Cet ouvrage fait suite à la tenue d’un colloque international organisé les 23 et 24 septembre 2016, par le Musée Sainte-Croix, l’université de Poitiers (Criham) et l’association Archives of Women Artists, Research and Exhibitions (AWARE) à la faveur de l’exposition Belles de jour, femmes artistes — femmes modèles, organisée par le musée du 18 juin au 9 octobre 2016. Déployée dans le parcours des collections du musée poitevin, cette exposition, bénéficiant notamment d’un important prêt du Musée des Beaux-Arts de Nantes, explorait la figure féminine comme sujet entre 1860 et 1930, en faisant la part belle aux artistes femmes de Camille Claudel à Romaine Brooks.
Study of the correspondence between Ottilie Maclaren (1875–1947) and her fiancé William Wallace apprises us of the young sculptor’s artistic training from the start of her career in Edinburgh until her stay in Paris when she became one of Rodin’s pupils (1899–1901). Her family played a decisive role in her artistic education by encouraging her to persevere as a sculptor and allowing her to finish her training in Paris. In Rodin’s studio, Maclaren enjoyed both an artistic and symbolic relationship with the master. Rodin saw in it the opportunity to teach a follower who would spread his art in Great Britain, while Maclaren benefited from this artistic filiation to exhibit her work and to open a sculpture course in London.
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« Pour moi vous êtes le père éternel que j’ai rêvée [sic] étant enfant et que je n’ai jamais trouver [sic]1. »
Ottilie Maclaren à Auguste Rodin
Issue d’une riche famille d’Édimbourg, la sculptrice écossaise Ottilie Maclaren (1875-1947)2 [ill. 1] a un parcours particulièrement intéressant à étudier dans le cadre de la parentèle à la fois biologique et symbolique. En 1897, après avoir suivi une formation à la sculpture et au dessin en Écosse, elle convainc ses parents de la laisser partir seule à Paris pour parfaire son éducation artistique et se professionnaliser d’abord à l’Académie Colarossi, puis au sein de l’atelier d’Auguste Rodin (1840-1917). S’étendant de 1897 à 1901, cette période parisienne est particulièrement bien documentée par la correspondance que Maclaren entretient avec son fiancé, le compositeur William Wallace (1860-1940), resté en Grande-Bretagne3. Au fil de ces lettres, grâce à ses indications, on perçoit distinctement les contours et la nature de la relation entre la sculptrice et Rodin. Ainsi, en plus de considérer Ottilie Maclaren dans ses relations avec sa famille, un autre angle peut être envisagé ici : le thème de la parentèle dans un sens plus large, celle de la transmission d’un héritage artistique, découlant de la filiation symbolique qui s’instaure entre l’élève et son maître dès 1899.
1. Moffat & Sons, Portrait d’Ottilie Maclaren, vers 1900, carte de visite, photomécanique, inscriptions : « à mon chèr maître / hommage affectueux / Ottilie Maclaren. / Novembre 1900 », 9,6 × 6,9 cm, Paris, musée Rodin, Ph 10 376, donation Rodin 1916, © musée Rodin.
La parentèle biologique, son environnement familial direct, est dans le cas d’Ottilie Maclaren un moteur à sa création, et joue un rôle déterminant dans sa formation artistique. Née en 1875 à Édimbourg, elle est la troisième fille d’une famille de sept enfants. Son père, Lord John Maclaren (1831-1910)4, est un haut magistrat du Parlement écossais, qui s’intéresse à l’art et le collectionne. Il connaît les artistes locaux et les « Glasgow Boys », notamment le peintre John Lavery (1856-1941) ou encore le sculpteur James Pittendrigh MacGillivray (1856-1938). C’est dans l’atelier de ce dernier qu’il envoie d’ailleurs sa fille dès 1895. Cette introduction à la sculpture, dont ses parents ont l’initiative, est motivée par les rhumatismes dont souffre alors Ottilie Maclaren : pétrir l’argile semblait avoir des vertus thérapeutiques5. En dehors de ces cours, elle s’exerce à la sculpture en mettant son entourage à contribution. Elle réalise des esquisses de son père, qui apparaît comme celui qui l’encourage le plus à persévérer dans la pratique. Il finance ses premières fontes en bronze, pose pour elle et s’investit dans son rôle de modèle, lui évitant ainsi d’avoir recours à des
professionnels :
« Père s’avère être un excellent modèle de temps à autre […]. Il semblerait qu’il veuille connaître les règles du jeu6 ! »
En 1897, en plus de leurs encouragements, Ottilie Maclaren obtient de ses parents l’autorisation de continuer sa formation à Paris, alors considérée comme la capitale mondiale des arts et un passage obligé pour tout artiste ambitieux. En approuvant ce séjour et en le subventionnant, la famille offre à la jeune artiste une chance de faire carrière.
Ottilie Maclaren arrive dans la capitale française en octobre 1897. C’est là qu’elle se constitue une autre famille, une parentèle choisie : un second père, Auguste Rodin, et une nouvelle sœur, la sculptrice américaine Sarah Whitney7, membre vraisemblablement rencontrée à l’Académie Colarossi. Les liens entre les deux jeunes femmes sont tels que Maclaren la qualifie dans une lettre de « petite sœur8 », illustrant ainsi les amitiés féminines qui se tissent au sein des ateliers9. Cette relation donne lieu à une émulation artistique, et au cours du mois de mai 1899, elles essayent de devenir les élèves de Camille Claudel (1864-1943). Maclaren et Whitney visitent son atelier quai de Bourbon, commencent à établir un contrat de maître à élève avec elle, mais Claudel se ravise. Ainsi, Rodin leur propose de la remplacer en attendant qu’elle revienne sur ce refus, ce que Camille Claudel ne fera pas10. Cette prise en charge de l’enseignement des deux jeunes sculptrices, au départ temporaire, durera plus de deux ans – dans le cas d’Ottilie Maclaren, du mois de mai 1899 au mois de juillet 1901, date de son départ définitif de Paris. Dans les lettres que la sculptrice adresse à son fiancé, on peut voir se dessiner entre Rodin et elle une filiation symbolique. Tout d’abord, il entreprend de faire son éducation artistique, de la nourrir de ses préceptes. Maclaren suit ses directives, apporte ses dessins et ses esquisses à l’atelier du maître du Dépôt des marbres, et décrit dans ses lettres sa pédagogie comme “nice and simple and kindly and fatherly11”. Une familiarité s’instaure ainsi entre Rodin et son élève, et s’accroît avec l’implication de Maclaren dans l’organisation de l’exposition personnelle de Rodin au pavillon de l’Alma, en marge de l’Exposition universelle parisienne de 1900 :
« Ces quelques jours m’ont rendue si heureuse, car nous avons pu faire plus ample connaissance avec Pàpa Rodin [sic]. Quel plaisir de compter parmi ses hommes, de recevoir ses ordres et d’‹ en être ›12. »
Il s’agit ici de l’une des premières occurrences du terme « Pàpa Rodin », qui peut être interprété comme un signe d’affection, et si l’on en croit un épisode rapporté à William Wallace, de la familiarité de leurs rapports :
« Alors que j’étais en train de lui expliquer quelque chose, il parut extrêmement content de ma façon de faire, s’empara soudain de mes mains et me dit : ‹ Vous êtes vraiment ma fille ›, puis m’embrassa les deux joues13. »
De même, dans sa correspondance avec Rodin, qui commence lors de son retour à Édimbourg, à partir de l’automne 1901, elle utilise des formules qui rappellent sa proximité avec le sculpteur (« je vous embrasse bien tendrement cher Maître et cher père14 », écrit-elle ainsi en mai 1902). À plusieurs reprises, elle signe ses lettres : « votre fille et élève toute dévouée15 ».
Cette relation père-fille est en réalité la partie émergée d’un projet beaucoup plus vaste orchestré par Rodin, dont l’objectif est la diffusion de son héritage artistique, notamment à l’étranger. À travers ses écrits et au sein de son atelier, Rodin transmet déjà sa doctrine, afin qu’elle subsiste après sa mort, en plus de ses œuvres. Pourtant, l’enseignement pour Rodin prend une dimension particulière, abordée par Antoinette Le Normand-Romain dans un essai dont le titre se réfère à une citation du critique Camille Mauclair : « Rodin n’a pas d’élèves – il n’oserait pas – mais il fait des disciples16 ». Cette sentence fait précisément écho à ce qu’écrit Ottilie Maclaren à son fiancé au début de l’année 1900 :
« Il nous a pris pour élèves pour la simple et bonne raison qu’il se sent vieillir, et qu’il souhaite donc laisser à la postérité quelques élèves de nationalités diverses qui comprennent ses idées et qui continueront le travail qu’il a commencé. Il considère tous ses élèves comme de simples disciples de sa foi, qui l’enseigneront à leur tour afin que son oeuvre perdure après sa mort. C’est quelque chose dont il nous a fait part à maintes reprises17. »
Il est intéressant de remarquer qu’au fil de sa correspondance, Maclaren emploie le mot « disciple », un terme beaucoup plus fort qu’« élève » lorsqu’il est employé pour qualifier une transmission
et qui s’applique au domaine spirituel où le concept de père, fils ou fille est une reproduction de la famille génétique. Par ailleurs, cette idée de la transmission de la foi, ici d’une foi artistique, est
aussi convoquée par Ottilie Maclaren dans une lettre rédigée peu avant son départ de Paris :
« Il semblerait que Rodin m’accorde toute sa confiance pour poursuivre la tradition et transmettre la Foi18. »
2. George Charles Beresford, La Mère de l’artiste, buste en marbre par Ottilie Wallace (née Maclaren), 1904, collection particulière, vers 1905, épreuve au charbon, 15 × 10,7 cm, dédicace : « à mon cher Maitre/ souvenir affectueux de / Ottilie Wallace / 1905 », Paris, musée Rodin, Ph.7196, donation Rodin 1916, © musée Rodin.
Ainsi, quand la sculptrice rentre chez elle à Édimbourg en juillet 1901, c’est en tant qu’apôtre de Rodin, avec pour mission de prêcher ses préceptes outre-Manche. Maclaren accepte ce rôle d’héritière et cette filiation symbolique se retrouve plastiquement dans sa production postérieure à son retour de Paris. Le marbre The Artist’s Mother [ill. 2], daté de 1904 et exposé en 1906 à la Royal Scottish Academy d’Édimbourg19, est encore fortement influencé par la manière rodinienne. Maclaren se souvient ici de la leçon du maître et de l’importance du modelé dans ce portrait d’un masque surgissant des nuées, où le fond se confond avec la masse que forment les cheveux – à l’instar du marbre de Rodin, La Pleureuse20. Le passage entre le fond et le relief de la tête est effectué en douceur, en utilisant la technique du sfumato, une caractéristique emblématique des marbres de Rodin21. L’esprit de Rodin plane aussi dans son atelier à Édimbourg et dans ses projets professionnels. Dans une lettre qu’elle lui adresse en décembre 1901, six mois après son départ de Paris, elle va jusqu’à l’ériger en guide spirituel :
« Je travaille toujours fidélement [sic] et dans ma qualité de disciple je tache de prêcher la vérité. Le malheur c’est qu’il y en a si peu qui mettent de la bonne volonté pour comprendre. Mais pourtant je suis heureuse comme vous m’avez appris à l’etre [sic] et dans mon atelier où votre esprit régne [sic] il n’y a pas de personnes [sic] plus heureuse au monde que moi. Vous êtes toujours dans mes pensées et quelques fois je suis persuadée que je sens votre main sur la mienne et que j’entends vos conseils22. »
Maclaren ne fait cependant pas preuve de bigoterie et sait aussi tirer avantage de son statut particulier. En 1904, elle ambitionne de devenir maître à son tour et demande à Rodin son autorisation pour utiliser son nom, afin d’attirer des élèves potentiels, dans une publicité annonçant l’ouverture de son cours à Londres : « Mlle Ottilie Maclaren, élève de M. Auguste Rodin, ouvrira un cours de sculpture à son atelier… / Le cours comprendra le dessin et le modelage d’après la vie. / Le but du cours de dessin sera d’enseigner l’application du dessin à la sculpture selon la méthode de M. Rodin23. » Maclaren s’inscrit ainsi dans son sillage et développe une stratégie pour laisser, elle aussi, son propre héritage. Ce qu’elle réussit partiellement puisqu’elle donne des cours de sculpture en 1905 24, expose à Édimbourg, à Londres, à Paris, et s’investit au sein du Three Arts Club, constitué de femmes artistes25.
En définitive, Ottilie Maclaren sut tirer avantage de deux formes de parentèles, la biologique et la symbolique. Même à la suite de son mariage en 1905 avec William Wallace, elle continue son activité artistique, ne se limitant pas à être « femme de » et continuant à exposer sous le nom Ottilie Wallace26. Rodin avait pourtant exprimé des réticences concernant leur union, redoutant qu’elle ne soit suffisamment solide pour mener de front une vie de foyer et une carrière professionnelle27. Concernant l’héritage artistique d’Ottilie Maclaren, son corpus est actuellement difficile à appréhender. Ses œuvres ne sont répertoriées dans aucune des collections publiques des musées anglo-saxons ou français. Le couple n’ayant pas eu d’enfants, les gardiens de sa mémoire sont ses héritiers indirects, qui possèdent quelques-unes de ses sculptures. Bien que ses œuvres ne nous soient connues à ce jour que par les articles de presse ou les livrets d’expositions28, il est certain qu’elle poursuit son activité jusque dans les années 1920. Elle est en effet citée dans l’édition de 1927 du Who’s Who in Art pour avoir déjà réalisé des monuments dans différentes villes comme Londres, Paris, Buenos Aires29 ou encore New York30, et le dictionnaire Bénézit la présente comme sculptrice spécialisée dans les bustes et les monuments31. Maclaren s’est en outre placée en position de maître, avec un objectif de transmission artistique. S’il nous reste encore à identifier son fonds d’atelier à Londres ainsi que ses élèves, son nom subsiste toujours à travers un prix créé en 1948 au sein de la Royal Scottish Academy, sous forme de legs testamentaire qui finance une bourse d’étude allouée à une sculptrice : le Ottilie Helen Wallace Scholarship Fund32.
Diplômée de l’École du Louvre, Eva Belgherbi a soutenu en septembre 2016 son mémoire de master 2 recherche en histoire de l’art, « Ottilie Maclaren Wallace, les années d’apprentissage dans l’atelier d’Auguste Rodin, 1899-1901 », dirigé par Claire Barbillon. Elle prépare actuellement le concours de conservateur du patrimoine à l’École du Louvre.