la création de l’Union des femmes peintres et sculpteurs et de son Salon, qui permet à ses consœurs d’être exposées et de vendre leurs œuvres. Son combat s’illustre dans ses lettres à l’administration des Beaux-Arts, où elle plaide la cause de ses consœurs, faisant l’éloge « du courage et de l’abnégation pour le triomphe de l’art féminin »11, sans se priver de rappeler les difficultés inhérentes au statut de ces dernières. Elle écrit en mai 1889 : « J’estimerais que mon travail admis au Luxembourg en me cumulant d’honneur, prouverait aux femmes […] ce qu’elles peuvent attendre de votre tutélaire justice comme Directeur des Beaux-Arts, lorsqu’il s’agira de récompenser leurs efforts d’artistes. »12

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Hélène Bertaux, Psyché sous l’empire du mystère, avant 1897, © Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Dist. RMN-Grand Palais

Malheureusement, il est difficile de voir des répercussions sur les choix concrets de la direction des Beaux-Arts. Si le militantisme de H. Bertaux est louable, il n’en reste que son succès peut en partie être imputé au réseau bourgeois qu’elle a su se construire ; son talent, sans être nié, ne peut s’envisager comme seule raison de sa carrière exceptionnelle. Les trois sculptrices mentionnées ici font toutes figures d’exception, et leurs sculptures ne sont jamais les plus imposantes et les plus centrales dans les projets auxquels elles participent. C. Vignon a certes apporté sa pierre à l’édification de la fontaine Saint-Michel, inaugurée en 1860, mais elle n’en réalise que les rinceaux et des motifs végétaux. Tous ces exemples ont le goût de victoires en demi-teinte pour l’inclusion des femmes dans la création artistique nationale et témoignent plutôt de réussites individuelles de personnalités à la fois méritantes et privilégiées que d’une véritable volonté nationale d’inclure les femmes et de promouvoir leur participation à l’art contemporain. De même, l’art religieux, qui à cette époque est aussi gagné par la statuomanie, ne fait appel qu’à quelques sculptrices pour rénover des façades, comme l’église Saint-Laurent pour laquelle H. Bertaux réalise deux sculptures de saints (1868).
Dans le premier quart du XXe siècle, s’il ne disparaît pas totalement, l’engouement pour la statuaire publique perd en ampleur et se transforme ; d’autres espaces de diffusion comme les cimetières, lieux semi-privés et largement fréquentés par le public parisien, deviennent des musées à ciel ouvert où de nombreuses femmes ont pu exercer leur art avec plus de liberté13. Ces espaces, qui ne relevaient pas de la commande publique mais de réseaux privés et amicaux, sont en effet plus accueillants pour elles que les grands projets initiés par l’État. Ainsi, au début du XXe siècle, Laure Coutan (1855-1915), Marguerite Syamour (1857-1945) ou Jeanne Itasse (1865-1941) comptent parmi les contributrices à cet art des cimetières. Ce dernier se présente alors comme une alternative à l’art officiel, qui consiste encore et toujours à célébrer des hommes, dont les portraits sont sculptés par d’autres hommes, tôt ou tard eux aussi immortalisés dans le marbre.

1
Pour plus de détails, voir les travaux de Maurice Agulhon, dont son article « La “statuomanie” et l’histoire », Ethnologie française, 1978, 2-3, p. 145-172.

2
Pour une explication détaillée de l’explosion de la statuaire à Paris, voir Hargrove June, « Les statues de Paris », dans Nora Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire. La Nation : la gloire, les mots, Paris, Gallimard, 1997, t. II, vol. 3, p. 243-282.

3
Pour désigner une femme pratiquant la sculpture, nous avons privilégié ici l’usage du terme « sculptrice ». Pour plus de détails concernant la dénomination problématique des femmes qui sculptent, voir le dossier complémentaire de recherche.

4
Pour une étude détaillée de la présence féminine dans les espaces urbains de Paris, Londres et Bruxelles, voir toute la bibliographie de Marjan Sterckx, qui a déjà abordé cette question de manière très complète et dont les travaux ont été très précieux à l’élaboration de cette recherche.

5
Le roman national est un terme popularisé par l’historien Pierre Nora, qui renvoie à la construction de l’histoire et de la culture nationales depuis la fin du XIXe siècle. C’est une notion aujourd’hui contestée et remise en cause, notamment car elle repose sur une version idéalisée de la nation et de l’histoire, qui tend à exclure les populations minoritaires et à minimiser certains aspects problématiques de l’histoire.

6
Les six femmes représentées sur cette façade sont, à l’exception d’Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), artiste peintre, toutes des femmes de lettres ou des salonnières.

7
Sur les prises de position politiques de C. Vignon, voir notamment Guentner Wendelin, « Claude Vignon’s Salon de 1850-1851 : Dialogues of Art and Ideology », dans Guentner Wendelin (dir.), Women Art Critics in Nineteenth Century France : Vanishing Acts, Newark, University of Delaware Press, 2013, p. 141-172.

8
Pour une étude plus complète de cette œuvre, voir Sophie Jacques, La Statuaire Hélène Bertaux (1825-1909) et la tradition académique. Analyse de trois nus, mémoire de maîtrise sous la direction de François Lucbert, Université de Laval, 2015, 173 p.

9
Toute cette correspondance se trouve aux Archives nationales, F21 2055 A, dossier Psyché sous l’Empire du Mystère. Une partie de ces lettres est reproduite dans le dossier complémentaire de recherche.

10
La notion de féminisme est ici à replacer dans le contexte du XIXe siècle : bien que militant pour l’émancipation des femmes et leur droit à être exposées, rémunérées et considérées professionnellement, H. Bertaux revendique certaines différences essentielles entre hommes et femmes.

11
Lettre d’H. Bertaux au directeur des Beaux-Arts, 4 mai 1889, Archives nationales, F21 2055 A, dossier Psyché sous l’Empire du Mystère.

12
Ibid.

13
Sur le cas particulier de la statuaire funéraire, voir Rivière Anne, « Un substitut de l’art monumental pour les sculptrices : la sculpture funéraire (1814-1914) », dans Chevillot Catherine et Margerie Laure de  (dir.), La Sculpture au XIXe siècle. Mélanges pour Anne Pingeot, Paris, N. Chaudun, p. 422-429.

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