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Activisme et stratégies collaboratives entre artistes latino-américaines

10.09.2021 |

Una Maternidad en Tensión [Une maternité en tension], Buenos Aires, Argentine, 2019, Photo Bárbara Scotto

Activisme et stratégies collaboratives entre artistes latino-américaines : Estado de emergencia [État d’urgence, Mexico, 2018] et Maternidades en tensión [Maternités en tension, Buenos Aires, 2019]

L’art féministe utilise différents langages comme la performance, les actions, l’art conceptuel, le dessin ou le graphisme – entre autres – afin d’exprimer ses revendications, dont la trame textuelle accompagne les différentes stratégies de mobilisation. Certaines de ces propositions conduisent à la dissolution de l’objet artistique ainsi qu’à l’émergence de la corporalité et de la procession au centre même du processus créatif : le corps est le médium, la sensibilisation, le but de l’activisme visuel féministe.
Depuis le début des mouvements de femmes, l’espace public est le lieu où convergent et se diffusent slogans, dénonciations et revendications. Ces actions ont cependant été influencées par l’évolution des féminismes au fil du temps. Depuis les années 1960, le fait de descendre dans la rue est directement associé à une autre pratique née à l’intérieur des mouvements féministes radicaux et qui s’est ensuite répandue rapidement : celle des groupes d’auto-conscience (ou conscientisation), qui ont pour but la déconstruction de l’oppression féminine et l’élaboration d’une théorie sur la base de l’expérience personnelle et intime.

Face à l’énorme tâche que se sont assignée les féminismes – démanteler le système patriarcal –, la pratique du groupe de parole joue un rôle fondamental : selon les féministes des années 1970, l’expérience personnelle est politique et le réservoir de la connaissance. La diffusion d’informations sur des questions qui touchent directement les femmes constitue en effet une part importante du militantisme féministe. Le groupe de parole favorise une écoute qui permet le partage des connaissances et des expériences : alors débute un processus de détection des situations gênantes et de recherche de changements. Très vite, ces expériences de vie prennent conscience de leur caractère structurel et se répandent dans les pratiques créatives, où l’irruption de la sphère domestique et de ses problématiques provoque un ébranlement de l’art politique traditionnel. La prise de conscience stimule la production d’œuvres dans lesquelles les artistes expriment leurs expériences personnelles, ainsi que les critiques qu’elles adressent au patriarcat. Comme l’observe Amelia Jones, « dans le monde de l’art, la conscience se développait parallèlement à un travail artistique […] dans lequel les artistes exprimaient leurs propres expériences de sujets féminins immergés dans la culture patriarcale »1.

La prise de conscience des modes opératoires du patriarcat s’accompagne d’une conquête de l’espace public selon deux orientations qui, à mon sens, s’effectuent simultanément : comme lieu de revendications et de luttes collectives, et comme laboratoire d’expériences créatives susceptibles de stimuler ces luttes. Ces deux stratégies – la conscientisation et l’activisme de rue – constituent des outils politiques en même temps qu’elles intègrent les processus créatifs des artistes féministes. J’entends par « activisme » l’articulation de pratiques artistiques et esthétiques – performance, affiches, projections dans l’espace public, interventions sonores, etc. – ayant pour finalité l’action sociale. La rue est le lieu privilégié de la parole, de la circulation de discours qui remettent en cause les vérités admises en même temps qu’ils favorisent la prise de conscience des femmes cis et trans. La violence de genre, les féminicides, les transféminicides, la misogynie, la lesbophobie, l’homophobie et la transphobie, l’entrave à l’IVG, le travail domestique non rémunéré, la pauvreté structurelle des femmes et des filles, entre beaucoup d’autres problématiques, transforment la voie publique en laboratoire d’expériences esthético-politiques.

Estado de Emergencia. Puntos de dolor y resiliencia en la Ciudad de México [État d’urgence. Points de douleur et résilience à Mexico] est un projet coordonné par l’artiste Lorena Wolffer (Mexique, 1971-), en collaboration avec María Laura Rosa (Argentine) et Jennifer Tyburczy (États-Unis), et réalisé à Mexico en novembre 2018. Il vise à mettre en évidence la réalité vécue par les femmes et les dissidences sexo-génériques en Amérique latine, à partir de l’exemple du Mexique. La prémisse du projet consiste à démontrer que les vies et les corps des femmes et de ces dissidences ont subi des violences croissantes au cours de la dernière décennie, atteignant des niveaux extrêmement élevés. L’une des causes de ce constat est la démission de l’État devant des questions comme les féminicides et les transféminicides, en renonçant à exercer la justice et en y opposant une bureaucratisation à l’origine de pertes de temps excessives, qui voient les affaires tomber dans l’oubli. L’État semble ainsi compter sur la lassitude des concernées au lieu de leur garantir l’exercice du droit et de la condamnation des crimes.2

Activisme et stratégies collaboratives entre artistes latino-américaines - AWARE Artistes femmes / women artists

Estado de Emergencia. Puntos de dolor y resiliencia en la Ciudad de México [État d’urgence. Points de douleur et résilience à Mexico], 2018. Photo María Laura Rosa

Estado de Emergencia vise à sensibiliser l’opinion publique en transformant des espaces marqués par la souffrance, l’incurie et l’oubli en agoras dédiées à la visibilité, au débat et aux propositions. Universitaires, artistes, activistes argentin·e·s, brésilien·ne·s, chilien·ne·s, mexicain·e·s et états-unien·ne·s y sont invité·e·s à réfléchir et à débattre publiquement de crimes atroces sur les lieux mêmes où ils ont été commis – l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), l’ex-avenue Puente de Alvarado3 – ainsi que face à la Cour suprême de justice de la Nation et du siège du Procureur général de justice, tous situés à Mexico. Il offre aussi un libre accès et la participation active des passantes et passants, qui ont la possibilité d’intervenir dans les débats.

Tandis que commencent les débats, un collectif composé du groupe Invasorix (2013-), des artistes et activistes Lía García (La Novia Sirena [La fiancée sirène], 1989-), Natalia Lane (v. 1980-), Cerrucha (1984-) et Mónica Mayer (1954-), propose une action qui accompagne l’espace de réflexion. Parallèlement, au Centre national des arts (CENART), ont lieu des ateliers d’autodéfense et de sécurité numérique, qui s’ajoutent à un programme de consultations juridiques et légales animées par des avocates et destinées à fournir des informations relatives aux faits de violence de genre. La présence des artistes est essentielle tout au long du projet : leurs propositions activistes, transmises sous une forme esthétique, dynamisent en effet les débats et les discussions en touchant le public de manière différente. Ainsi la cartographie traditionnelle est subvertie : des parcours de souffrance, de silence et d’ignorance deviennent des chemins de changement, revendiquant la souveraineté sur les corps en même temps qu’ils exigent une vie digne et plurielle.

Activisme et stratégies collaboratives entre artistes latino-américaines - AWARE Artistes femmes / women artists

Una Maternidad en Tensión [Une maternité en tension], Buenos Aires, Argentine, 2019, Photo Bárbara Scotto

L’œuvre activiste Maternidades en tensión [Maternités en tension, 2020] se fonde sur la visite de l’artiste Mónica Mayer à Buenos Aires à l’occasion de sa première rétrospective. Avec María Laura Rosa, commissaire de la rétrospective de M. Mayer à la Waldengallery, l’artiste invite un groupe d’activistes féministes, d’artistes, de chercheur·se·s et de sociologues, sous la supervision de la sociologue Nayla Vacarezza. Trois mois avant le voyage de M. Mayer à Buenos Aires, des réunions de travail commencent par vidéo. C’est dans le cadre de cette instance de travail collectif qu’il est décidé de réfléchir à la maternité au sens large, ainsi qu’aux matériaux avec lesquels le groupe se propose de travailler de manière virtuelle, dessinés par Brenda Hernández Novoa, à Mexico.

Avant l’arrivée de M. Mayer à Buenos Aires, le groupe réalise plusieurs actions autour de son œuvre historique El tendedero [L’Étendoir, 1977-2019], où l’artiste invite les femmes à exprimer ce que signifie pour elles une maternité en tension. Les mêmes mettent en place la Rencontre plurinationale de femmes lesbiennes, travesties, trans et de personnes non binaires, organisée par Alejandra Oberti, Nayla Vacarezza et Mariela Peller, le 13 octobre 2019, sur la place centrale de la ville de La Plata ; ainsi que la Contre-manifestation de la fête des mères, organisée par le groupe Maternidades feministas [Maternités féministes], dirigé par Aidana María Rico Chávez (1976-) et Delfina Schenone, le 20 octobre 2019, sur la plaza del Congreso. Les réactions recueillies permettent de mettre en évidence de nombreux points de vue sur le thème retenu. Une page Facebook et un hashtag Instagram (#unamaternidadentensiones) sont également mis en place afin de diffuser les informations. Avec ces réactions, le groupe décide de réaliser des tracts et de les imprimer afin de les distribuer durant la manifestation du 25 octobre 2019, dans le cadre de la campagne nationale contre les violences envers les femmes. De nouvelles réactions sont recueillies au cours de cette manifestation, qui constituent l’archive de l’œuvre.
Maternidades en tensión vise à créer un espace de discussion sur la maternité, comme le montre la vidéo qui documente l’action organisée dans le cadre de la manifestation déjà citée. Les deux œuvres sont nées dans l’atelier de M. Mayer, dans la mesure où s’y condensent des méthodes pédagogiques féministes et des problématiques héritées du programme des mouvements de femmes, mobilisant des éléments relevant de la performance comme de l’activisme. Tout cela contribue au processus de l’œuvre et est documenté au moyen de matériaux graphiques et photographiques, de vidéos, etc., qui constituent son corpus ou son archive.

Les deux projets rassemblent ainsi des réseaux latino-américains afin de faire face aux épreuves subies par les femmes et les dissident·e·s sexuel·le·s sur le continent.

Traduit de l’espagnol par Laurent Perez.

1
Amelia Jones : « Herejías feministas: el « arte coño » y la representación del cuerpo de la mujer », Herejías. Crítica de los mecanismos (cat. expo.), Canaries, Centro Atlántico de Arte Moderno, 1995, p. 583-620.

2

3
L’UNAM fut à l’origine du mouvement étudiant de 1968, dont la répression violente reste connue sous le nom de « massacre de Tlatelolco » : le 2 octobre, l’armée tue plusieurs centaines de manifestants sur la place des Trois-Cultures. Rebaptisée au printemps 2021, l’avenue Puente de Alvarado rendait hommage au conquistador Pedro de Alvarado, principal auteur du massacre du Templo Mayor, les 20 et 21 mai 1521, au cours duquel fut assassinée une partie de la noblesse aztèque. [N.d.T.]

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