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Femmes artistes du monde arabe : sur le discours de l’art abstrait et autres idées reçues

08.07.2022 |

Samia Halaby, Third Spiral with Dark Center [Troisième spirale au centre obscur], 1970, huile sur toile, 167,5 x 167,5 cm, collection privée, courtesy de l’artiste © Samia Halaby

Les années 2021 et 2022 ont malheureusement été témoins de la disparition de trois monuments de l’art moderne du monde arabe : Etel Adnan (1925-2021), Gazbia Sirry (1925-2021) et Mona Saudi (1945-2022). Chacune d’entre elles a joué un rôle majeur dans l’ouverture de nouvelles voies en s’engageant dans les pratiques de l’art contemporain : Gazbia Sirry, en définissant les contours de l’art moderne égyptien, Mona Saudi et Etel Adnan à travers l’abstraction, respectivement en Jordanie et aux États-Unis. Leurs approches individuelles ont en commun de s’inscrire dans les mouvements picturaux internationaux de leur temps, tout en faisant référence à leur appartenance ou à leur place au sein d’une diaspora.
Lorsque j’ai demandé à Etel Adnan s’il avait été difficile d’être une artiste libanaise aux États-Unis au cours des années 1960 et 1970, elle m’a simplement répondu avec un sourire qu’il était certainement plus difficile à cette époque-là d’être une femme peintre abstraite que d’être arabe. Comment les artistes telles qu’Adnan et Saudi, ou encore la Libanaise Saloua Raouda Choucair (1916-2017) et la Palestinienne Samia Halaby (née en 1936), toutes militantes chacune à leur manière, ont-elles réalisé leur travail dans le contexte masculin et dominant du monde de l’art abstrait [fig. 1] ? Plus précisément, quels récits alternatifs au discours dogmatiques greenbergiens sur l’art abstrait, comme la pureté et l’autoréférentialité du médium, proposent-elles dans leur travail ?

Femmes artistes du monde arabe : sur le discours de l’art abstrait et autres idées reçues - AWARE Artistes femmes / women artists

Fig. 1. Saloua Raouda Choucair, Dual, 1975-1977, aluminium et laiton, 10 x 12 x 7 cm, Paris, Centre Pompidou – musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle, photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Bertrand Prévost © Saloua Raouda Choucair Foundation

Ces questions mettent en avant la nécessité de penser des méthodes et des historiographies alternatives permettant l’écriture d’une histoire de l’art plus inclusive, en particulier pour les artistes femmes du monde arabe. En effet, parce que le discours de l’art abstrait a eu une influence prépondérante sur la manière de penser l’art moderne occidental, les pièges épistémiologiques sont nombreux.
Etel Adnan et Samia Halaby appartiennent à une génération d’artistes qui sont nées et ont grandi alors que leurs pays étaient respectivement sous mandat français et britannique, et elles ont donc été témoins des transformations majeures aux niveaux politique, social et culturel engendrées, entre autres, par les mouvements de décolonisation. Elles ont également en commun d’avoir vécu des périodes de conflit, de guerre, et ont été marquées par la migration ou l’exil. La préservation d’une mémoire culturelle trouve ainsi un écho à différents niveaux dans leurs œuvres. En tant qu’artistes de la diaspora, elles ont été reconnues relativement tard dans leur carrière, peut-être parce que leur pratique ne reflétait pas explicitement leur arabité et qu’elles n’ont pas trouvé une place légitime dans l’historiographie des mouvements artistiques qui ont constitué l’art moderne occidental. Par ailleurs, en s’inscrivant dans une tradition picturale occidentale sans mettre en avant les signes attendus d’une authenticité, leurs œuvres ont également été exclues des récits nationaux de l’art moderne arabe. Elles ont néanmoins été intégrées au marché de l’art global et incorporées à ses discours homogénéisants. Par conséquent, le défi est de recontextualiser leur travail dans des histoires connectées et transnationales de l’art abstrait [fig. 2].

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Fig. 2. Etel Adnan, Sans titre, 2010, huile sur toile, 26,8 x 32,8 cm, Paris, Centre Pompidou – musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle, photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat © Etel Adnan

Ces dernières années, l’art abstrait a été reconsidéré dans une perspective globale à travers la recherche et l’organisation d’expositions internationales qui ont permis de redéfinir les contours d’une histoire de l’art abstrait plus inclusive1. Tandis que le nombre de femmes du Moyen-Orient représentées dans les expositions et biennales internationales démontre qu’elles n’étaient pas nécessairement sous-représentées par rapport à leurs homologues européennes ou américaines2, et ce dès les années 1950, le fait que ces artistes étaient à la fois femmes et arabes a néanmoins entraîné leur double exclusion du canon traditionnel et, en particulier, du milieu de l’art abstrait.
Pour comprendre ces évolutions esthétiques de l’art abstrait et leur transfert dans d’autres contextes, il est possible de s’intérroger sur une notion centrale dans l’art abstrait tant islamique qu’occidental : l’ornement. Les œuvres d’Adnan et de Halaby remettent en question le discours sur la pureté de l’art abstrait en se référant à de multiples sources qui ne sont toutefois pas incompatibles, comme les ornements décoratifs, les panneaux de marbre des monuments islamiques, le constructivisme russe ou encore l’action painting. En ce sens, leur travail remet en question l’idée qu’il existerait une manière universelle de considérer l’art abstrait et contredit l’idée de l’élimination de « sujets, qu’ils soient sentimentaux, documentaires, politiques, sexuels ou religieux3 », qui constituaient auparavant le socle idéologique de l’art abstrait occidental.
Les liens entre l’art abstrait, l’ornement et l’art islamique ont été théorisés depuis le XIXe siècle grâce à des publications occidentales majeures qui ont été largement diffusées, comme La Grammaire de l’ornement d’Owen Jones (1856) ou les travaux d’Aloïs Riegl sur l’arabesque dans son ouvrage Questions de style. Fondements d’une histoire de l’ornementation (1893, publié en français en 1992 et en anglais en 2018)4. Ces projets de recherche titanesques sur les origines et l’histoire de l’ornement ont également contribué, dans une certaine mesure, à réduire le champ de l’art islamique à celui de l’ornement, une méconception qui a parfois nourri des préjugés raciaux5. L’arabesque compte probablement parmi les motifs de l’art islamique les plus répandus parmi ceux qui ont été universalisés par ces théories. Elle reçut son coup de grâce après la publication par Adolf Loos de son fameux Ornement et crime en 1913, défendant l’incompatibilité de l’ornement avec la modernité, le qualifiant de « décadent », d’« autre » et, par conséquent, de « féminin ».
Néanmoins, les études sur l’esthétique islamique ont montré que, depuis l’âge classique, la perception de l’ornement dans les pays musulmans, et notamment de l’arabesque, diffère à bien des égards de celle des théories esthétiques occidentales6. Dans cette perspective, il est possible de comprendre comment les artistes modernes du monde arabe, à travers leurs références aux motifs décoratifs et ornementaux propres à l’art et à l’architecture islamiques, ont remis l’ornement sur le devant de la scène en lui redonnant ses lettres de noblesse, tout en adoptant les modes d’expression de l’art occidental7.

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Fig. 3. Samia Halaby, Third Spiral with Dark Center [Troisième spirale au centre obscur], 1970, huile sur toile, 167,5 x 167,5 cm, collection privée, courtesy of the artist © Samia Halaby

Par exemple, l’œuvre de Samia Halaby Third Spiral with Dark Center [Troisième spirale au centre obscur], peinte en 1970, à laquelle on pourrait facilement attribuer des qualités « occidentales » et « masculines », tisse pourtant des liens étroits avec l’art islamique, l’ornement et l’artisanat traditionnel. Reflétant l’énergie vibrante de l’artiste et l’attention rigoureuse qu’elle porte à l’arrangement géométrique de l’artiste, cette œuvre s’inspire de Kasimir Malevitch et des avant-gardes russes tout en faisant référence aux éléments décoratifs de la marqueterie de marbre polychrome du dôme du Rocher à Jérusalem. Cette spirale est donc imprégnée de références à l’ornement symboliques et riches de sens et associées, notamment, à la notion de territoire [fig. 3].
Un autre aspect important pour recontextualiser l’art abstrait est l’examen de la relation entre les œuvres modernes et la calligraphie arabe, la poésie, ou encore le livre d’artiste. Il est intéressant de noter que beaucoup d’artistes femmes abstraites originaires du monde arabe ont commencé à expérimenter avec la calligraphie arabe tandis qu’elles vivaient et travaillaient aux États-Unis. C’est le cas, par exemple, d’Etel Adnan, qui s’est mise à recopier à la main des poèmes arabes classiques alors qu’elle étudiait à l’université de Berkeley en Californie. De même, l’artiste irakienne Madiha Omar (1908-2005) a intégré les formes des lettres arabes à ses œuvres lorsqu’elle étudiait à la Corcoran School of the Arts and Design à Washington. En 1949, elle publie d’ailleurs un texte important au sujet de l’utilisation de la calligraphie arabe intitulé Arabic Calligraphy. An Inspiring Element in Abstract Art [Calligraphie arabe. Un élément inspirant dans l’art abstrait]8. Mais quel a été l’impact, par exemple, du Color Field Movement sur son travail ? Comment le modernisme calligraphique, aussi connu sous le nom de Hurufiyya (de l’arabe harf, qui désigne le mot écrit), se positionne-t-il par rapport au discours greenbergien sur l’art abstrait ?
Même si certaines de ces artistes ont une renommée internationale, en particulier sur le marché de l’art mondial, leur expérience subjective et l’analyse de leur pratique mérite davantage d’attention. En outre, l’analyse de leur œuvre dans le contexte de l’expressionnisme abstrait pourrait révéler des stratégies de résistance et d’émancipation, non seulement par rapport aux canons traditionnels de l’art occidental mais aussi vis-à-vis des discours prônant une histoire de l’art globalisée qui ont tendance à dissimuler les différences et les particularismes. Le travail des artistes abstraites du monde arabe ne repose pas nécessairement sur le côté spectaculaire d’une esthétique politisée ; il implique plutôt des potentialités critiques plus subtiles et discrètes, en incluant des éléments comme l’ornement et ses multiples généalogies. Ce faisant, ces artistes défient le discours monoculturel de l’art abstrait et élargissent sa définition traditionnelle.

Traduit de l'anglais par Samantha Soreil.

1
Par exemple, l’exposition dédiée aux artistes femmes tenue au Centre Pompidou, à Paris : Christine Macel et Karolina Ziebinska-Lewandowska (dir.), Elles font l’abstraction, cat. exp., Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2021. Une autre exposition centrée sur les artistes arabes et l’art abstrait a été organisée par la Barjeel Art Foundation à la Grey Art Gallery, à New York : Lynn Gumpert et al., Taking Shape. Abstraction from the Arab World, 1950s-1980s, cat. exp., Munich, Hirmer, 2020.

2
Nadine Atallah, « Have There Really Been No Great Women Artists? Writing a Feminist Art History of Modern Egypt », in Ceren Özpınar et Mary Kelly (dir.), Under the Skin. Feminist Art and Art Histories from the Middle East and North Africa Today, Oxford, The British Academy/Oxford University Press, 2020, p. 14-15.

3
Alfred H. Barr, Cubism and Abstract Art, New York, The Museum of Modern Art, 1938, p. 13.

4
Voir l’important volume de Gülru Necipoglu et Alina Payne (dir.), Histories of Ornament. From Global to Local, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2016.

5
Finbarr Barry Flood, « Picasso the Muslim: Or, How the Bilderverbot Became Modern (Part 1) », Res: Anthropology and Aesthetics, no 67-68, 2016-2017, p. 42-60 ; Christian Kravagna, « Adolf Loos and the Colonial Imaginary », in Tom Avermaete, Serhat Karakayali et Marion von Osten (dir.), Colonial Modern. Aesthetics of the Past, Rebellions for the Future, Londres, Black Dog Publishing, 2014, p. 245-261.

6
José Miguel Puerta-Vílchez, « Aesthetics in Arabic Thought from Pre-Islamic Arabia through al-Andalus », in Renata Holod (dir.), Handbook of Oriental Studies. The Near and Middle East, vol. 120, Leyde, Brill, 2017, p. 1-22.

7
Oleg Grabar, The Mediation of Ornament, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1992.

8
Le manifeste a été réédité dans Charbel Dagher, Arabic Hurufiyya. Art and Identity, Milan, Skira, 2016, p. 136-137, et par Anneka Lenssen, Sarah Rogers et Nada Shabout (dir.), Modern Art in the Arab World. Primary Documents, New York, The Museum of Modern Art, 2019, p. 139-142.

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